Avec la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, le Parti communiste chinois (PCC) se retrouve à la tête d’un pays grand comme trois fois l’Europe occidentale, fort de quelque 500 millions d’habitants.
En 1949-1950, une administration révolutionnaire provisoire se met en place chaque fois qu’un nouveau territoire passe sous contrôle de l’Armée rouge ; à savoir l’Armée populaire de libération (APL). Le PCC et l’état-major établissent des régions administratives et militaires Simultanément, à l’échelon national, la Conférence consultative du peuple chinois (CCPC) se réunit dès la fin septembre 1949 pour adopter un programme cadre.
La situation intérieure est favorable au régime révolutionnaire. Au sortir d’une longue succession de guerres –civiles et étrangères– la population aspire à la paix et s’en remet pour cela aux nouveaux dirigeants, alors que les mobilisations populaires en cours permettent d’engager une réforme en profondeur de la société. La situation internationale apparait plus indécise.
Ainsi, dès décembre 1949, alors que les combats avec le Guomindang (GMD) se poursuivent encore dans le sud du pays, Mao Zedong se rend sans plus attendre à Moscou pour y rencontrer Staline. L’URSS a certes été le premier pays à reconnaître la République populaire, mais elle n’a pas pour autant abrogé l’ancien traité d’amitié sino-soviétique, signé avec Chiang Kai-shek. Trois semaines durant, les deux chefs d’Etat ont joué au chat et à la souris avant que, début janvier, les Soviétiques acceptent de préparer un nouveau traité – finalement paraphé le 14 février 1950 par les ministres des Affaires étrangères Zhou Enlai et A. Y. Vychinski.
Après la victoire d’octobre 1949, la défiance est restée de règle entre les directions soviétique et chinoise. Mao a noté combien Staline méprisait leur expérience (« Il pensait que notre révolution était factice » a-t-il dit) et ne voulait pas s’engager trop avant aux côtés des Chinois dans le cas où ils seraient attaqués par les Etats-Unis. Pourtant, il revint en fait à Pékin de se porter indirectement au secours de Moscou. La guerre de Corée éclate en effet le 25 juin 1950. Elle tombe bien mal pour les dirigeants chinois qui souhaitent donner la priorité à la consolidation du régime, à la relance de l’économie (l’industrie est en ruine, la famine frappe les plaines centrales) et à la reconquête de Taïwan.
La guerre de Corée. Face à l’avancée des forces américaines en Corée du Nord, le bureau politique du PCC est divisé sur l’opportunité d’une intervention chinoise. Mais la décision est prise – et mise en œuvre quand les troupes US se approchent de la frontière nord. La contre-offensive chinoise est dirigée par Peng Dehuai. Après plus de quatre mois de combats meurtriers, la ligne de front se stabilise autour du 38e parallèle. Il faut encore attendre deux ans pour que l’armistice soit signé, le 27 juillet 1953. Les pertes chinoises s’élèvent à 800.000 tués ou blessés.
L’ombre portée de la guerre de Corée domine toute la période qui suit la victoire de 1949. La confrontation révolution/contre-révolution a une dimension internationale, les Etats-Unis construisant une ceinture de sécurité autour de la Chine, avec d’importantes bases militaires en Corée du Sud, au Japon (Okinawa), aux Philippines, en Thaïlande et au Sud Vietnam. Pour les Nations unies sous hégémonie US, il n’y a qu’une seule Chine : celle du Guomindang replié à Taiwan.
Face à l’impérialisme, la Chine s’adosse au bloc soviétique. Mais les graines du conflit sino-soviétique des années 1960 sont déjà plantées. Mao et la direction chinoise ont définitivement perdu confiance en Moscou, les promesses d’aide militaires de Staline pour soutenir l’engagement de Pékin en Corée n’ayant pour l’essentiel pas été respectées. Quant à la direction russe, elle a pris, à cette occasion, la mesure de la puissance et de la capacité d’indépendance chinoises.
Dans l’immédiat, la guerre de Corée a pour effet de désorganiser l’installation du nouveau régime et de durcir sa politique.
I. Le bouleversement social : 1949-1953
En Chine, la guerre de Corée suscite d’immenses manifestations anti-impérialistes. Des travailleurs donnent une partie de leur salaire et des paysans augmentent la production pour soutenir l’effort au front. Dans ce contexte, la campagne engagée par le régime maoïste pour liquider les contre-révolutionnaires prend un tour particulièrement violent. Sur une période de six mois, 710.000 personnes sont exécutées (ou ont été poussées au suicide) pour leurs liens plus ou moins étroits avec le Guomindang. Probablement plus d’un million et demi d’autres sont internés dans des camps de « réforme par le travail ».
Propriétaires fonciers et notables ruraux. La généralisation de la réforme agraire prend elle aussi un tour violent. Les paysans pauvres se rappellent l’arrogance, le mépris, l’avarice et l’inhumanité (à leur égard) de l’aristocratie foncière. Comment oublier la façon dont les gros propriétaires, commerçants et notables, ont provoqué des famines mortelles en spéculant sur les céréales – en refusant de rendre aux villageois affamés le riz afin de le vendre à profit en ville ? Comment oublier tous les militants des associations paysannes sommairement torturés et assassinés par la police, l’armée ou les hommes de mains des riches ? Comment oublier les enfants et adolescentes dont les seigneurs de la terre prenaient librement possession ? Certes, les rapports sociaux dans les campagnes ne sont pas partout aussi brutaux, mais dans l’ensemble, la domination du propriétaire sur le paysan a été sans merci. L’heure du règlement historique des comptes est arrivé.
Pour tenir compte de la complexité des stratifications rurales et d’une grande variété de situations géographiques, le PCC classifie les familles villageoises en cinq catégories, de sans-terre à grands propriétaires fonciers. Là où les divisions de classe sont peu développées –et où personne n’est réellement riche–, les tensions sociales n’en sont pas moins vives : du fait de l’extrême pauvreté subie par la majorité des villageois, toute inégalité est vivement ressentie. Dans ces régions, le Parti communiste prend pour cibles premières les notables et les réseaux de pouvoir clanique. Parfois, la répression frappe les paysans moyens ou même des paysans pauvres.
En d’autres endroits, les divisions de classe sont beaucoup plus marquées, ayant donné naissance à la gentry. Le Parti communiste organise et encourage la tenue de réunions de masse contre les propriétaires, au risque « d’excès », selon ses propres termes. Mais la colère collective des paysans pauvres n’est pas feinte. La violence révolutionnaire dans les campagnes est sociale, bien plus que policière. Au-delà du règlement des comptes, elle fraie la voie à un véritable changement de pouvoir, au renversement de l’ordre ancien. Dans la plupart des villages, un (parfois plusieurs) propriétaire foncier est tué, battu à mort sur place ou publiquement exécuté plus tard. De nombreux autres s’enfuient ou sont soustraits à la vindicte populaire pour être jugés. A la fin de 1950, la classe qui avait régenté des siècles durant le monde rural a cessé d’exister, du moins en tant que couche sociale cohérente.
