« Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie/N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins/Le canevas banal de nos piteux destins,/C’est que notre âme, hélas ! N’est pas assez hardie. » En août 1857, ce ne sont pas ces vers qui ont valu à Baudelaire et son éditeur Auguste Poulet-Malassis la censure des Fleurs du mal, mais six poèmes « licencieux » de ce recueil, relevant selon la justice de l’« outrage à la morale publique ». La France de 2009 n’est certes plus celle du Second Empire : les bien tièdes « outrances » érotiques de Baudelaire passeraient aujourd’hui comme une lettre à la poste.
Un progrès, assurément. Mais est-ce si sûr ? Car ces vers-là, qui pourrait garantir qu’ils ne tomberaient pas aujourd’hui sous le coup d’une instruction pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ?
Le parallèle s’impose en effet, à la lecture de la prose policière relative à l’« affaire de Tarnac », qui a valu à Julien Coupat et huit autres personnes d’être arrêtés le 11 novembre 2008 puis d’être mis en examen sous ce motif, car soupçonnés de sabotages visant le réseau de la SNCF. Au fil des mois, la pièce essentielle de cette accusation semble se réduire à... un livre : L’insurrection qui vient, signé par un « Comité invisible » et publié en mars 2007 par les Editions La Fabrique, que dirige Eric Hazan.
En témoigne notamment le rapport de la sous-direction antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire au procureur de Paris établi le 15 novembre 2008 et explicitant les « investigations diligentées en exécution des réquisitions (...) ayant permis d’identifier et de démanteler une structure clandestine anarcho-autonome basée sur le territoire national et se livrant à des opérations de déstabilisation de l’Etat ».
Que dit ce rapport ? Ceci : « Ce groupe constitué autour de son leader charismatique et idéologue, le nommé Julien Coupat, (...) obéit à une doctrine philosophico-insurrectionnaliste qui, ayant fait le constat que la société actuelle est »un cadavre putride« (tel qu’il est mentionné au sein du pamphlet intitulé »L’insurrection qui vient« signé du Comité invisible, nom du groupe constitué autour de Julien Coupat), a décidé d’user des moyens nécessaires pour se »débarrasser du cadavre« et provoquer la chute de l’Etat. »
Et il ajoute : « Les cibles désignées dans cet ouvrage, dont il a été établi dans la présente enquête qu’il avait été rédigé sous l’égide de Julien Coupat, étant, de manière récurrente, tout ce qui peut être, par analogie, défini comme un »flux« permettant la survie de l’Etat et la société de consommation qu’il protège. Sont ainsi cités dans cet opuscule, avec insistance, le réseau TGV et les lignes électriques comme autant de points névralgiques par le sabotage desquels les activistes peuvent, à peu de frais, arrêter plus ou moins durablement les échanges de biens et de personnes, et ainsi porter un coup au système économique qu’ils combattent. »
Par les temps qui courent, ceux de la paranoïa d’Etat, nous pouvons comprendre pourquoi un écrit « subversif » d’un groupe de révoltés - dont la genèse collective et volontairement anonyme ne permet pourtant de l’attribuer à aucun individu en particulier - suscite les exégèses orientées des services de police.
Mais pour autant, comment admettre que cela suffise à arrêter, à grand spectacle, de simples dissidents de l’ordre dominant ? Et comment admettre que l’éditeur du livre qui leur est attribué, cette fameuse « insurrection qui vient », soit entendu comme « témoin » dans l’affaire, alors qu’il n’est évidemment pas témoin des faits instruits ? Cette convocation par l’antiterrorisme vise évidemment à en faire un « complice objectif » d’une prétendue « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ?
Car c’est bien ce qu’il faut retenir de l’audition, le 9 avril pendant trois heures trente, par la sous-direction de l’antiterrorisme de la police judiciaire, d’Eric Hazan, l’éditeur de L’Insurrection qui vient. Cette convocation avait évidemment pour objectif d’établir un lien entre ce livre et la sombre « affaire des caténaires ». « On n’a pas vu ça depuis la guerre d’Algérie », a déclaré Me Antoine Comte, l’avocat de l’éditeur.
Cela, nous ne l’admettons pas : pour nous, l’édition est avant tout un espace de liberté. La question n’est pas d’être d’accord ou non avec les thèses du « comité invisible ». La question, c’est, très simplement, celle de la liberté d’expression, aujourd’hui gravement menacée en France par les représentants de son Etat, au nom d’une conception dévoyée de la lutte contre le terrorisme.
L’« affaire Hazan » n’est qu’un des nombreux symptômes de cette dérive. C’est pourquoi nous tenons à affirmer notre pleine solidarité avec notre confrère.
Auteur : François Gèze (éd. La Découverte)
Premiers signataires : Patrick Beaune (éd. Champ Vallon), Laurent Beccaria (Les Arènes), David Benassayag (Le Point du Jour), Olivier