Bourgeoisie urbaine. Dans les centres urbains, aux lendemains de la conquête du pouvoir, bien que profonds, les antagonismes sociaux sont moins aigus que dans le monde rural. Par ailleurs, l’appareil du PC, issu de la guerre populaire rurale, est en 1949 bien incapable d’assurer la relance de l’industrialisation. Dans le cadre de la « Nouvelle Démocratie », il cherche à se concilier les entrepreneurs privés. Mais en 1952, la bourgeoisie se sent assez forte pour reprendre l’initiative contre le nouveau régime à coup de sabotages et en bloquant la mise en œuvre des politiques gouvernementales (refus des commandes officielles…). La lutte des classes reprend ses droits. Dès le 6 juin 1952, Mao Zedong annonce que les entrepreneurs deviennent la cible du combat politique.
Dans les villes, la refonte sociale prend la forme trois campagnes de mobilisation en masse, lancées par le Parti communiste. Les deux premières ont pour objet la pègre et les classes capitalistes, les élites bourgeoises : ce sont la campagne des « Trois Anti » (contre la corruption, le gaspillage et la bureaucratie) et la campagne des « Cinq Anti » (contre la corruption, l’évasion fiscale, la fraude, les détournements de fonds et la fuite des secrets d’Etat). Il ne s’agit pas d’opérations de police classique et la mise en œuvre de ces campagnes varie suivant les régions ou les fluctuants rapports de force entre fractions du PCC. La population est invitée à faire elle-même le ménage par une émulation de la délation : les travailleurs dénoncent leurs patrons, les cadres se dénoncent les uns les autres, les épouses dénoncent leurs maris et les enfants leurs parents. La pression psychologique est si forte que la majorité des pertes humaines ont été le fait de suicides plutôt que d’exécutions.
Les amendes infligées pour activités illicites aux sociétés privées durant ces campagnes s’élèvent à deux milliards de dollars américains – un montant colossal à l’époque. La majorité des gros commerçants et entrepreneurs se replient à Hong Kong (en y transférant leur outil de production) ou partent à l’étranger. La fuite des capitaux avait en fait commencé dès 1946 en opposition… au Guomindang, à son régime népotique et dictatorial ! Un certain nombre de grands capitalistes restent cependant en République populaire où ils bénéficieront parfois d’une situation individuelle très favorable. L’activité des micro-entrepreneurs (artisans, marchands ambulants, colporteurs…) est à la fois réprimée et tolérée par le régime.
Les capitalistes chinois n’ont pas été physiquement liquidés et certains ont collaboré à leur propre effacement social. Mais, à la suite de la campagne des « Cinq Anti », la bourgeoisie (commerçante et industrielle) a cessé d’exister comme classe cohérente, dominant le secteur moderne de l’économie. Sept ans après la victoire, en 1956, la nationalisation des industries et du commerce sanctionne sa disparition en tant force sociale autonome. L’Etat et, plus généralement, la structure de pouvoir du Guomindang s’étant précocement désintégrés, dans les centres urbains comme dans les campagnes, l’ordre ancien est déraciné.
Intellectuels. La troisième campagne –de réforme de la pensée– vise surtout les intellectuels des villes, en particulier ceux qui ont été formés en Occident. Elle rappelle dans sa conception le grand « mouvement de rectification » idéologique menée à Yan’nan durant les années de guerre pour consolider le pouvoir de la direction maoïste. Il s’attaque à l’individualisme, l’élitisme, l’indifférence à la politique et le pro-américanisme. Elle est menée sous des formes différentes de celles des « Trois » et « Cinq Anti » : par le biais d’autocritiques successives menées en petits groupes de discussion, combinés à la répression policière. De cette façon, les intellectuels se retrouvent fermement encadrés par le PC afin de ne pas constituer une élite sociale concurrente de l’appareil des cadres.
Le « critère de classe ». L’« origine de classe » devient un critère important pour accéder à l’éducation, à des postes politiques ou à des emplois recherchés. Cela n’a pas été sans effets pervers, les enfants de familles riches, ou « classées » comme telles, devenant éternellement « responsables » de ce qu’étaient leurs parents avant 1949. Mais le renversement symbolique des hiérarchies sociales a une portée idéologique très radicale dans une société où les classes « inférieures » ont été méprisées, jugées corvéables à merci.
De plus, il ne s’agissait pas que de symboles : parallèlement à la désintégration des anciennes classes dominantes, le statut des classes dominées se modifie substantiellement et de nouvelles couches sociales se développent.
Paysannerie. Le fait que la paysannerie ait joué un rôle important n’était pas propre à la révolution chinoise : cela avait déjà été le cas en Russie. Bien avant la Longue Marche, le Komintern avait d’ailleurs enjoint le PCC de développer un travail paysan, mais s’était longtemps heurté à une sourdre résistance du bureau politique. L’activité rurale avait d’abord été le fait de militants marginaux comme Peng Pai, puis de Mao Zedong par le biais du Guomindang. Mais le PCC n’en est pas moins devenu la principale force politique organisant la paysannerie – ce qui n’avait pas été le cas en Russie où l’influence des Socialistes révolutionnaires, de courants anarchistes ou tout simplement des élites paysannes locales avait été beaucoup plus importante que celle des communistes. Voilà qui a permis au PCC d’agir dès les années 1930 de l’intérieur du village – et voilà où résidait la nouveauté !
L’une des deux premières grandes réformes adoptées par le nouveau régime, en juin 1950, est la Loi agraire : elle généralise à l’ensemble du pays la redistribution des terres déjà engagée dans les zones « rouges ». Cependant, aux lendemains de la conquête du pouvoir, le PCC se garde bien d’imposer une collectivisation forcée à la stalinienne. Il commence par la mise en place d’ « équipe d’entraide » préparant la création de coopératives de niveau « inférieure » et de taille relativement modeste. Cette démarche n’est pas sans rappeler celle que Lénine avait rétrospectivement envisagée dans l’un des derniers écrits qui constituent son « testament » critique et autocritique (« De la coopération », 4 janvier 1923) – une démarche qui permet de consolider le nouveau statut de la paysannerie pauvre tout en offrant plus généralement à la paysannerie un avenir dans la révolution (au lieu d’exiger qu’elle se transforme en ouvriers agricoles travaillant dans des fermes d’Etat). Mais, pour bloquer tout exode rural, les paysans n’ont pas le droit de changer sans autorisation de lieu de résidence.
Classe ouvrière. Avec la politique d’industrialisation rapide engagée par le régime maoïste, le poids de la classe ouvrière s’est considérablement renforcé : de 3 millions avant 1949 à 15 millions en 1952 et près de 70 millions en 1978. Le changement n’est pas seulement quantitatif. Un nouveau secteur industriel est né, dirigé cette fois par l’Etat, et avec lui, une nouvelle classe ouvrière au statut radicalement différent de celui qui avait prévalu avant 1949.
Recrutés dans le cadre d’une politique massive de salarisation (« bas salaires, nombreux emplois »), les travailleurs urbains bénéficient seuls du nouveau statut administratif « d’ouvrier et employé » : en règle générale, les paysans n’ont pas le droit de venir chercher un travail en ville. Une fois acquis, l’emploi devient un droit garanti. La faiblesse des salaires est compensée par des avantages sociaux : logements, ticket donnant droit à des céréales, financement des études des enfants, service de santé, magasins d’achat, garantie de l’emploi à vie, retraite… Chaque travailleur est assigné à une entreprise et à une unité de travail comme, en d’autres pays, les fonctionnaires sont assignés à un poste. Un ouvrier arrivant à l’âge de la retraite peut fréquemment transmettre son statut à un membre de sa famille. Bénéficiant d’importants privilèges par rapport au reste de la population (compte non tenu des cadres), la classe ouvrière a longtemps fourni une base sociale solide au régime.
Femmes. Les milieux progressistes chinois des années 20 avaient coutumes de dénoncer conjointement « l’oppression féodale » et « l’oppression patriarcale ». L’émancipation des femmes et la critique du conservatisme confucéen étaient considérées comme des dimensions essentielles de la modernisation du pays. De premières lois avaient été adoptées en faveur de l’égalité des sexes sous la République soviétique du Jiangxi. Le développement des organisations féminines avait été important durant les guerres nationales et civiles. Si bien que la Fédération démocratique des femmes, dirigée par le PCC, comprenait 20 millions en 1949 et 76 millions en 1956. Mais en 1957, il n’y a que 10% de femmes dans le PCC, pourtant de composition assez jeune (le quart des adhérents a moins de 25 ans).
En juin 1950, la loi sur le mariage est la première à être promulguée par la jeune République populaire. Cette nouvelle législation assure le libre choix des partenaires, la monogamie, les droits égaux pour les deux sexes et la protection (de manière au moins théorique, mais souvent assez concrètement) des intérêts légaux des femmes et des enfants. Elles s’oppose aux traditionnels mariages arrangés et permet le divorce administratif par consentement mutuel. Grâce aux mesures de réforme agraire, adoptées peu après, les femmes accèdent aussi à la propriété de la terre.
La mise en œuvre de cette législation s’est heurtée à de fortes résistances sociales, y compris au sein du PCC. Mais elle est soutenue par un important mouvement de femmes.
Cadres et bureaucratie. Dans la durée, deux systèmes de pouvoir, parallèles ont été mis en place en Chine : l’administration et le Parti communiste. Les cadres occupant les postes de décision sont issus du combat révolutionnaire. Ceux d’entre eux dont la famille était à l’origine aisée ont sacrifié richesse et statut social pour le mener. Ce ne sont pas des privilégiés au même titre que les anciennes classes dominantes. Mais, ils bénéficient dorénavant de privilèges, même s’ils sont généralement modestes, et, surtout, d’un monopole presqu’absolu du pouvoir politique – presque seulement, parce qu’ils doivent bien souvent composer localement avec les exigences des ouvriers ou des paysans qui défendent leurs intérêts immédiats en utilisant leur force d’inertie, des résistances voilées ou en pénétrant subrepticement les nouveaux appareils de pouvoir.
Dès avant la victoire, les cadres ont constitué une mince « bureaucratie de guerre » dans les « régions libérées ». Après 1949, l’appareil politico-administratif s’élargit considérablement avec la reconstruction d’un Etat à l’échelle nationale, puis le développement d’un vaste secteur économique public. Cette nouvelle couche sociale occupe une place inédite dans la société chinoise, même si elle se substitue à l’ancienne bureaucratie militaire et civile du Guomindang et peut nourrir sa légitimité de la mémoire culturelle du mandarinat de l’Ancien régime. Elle prend rapidement consistance, donnant naissance à une élite dirigeante.
L’armée. Pour soulager la population, dès les années 30, les soldats ont été appelés à produire leur nourriture quand les circonstances le permettaient. Dans le cadre de la reconstruction d’après-guerre, le mouvement pour une économie autarcique au sein de l’Armée rouge, initié au début des années 40, se voit prolongé. L’armée joue un rôle essentiel aux lendemains de 1949 ; pourtant, elle a toujours occupé une place ambivalente dans les structures de pouvoir du maoïsme. Ossature de la lutte révolutionnaire, elle est la seule institution qui a résisté à toutes les crises, y compris la « Révolution culturelle ». Néanmoins, elle est restée jusqu’à la fin subordonnée aux instances de direction politique : si « le pouvoir est au bout du fusil », c’est toujours « le parti qui commande aux fusils », pour reprendre les formules de Mao Zedong. Ce rôle, à la fois central et subordonné de l’armée est caractéristique de la révolution maoïste.
II. Le Parti communiste
Le Parti communiste chinois est la colonne vertébrale du nouveau régime. A l’heure de la conquête du pouvoir, il compte 4.500.000 membres. Mao Zedong est tout à la fois Président de la nouvelle République, président du parti et président de sa commission militaire. D’autres dirigeants nationaux jouent un rôle fort important comme Liu Shaoqi – qui fit le lien durant la guerre avec les réseaux clandestins opérants dans les zones « blanches » sous contrôle des Japonais ou du Guomindang –, comme Chen Yun, l’économiste autodidacte, ou comme Zhou Enlai, diplomate et administrateur, fin connaisseur du monde.
Le régime est porté en 1949 par une dynamique révolutionnaire radicale. Cependant, en 1966, soit moins de vingt ans plus tard, il va être ébranlé jusque dans ses tréfonds par la crise paroxysmique de la mal-nommée « Révolution culturelle ». L’histoire tumultueuse de la République populaire durant ces deux décennies a donné lieu à bien des interprétations, parfois apologétiques, parfois critiques mais néanmoins progressistes, parfois franchement réactionnaires (en ce qu’elles considèrent la révolution illégitime). Comme expliqué en introduction à la première partie de cette étude, il ne s’agit pas de revisiter ici les débats « conceptuels » (la « nature de… ») suscités dans le mouvement marxiste par les révolutions du XXe siècle, mais de revenir sur l’analyse historique des bouleversements révolutionnaires en Chine – ce qui peut s’avérer un préalable utile à la reprise ultérieure de réflexions plus théoriques.
L’évolution du PCC. Vu la place qui fut et reste la sienne, l’évolution du PCC constitue évidemment un élément essentiel à la compréhension de la trajectoire des révolutions chinoises. De nombreux auteurs se contentent d’invoquer ici le caractère « totalitaire » du projet communiste, comme si son « essence » se réalisait dans ces révolutions. Il s’agit bien évidemment d’un grossier contresens : le projet communiste est émancipateur ; il faut donc prendre la mesure de l’écart entre projet et réalités. Mais il y a plus. L’invocation du « totalitarisme » semble souvent, aux yeux desdits auteurs, se suffire à elle-même ; comme s’il n’était plus besoin de chercher d’autres explications. L’analyse historique n’en reste pas moins indispensable – même dans le cas, par exemple, du nazisme, au projet effectivement totalitaire : pourquoi, comment est-il arrivé au pourvoir ? Que représentait-il ? Qu’est-il devenu ?...
L’utilisation idéologique de la notion de « totalitarisme » est connotée à droite. Mais il y a, à gauche, une tentation « essentialiste » miroir, de caractère cette fois « sociologique ». L’appareil du parti ne serait pour certains que l’embryon de la bureaucratie qui ne serait – et ce dès la naissance même du nouveau régime – que l’embryon de la nouvelle classe dominante (ou de la « caste » qui lui en tient lieu). Tout aurait déjà été inscrit dans ses gênes, dès l’origine. L’histoire en devient étonnamment linéaire, « aplatie », homogène. Il suffit alors de décrire les étapes de l’inévitable cours des choses.
Les processus historiques sont pourtant pétris de contradictions. C’est évidemment vrai de la transformation d’anciennes classes ou de l’émergence de nouvelles couches sociales (comme l’élite bureaucratique de la République populaire). Mais c’est aussi vrai de l’histoire d’un parti de la taille du PCC. Cette dernière échappe d’autant moins à la règle qu’elle s’inscrit dans de profonds bouleversements révolutionnaires. Ainsi, à l’heure de la victoire, le Parti communiste chinois entretient des rapports contradictoires avec la société ; et il est lui-même traversé de contradictions vivaces.
Une « contradiction interne » majeure. Au début des années cinquante, le PCC est encore le « parti de la révolution » : il a tissé des liens étroits avec d’importants secteurs des masses populaires, il a recruté ses membres et formé ses cadres dans le feu du combat, il a pour « mandat » la modernisation du pays et la réalisation des aspirations égalitaires… Dans le même temps, le PCC est aussi le « parti de la nouvelle élite » qui exerce le pouvoir politique et accroît progressivement ses privilèges sociaux. Cette tension entre « parti de la révolution » et « parti de la bureaucratie en constitution » n’est pas la seule qui traverse le nouveau régime ; il y a, à l’impasse ultime du maoïsme, des causes variées qui vont du poids du passé à l’idéologie du parti et aux pressions internationales. Mais, « tension interne », elle éclaire les crises successives qui éclatent du milieu des années cinquante à la fin des années soixante. Car en Chine, plus encore que dans bien d’autres pays, les contradictions sociales débouchent sur de violentes crises politiques.
A chaque crise, les liens tissés par le « parti de la révolution » avec certains secteurs de la société se distendent ou se rompent, tant et si bien qu’au début des années soixante-dix, il ne reste en quelque sorte que le « parti de la bureaucratie » (maintenant bien cristallisée). En vingt ans, la « contradiction interne » au régime s’est résorbée au dépend des classes populaires et en faveur de l’ordre bureaucratique.
La situation n’en devient pas pour autant stable : dès les années 1980, une nouvelle contradiction s’affirme rapidement dans l’espace historique libéré par l’épuisement de la dynamique révolutionnaire : entre le maintien d’un ordre bureaucratique et la (re)naissance du capitalisme. Comme on le sait aujourd’hui, c’est cette dernière qui s’est imposée.
Des questions politiques récurrentes. On peut évidemment –et fort légitimement– étudier l’histoire des vingt premières années de la République populaire sous de nombreux angles d’attaque, sous bien des éclairages. Mais s’attacher à la « tension » initiale entre « parti de la révolution » et « parti de la nouvelle élite » aide à décrypter l’évolution du régime de crise en crise. Elle permet de repérer quelques problèmes politiques centraux, récurrents, telle que la question de l’indépendance des mouvements syndicaux ou sociaux (via les conséquences de leur instrumentalisation) ; telle que la question des rapports entre légalité et démocratie socialistes (via les conséquences de l’absence de légalité socialiste) : ou telle que la question de la pluralité politique dans la révolution et du pluralisme des sociétés, y compris dites de « transition » (via les conséquences d’un régime de parti unique).
III. La rupture des Cent Fleurs
Au début et au milieu des années 50, le PCC débat de l’indépendance des syndicats et des autres mouvements de masse (comme la Fédération des femmes). Mais il réaffirme la direction directe du parti sur ces organisations, sans leur reconnaître d’autonomie politique. Certes, ces organisations ne doivent pas seulement aider la mise en œuvre des mesures édictées par le PC. Grâce à leur réel enracinement social, elles sont aussi censées faire connaître aux gouvernants l’état d’esprit, voire les doléances, de la population. Mais cette conception du cadre « à l’écoute des masses », d’une courroie de transmission à double sens, ne fonctionne pas, du moins en temps de paix.
Les Cent Fleurs. En 1954-1955, de fortes tensions apparaissent entre de nombreux intellectuels et le Parti communiste. Ce dernier y répond par la répression, incarcérant même de proches compagnons de route comme Hu Feng. La direction du PCC observe avec d’autant plus d’inquiétude les crises qui frappent en 1953-1956 les Etats d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne…). Elle se pose bien des questions sur les implications de la mort de Staline et du rapport Khrouchtchev au XXe Congrès du PC d’URSS. En 1957, Mao dénonce dans un même discours les survivances de l’idéologie bourgeoise et les pesanteurs du « style de travail bureaucratique » qui entravent le « développement socialiste ». Fort de sa légitimité et pour mieux faire pression sur l’appareil, il décide d’une libéralisation politique et culturelle en lançant le mot d’ordre « que cent fleurs s’épanouissent et que cent écoles rivalisent ». Il n’a pas prévu à quel point il allait être pris au mot !
En mai-juin 1957, le PCC devient en effet la cible d’un flot de critiques mettant en cause la qualité du recrutement de ses membres (ils sont alors plus de 10 millions), les privilèges dont bénéficient ses cadres et les abus dont ils sont coupables, l’autoritarisme de ses organismes, le rôle dominateur du parti. Les étudiants prennent rapidement le relais des intellectuels, dénonçant le dogmatisme de l’enseignement et exigeant le respect des droits constitutionnels : liberté de parole et d’expression. Le risque de contagion sociale existe : sur des dynamiques spécifiques, des grèves revendicatives éclatent dans des entreprises, encadrées par les syndicats, et un nombre significatif de paysans quittent les coopératives. En réponse à ce tourbillon revendicatif, le 8 juin le Quotidien du peuple dénonce « les fleurs vénéneuses et les mauvaises herbes ». A Wuhan, la milice ouvrière intervient brutalement les 12 et 13 juin pour rétablir l’ordre après deux jours de quasi-émeute.
Une « occasion manquée ». L’avortement des Cents Fleurs a eu de lourdes conséquences quant à l’avenir régime ; des conséquences plus durables que l’on aurait à priori pu le croire, compte tenu de l’éventail limité des milieux sociaux directement impliqués dans les événements. La violente répression a coupé le PCC d’un secteur important des intellectuels et des étudiants. Mais au-delà, bien des enjeux politiques concernaient en fait l’ensemble de la société. Ainsi, le principal dirigeant en titre (pas forcément en fait) de la Fédération des syndicats, Lai Ruoyu, a une nouvelle fois soulevé l’exigence de l’indépendance syndicale ; en vain. La question de la légalité socialiste, abordée dans les luttes, a été éludée par la direction du parti : la reconnaissance des droits civiques n’est alors conçue que comme affaire d’opportunité politique, pas comme un droit véritable.
Avec en arrière plan les récents bouleversements en Europe de l’Est, les Cent Fleurs posaient au fond la question de la nature et de la fonctionnalité de la démocratie dans une société de transition. C’était aussi l’occasion de rompre avec une tradition fortement ancrée dans l’histoire chinoise, bien antérieure à la révolution ou au maoïsme : la résolution des conflits socio-politiques dans la violence. Ainsi, des auteurs ont pu comparer l’ampleur des violences sous l’ancien régime impérial à celles des guerres de religions européennes et de ses massacres de masse : la plus grande révolte paysanne du XIXe siècle (celle des Taiping en 1851-1864) et sa répression féroce auraient ainsi fait quelque vingt millions de victimes.
A toutes ces questions, le régime maoïste a répondu par une fin de non recevoir. L’« occasion manquée » des Cent Fleurs s’est avérée d’autant plus couteuse que de nouvelles échéances, majeures, n’ont pas tardé à se présenter.
IV. La collectivisation accélérée et le Grand Bond en avant
En effet, à peine le mouvement des Cent Fleurs se terminait qu’une autre crise mûrissait déjà, d’une ampleur bien plus grande : elle a mis en cause les rapports entre le parti et la paysannerie, ainsi que les équilibres politiques au sein du PCC.
Une « voie chinoise ». De nouvelles tensions sociales commencent à se manifester, en 1956-1957, dans les campagnes et les entreprises. Mauvaises récoltes provoquant un mécontentement paysan, pénibilité du travail poussant les dockers de Canton à entrer en grève… Dans l’ensemble, le régime accomplit des progrès indéniables et les mouvements de protestations restent localisés, mais ils constituent des signaux d’alerte. Faute d’expérience, le PCC a commencé par copier le modèle d’industrialisation lourde de l’URSS stalinienne. Il lui faut maintenant définir une « voie chinoise » mieux adaptée au poids massif de la paysannerie et à la densité démographique du pays (la Chine atteint les 700 millions d’habitants vers 1958-1960).
L’orientation économique élaborée en 1956-7 cherche à répondre à de véritables besoins. Sous peine de laisser se constituer d’immenses mégapoles autour des villes côtières (à l’image – en plus gigantesque encore – de ce que l’on connaît aujourd’hui en diverses régions du « tiers monde »), il faut éviter le modèle européen d’urbanisation et d’industrialisation nourries par l’exode rural. Or, malgré des contrôles sévères, un processus d’exode rural s’amorce spontanément, au point de créer des conflits entre migrants ruraux devenus travailleurs précaires et ouvriers urbains au statut reconnu.
La création de coopératives de grande taille, l’engagement des grands travaux, l’implantation d’infrastructures et de services à la campagne, d’industries dans les petites villes et les bourgs, doivent permettre d’assurer un « développement sur place », en évitant de trop grands mouvements de population. Une refonte sociale est amorcée. Pour faciliter l’embauche des femmes de nombreuses cantines sont créées dans les coopératives et sont accessibles à toute la famille, ainsi que crèches et des jardins d’enfants. Le thème de l’abolition du salariat resurgit. A en croire des thèmes idéologiques alors propagés, la Chine devrait devenir une vaste fédération de communes, largement décentralisées et autosuffisantes, mais vertébrées par le puissant appareil du PCC et de ses organisations de masse.
La crise. Problème majeur : la direction du PCC assigne à cette nouvelle orientation des objectifs démesurés : « dépasser la Grande-Bretagne en 15 ans », selon la formule de Mao. Pour ce faire, le régime choisit de faire appel aux méthodes de mobilisation qui avaient réussi en temps de guerre. On retrouve ici la même tentation dans d’autres révolutions (russe, cubaine, vietnamienne…). En Chine, la politique du « Grand Bond en avant », menée à marche forcée, impose à l’administration et à la population des rythmes insoutenables. Elle ne laisse pas non plus le temps de préparer, de cordonner et de planifier les mesures économiques. Après de premiers succès, c’est le chaos et l’échec. La production micro-industrielle (fer, acier, outils…) s’avère de mauvaise qualité. Les récoltes et les transports sont désorganisés. En 1959, l’autorité de Mao commence à être mise en cause à la direction du parti, mais il fait taire les critiques en obtenant la destitution du prestigieux ministre de la Défense, le maréchal Peng Dehuai.
En 1959-1961, diverses régions du pays sont frappées de disettes et de famines meurtrières, aggravées par une succession de catastrophes naturelles. Un bilan tragique : peut-être vingt, voire trente millions de personnes trouvent la mort du fait des conséquences du Grand Bond.
La direction du PC n’a pas su réagir avant le désastre : en l’absence d’organisations de masse indépendantes et d’institutions politiques démocratiques, elle n’a pas perçu l’évolution de la situation. Les tensions entre le parti communiste et la paysannerie atteignent alors un point de rupture et des soulèvements se produisent en certains lieux. Tardivement, des mesures d’apaisement sont prises. En 1961-1962, on en revient – à l’initiative de dirigeants comme Peng Dehuai, Liu Shaoqi, Zhou Enlai et Deng Xiaoping – à une conception plus modeste des coopératives qui laisse place aux productions familiales et à des marchés libres ruraux. L’accent est mis sur le développement de l’industrie légère susceptible d’aider l’agriculture plus que sur l’industrie lourde.
Les conséquences. L’échec du « Grand Bond » percute la direction du PCC ; elle affaibli considérablement l’autorité de Mao Zedong et de sa fraction. Mao consent une demi autocritique. Il occupait au sommet du parti une place toute particulière due au rôle qu’il avait joué dans la lutte révolutionnaire, confortée par l’invraisemblable culte de la personnalité construit à partir du début des années 1940. L’appareil communiste réalise maintenant à quel point le Grand Timonier peut commettre des erreurs catastrophiques.
Au début des années 1960, l’autorité de Mao dans le parti et l’autorité du parti dans la société sont toutes donc deux très diminuées. En même temps, les tensions sociales se font toujours sentir, voire s’avivent. Facteur additionnel de crise, le conflit sino-soviétique s’aggrave rapidement à partir de 1958. Moscou retire ses experts de Chine, puis s’entend avec Londres et Washington pour signer un traité sur les essais nucléaires qui exclue la Chine. Aux yeux de la direction maoïste, l’URSS est en passe de devenir « l’ennemi principal » en lieu et place des Etats-Unis.
V. La « Révolution culturelle »
Dans ce contexte incertain, les conflits politiques au sein de la direction vont déborder le seul cadre du parti. Ainsi, en 1965, la confrontation devient publique sur le front culturel – d’où le nom de « Grande Révolution culturelle prolétarienne » (GRCP). Mais il s’agit de bien plus que cela. Toutes les fractions commencent à initier des mobilisations de masse pour renforcer leur main. Ce faisant, elles ouvrent la boite de Pandore. Les contradictions sociales alors à l’œuvre en Chine éclatent au grand jour, laissant place à une crise explosive qui fait littéralement voler en éclat une bonne partie de l’appareil d’Etat.
Inégalités. Malgré des échecs, le pays a connu un développement économique et des progrès sociaux indéniables. Mais la révolution maoïste a suscité des aspirations égalitaires radicales. Or, les inégalités entre villages, entre ville et campagnes, entre secteurs sociaux restent importantes. Un grand nombre d’étudiants ne trouvent pas un emploi correspondant à leurs diplômes. Plus généralement, une nouvelle génération entre en activité. Des conflits opposent des paysans plus pauvres à des plus riches ou, dans les villes, des ouvrier à l’emploi protégé à des travailleurs précaires. Les privilèges et le pouvoir des cadres, l’autoritarisme de la bureaucratie, sont dénoncés. Ces contradictions se manifestent dans la rue ; avec une ampleur sans précédent depuis 1949.
Le milieu étudiant entre en ébullition à la mi-1966. De nombreux groupes s’attaquent à toutes les figures d’autorité : professeurs et intellectuels qu’ils jugent « révisionnistes », anciens bourgeois bénéficiant encore d’une rente privilégiée et responsables locaux du parti. Les « rebelles » se retournent contre le parti lui-même dont ils dénoncent le contrôle « fasciste ». Certains en appellent à la « grande démocratie » et à la « liberté ». En août, Mao Zedong en profite pour lancer le mot d’ordre « Bombardez les états-majors » – c’est une déclaration de guerre contre le numéro deux du PCC : Liu Shaoqi. Il lance les organisations de Gardes rouges et la création des Comités révolutionnaires. Il souhaite canaliser pour l’essentiel le mouvement dans les villes afin de s’en servir comme d’un bélier pour reconquérir la prééminence au sein de l’appareil et réorienter sa politique dans l’esprit du « Grand Bond ».
Apogée et impasse. La crise déborde le cadre initialement prévu. Des hauts dirigeants du parti sont jetés en pâture aux Gardes rouges comme le maire de Pékin, Peng Zhen. En novembre, le mouvement s’étend à la classe ouvrière, échappant à son tour ça et là au contrôle de l’appareil. En décembre 1966-janvier 1967, la métropole industrielle de Shanghai est le théâtre de violents affrontements et d’une grève générale spontanée où les travailleurs précaires jouent un rôle important – c’est la « la Tempête de janvier 1967 », la « commune de Shanghai ». Les troubles s’étendent à la campagne. En juillet et août, les foyers de crises se multiplient, en particulier à Wuhan. Le PCC et l’administration se désagrègent. La direction du parti se divise violemment. Il y a de véritables guerres civiles locales. Mais la rébellion sombre elle aussi dans la plus grande confusion : la « Révolution culturelle » en tant qu’aspiration démocratique et sociale tourne en rond, sans boussole, sans débouché politique, minée par l’hyper-violence fractionnelle.
Aux yeux des dirigeants du PCC, toutes tendances confondues, il devient urgent de reconstruire le parti et l’administration en s’appuyant, pour cela, sur l’armée, seule institution à avoir gardé sa cohérence. Mais le retour à l’ordre prend du temps. Au printemps et à l’été 1968, les violences augmentent en bien des endroits. Au milieu de la confusion politique, certains groupes formulent encore des propositions radicales comme celui qui, au Hunan, dénonce la trahison de Mao et prône un système généralisé de « communes » démocratiquement élues, pour interdire la renaissance d’une « nouvelle classe de capitalistes rouges ». Mao Zedong en effet s’est rangé sans ambiguïté dans le camp du retour à l’ordre musclé.
VI. La reconstruction d’un ordre bureaucratique
En septembre 1968, par centaines de milliers, les anciens étudiants gardes rouges sont envoyés en rééducation par le travail à la campagne – ce sera le sort, en tout, de plus de seize millions de jeunes à la suite de la Révolution culturelle. Dans les usines, des résistances se poursuivent encore, obstinément. Mais il ne s’agissait plus que de combats d’arrière-garde.
Pendant des mois, les « rebelles » de la « Révolution culturelle » ont vécut l’expérience grisante d’une rare liberté d’action, voyageant à travers toute la Chine pour propager l’appel à la révolte. Certes, ils se sont aussi fait manipuler par les diverses fractions du PCC (et par Mao en particulier). Ils se sont engagés dans des violences aveugles et gardent le souvenir traumatisants d’actes irréparables commis contre des personnes âgées, dont de nombreux vétérans de la lutte révolutionnaire, accusées d’être des « révisionnistes », frappés, parfois torturés, contraints à d’humiliantes autocritiques. Mais ils ont acquis un esprit d’indépendance, des aspirations radicales, de l’expérience politique. Si beaucoup des anciens Gardes rouges se retirent de tout activisme, certains seront, dix ans plus tard, à l’origine du mouvement démocratique de 1978.
Le PCC en ruine. Au sortir des années 1966-1968, le PCC est en ruine. Huit des onze membres du bureau politique sont en prison ou en rééducation. Neuf sur dix des responsables des grands services du Comité central sont écartés. Sur les 63 membres du comité central en exercice, 43 ont disparus et 9 ont été sévèrement critiqués. Il en va ainsi du haut vers le bas du parti. Seuls 53 des 279 membres du CC élus au VIIe Congrès sont réélus au IXe. Sur 45 premiers et seconds secrétaires provinciaux, seuls 9 se retrouvent dans les nouveaux comités révolutionnaires. Dans de nombreux endroits, plus aucune structure du PC ne fonctionne. L’appareil de cadres est reconstitué via de longs stages au sein des « Ecoles du 7 mai ». Mais il a faut plusieurs années pour reconstruire le parti à l’échelle nationale. La rupture et nette.
Le IXe Congrès du PCC se réunit en 1969 sans pouvoir mettre fin à la crise. Un nouveau conflit oppose en effet Mao Zedong à Lin Biao, commandant en chef de l’armée, présenté hier encore comme le premier des maoïstes. Lin Biao meurt en septembre 1971, alors dit-on qu’il s’enfuie en avion vers l’URRS. Plus de cent généraux sont limogés. Ainsi, au début des années 1970, une grande partie des dirigeants historiques de la révolution chinoise ont été écartés : Liu Shaoqi (mort bannis en 1969), Peng Dehuai (torturé par des gardes rouges), Lin Biao, Deng Xiaoping… La voie est libre pour l’accession au pouvoir, après le Xe Congrès de 1973, du « Groupe de Shanghai », aussi appelé par ses adversaire la « Bande des Quatre » qui comprend Jiang Qing, la dernière épouse de Mao.
Le triomphe du Groupe de Shanghai n’est que temporaire. A l’arrière plan, le processus de normalisation des rapports sino-américains, spectaculairement engagé avec la visite de Nixon à Pékin de 1971 (en pleine escalade militaire au Vietnam !), n’est pas durablement remis en cause. La contre-révolution bureaucratique a fini de briser le dynamisme social hérité de 1949.
VII. Rétrospective : contraintes historiques et « possibles » non réalisés
Au milieu des années 1970, le discours idéologique de la Bande des Quatre n’a de « gauche » que l’apparence ; il est avant tout autocratique. En vingt ans, au fil des crises successives, les rapports entretenus par le PCC avec la population se sont qualitativement transformés. Le musellement des Cents Fleurs a coupé le parti d’une aile importante de l’intelligentsia. Dans de nombreuses régions, l’échec du Grand Bond a distendu ou modifié ses liens avec la paysannerie (tout en fracturant durablement l’appareil). La répression massive qui suit le retournement de Mao durant la Révolution Culturelle a brisé l’identification des secteurs radicaux des étudiants et (ce qui est nouveau) de la classe ouvrière à la fraction maoïste.
Le maoïsme « historique » a sombré dans les délires du culte de la personnalité et la trahison des aspirations antibureaucratiques, égalitaires, qui s’exprimaient au cours des années 1960. Mao est politiquement mort en 1967-1969. Il est très malade au début des années 1970. Son décès physique, une décennie plus tard, en 1976, a laissé la Bande des Quatre en position d’accusée. De fait, le règne de Jiang Qing a préparé le retour au pouvoir de Deng Xiaoping et des autres « droitiers » survivants, tant sa dictature ossifiée a servis de repoussoir.
Il est tentant de juger rétrospectivement que tout était écrit d’avance et que l’affaissement totalitaire de la révolution chinoise était inévitable. Le nouveau régime a en effet pris forme sous l’influence de puissantes contraintes historiques tant nationales (structure de classes et de l’économie, traditions politiques et culturelles, héritage des années de guerre…) qu’internationales (pression impérialistes, stalinisations de l’URRS, défaites des mouvements ouvriers européens…). Le premier travail de l’historien est d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et, si le travail est bien mené, si donc il est convaincant, il est tentant de penser qu’elles ne pouvaient pas être autrement ! Il est en effet difficile de penser à posteriori comment les événements auraient pu être différents sans risquer de sombrer dans une réécriture idéologique de l’histoire (« si le parti avait eu le bon programme… »).
Il n’est pas facile de naviguer entre les écueils de l’histoire conçue comme une caisse enregistreuse pour qui le monde tel qu’il est devait être, et une histoire idéologique pour qui le programme est la norme et la réalité une déviation. Il reste néanmoins nécessaire de se poser la question rétrospective des « possibles alternatifs ». La victoire d’une révolution apparaît toujours improbable. Quel esprit posé aurait-il donné une chance à la révolution russe en 1915 ; ou à la révolution chinoise en 1936 ; ou à la révolution cubaine en 1953 ; ou à la révolution vietnamienne en 1946 face à la reconquête française, ou encore en 1965, face à la puissance économico-militaire des Etats-Unis ? Et pourtant, elles l’emportèrent, au moins temporairement – et la situation mondiale en fut plus d’une fois profondément modifiée. Ce ne furent pas des événements de petite importance !
Le combat révolutionnaire s’engage initialement dans des rapports de forces tellement défavorables qu’il parait voué à l’échec. Mais, pour peu qu’il prenne corps (et puisse prendre corps compte tenu des conditions prévalentes), il modifie radicalement les règles du jeu sociopolitique, exacerbant les contradictions de l’ordre dominant, ouvrant des brèches historiques insoupçonnées. Ce changement qualitatif des règles du jeu fait apparaître de nouveaux possibles ; il permet à des « carrefours historiques » jusqu’alors virtuels de s’incarner dans la réalité. Le propre de la lutte révolutionnaire est de rendre possible (mais pas certain, loin s’en faut !) l’improbable, voire l’incroyable.
La première leçon historique de 1949, c’est bien que la révolution est un « possible » qui peut effectivement se réaliser.
La Chine du XXe siècle a connu plus d’un « carrefour historique » qui se sont conclu sur des défaites (comme en 1927-1934) ou des victoires (comme en 1949) révolutionnaires. Est-ce qu’un tel « carrefour » s’est à nouveau dessiné peu après la fondation du nouveau régime et la mort de Staline en 1953, qui aurait permis à la nouvelle société de transition de suivre un cours plus démocratique (en donnant un contenu populaire à ce terme) ? C’est évidemment difficile à démonter, quand il n’a pas pris pleinement forme et que l’occasion a pour l’essentiel été ratée. Mais il n’est pas besoin de conclure pour soulever la question, elle est suffisamment intéressante en elle-même. Beaucoup d’éléments relevés dans l’étude ci-dessus et la nature des crises successives pendant la décennie 1956-1967 tendent à le montrer.
Cependant, la partie ne se jouait pas qu’en Chine.
Elle se jouait aussi en Europe de l’Est.
On touche ici à une question que je n’ai pour ma part jamais travaillée : la circulation des idées (au-delà des cercles dirigeants) au sein du mal nommé « camp socialiste » durant les années 1950, à l’heure où la domination du régime stalinien commence à être remise en cause. Comment les combats démocratiques et populaires se sont influencés d’une extrémité à l’autres de ce bloc géopolitique hétérogène ? Comment leurs dynamiques auraient-ils pu être affectées et leurs chances de succès renforcées, notamment par une reprise plus précoce des luttes de la jeunesse et du mouvement ouvrier en Europe de l’Ouest ? – Car on en revient toujours là : l’avenir des révolutions – de la Russie à Cuba en passant par le Chine et le Vietnam – se jouait pour partie dans les grands centres impérialistes (et réciproquement, bien évidemment).
Un « carrefour historiques » n’est pas seulement le reflet et l’enjeu de facteurs nationaux ou régionaux. Ainsi, les accords de Yalta et Potsdam, négociés en 1945 par Moscou, Washington, Londres et Paris, visaient à « geler » la situation aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, avec une reconnaissance réciproque des « camps » et de leurs zones d’influences. Contre la logique de Yalta, des « possibles » révolutionnaires ne s’en sont pas moins réalisés comme au Vietnam (révolution d’Août 1945), en Yougoslavie, en Chine. Mais d’autres se sont refermés, comme en Grèce et en France – ce qui notamment permis à l’impérialisme français d’envoyer un corps expéditionnaire reconquérir sa colonie asiatique, initiant trois décennies de meurtrières guerres contre-révolutionnaires en Indochine.
C’est ce type d’interactions internationales qui restent, pour moi du moins, à travailler pour mieux appréhender ce qui était effectivement en jeu en Chine dans les années 1950 en écho à la crise qui secouait le bloc soviétique, ou encore dans les années 1960, en rapport avec la vague de radicalité mondiale symbolisée par l’année 1968.
Sans vouloir conclure sur ces questions, on sait à posteriori que dans les conditions mondiales des années 1980, la contre-révolution bureaucratique a été le prélude de la contre-révolution bourgeoise. Ce n’était pas nécessairement le cas. Dans d’autres rapports de forces mondiaux, elle aurait pu céder face à un renouveau des luttes socialistes ou, peut-être, donner naissance à une figure historique encore impensée (encore impensée parce que les théories du « capitalisme d’Etat » ou du mode de production bureaucratique appliquées à l’URSS ou à la Chine ne paraissent pas très convaincantes tant elles ignorent les spécificités des sociétés de transition).
VII. Hier, aujourd’hui, demain…
Dans les années 1980, la contre-révolution a donc pris a forme d’un passage contrôlé à un capitalisme mi-étatique, mi-privé. Cette transition capitaliste, qui s’achève dès la fin des années 1990, est facilité en Chine par une alliance assez particulière entre la bureaucratie (ou des secteurs de la bureaucratie) et le puissant capital chinois transnational établis hors de la République populaire à Hongkong et Taiwan – et dans de nombreux endroits pays du monde. Le PCC favorise les investissements des expatriés et accueille en son sein de grands capitalistes. Réciproquement, ce parti apparaît aux yeux du capital chinois transnational, qui n’a plus de racines dans le continent, comme seul à même, durant la transition capitaliste, de maintenir l’ordre social et de garantir l’unité du pays (toujours menacé de morcellement). Voilà qui facilite un processus progressif au cours duquel une partie de la bureaucratie se transforme en bourgeoisie, privatisant le bien public tout d’abord illégalement, puis légalisant ultérieurement le vol en modifiant les lois.
Mais pour l’emporter, la contre-révolution bourgeoisie a dû défaire tout ce à quoi la révolution avait donné naissance. Un bouleversement social à rebours s’est amorcé, aussi radical que celui qui avait succédé à la révolution de 1949. Le secteur économique d’Etat a été en partie démantelé, privatisé, et de plus en plus géré selon les critères de l’entreprise capitaliste moderne. Une nouvelle classe d’entrepreneurs est née, formée de bureaucrates convertis à l’enrichissement personnel et alliés au capital chinois transnational… L’ancienne classe ouvrière au statut protégé a été méthodiquement désintégrée pour laisser place d’une part à une couche de techniciens et ouvriers qualifiés et d’autre part à un jeune prolétariat instable issu de l’exode rural, souvent privés de droits. Après avoir temporairement bénéficié de la décollectivisation initiée au début des années 1980, la paysannerie chinoise se voit menacée des même processus de dépossession que celles des autres pays du « tiers monde ». Les inégalités sociales explosent. Les pauvres sont à nouveau ignorés ; les riches sont à l’honneur.
Au fond, PCC ne veut plus dire Parti communiste chinois, mais Parti capitaliste chinois ! Il représente – non sans contradictions – les aspirations des nouvelles élites.
Le siècle passé, l’envol de la bourgeoisie avait été étouffé par la dictature du Guomindang, avant d’être brisé par la révolution. Mais, ironie de l’histoire, le capitalisme chinois tire aujourd’hui les bénéfices de la radicalité de la révolution de 1949 et du « communisme national » chinois. Sans elle, le pays serait passé dans la dépendance politique et économique exclusive du Japon ou, plus probablement, serait tombée sous la coupe de l’impérialisme US. Sans elle aussi, comme dans beaucoup de pays du « tiers monde », le capital aurait eu bien du mal à se libérer des entraves des rapports sociaux traditionnels dans le monde rural et du poids de la gentry. Le capitalisme chinois a ainsi reçu une seconde chance.
Mais le souvenir de la révolution pourrait demain servir de ferment politique aux résistances sociales contre la montée des inégalités et de la précarité.
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Zhou Enlai, Œuvres choisies tome1, Pékin : Editions en langues étrangères 1981.
Zhu De, Œuvres choisies, Pékin : Editions en langues étrangères 1986.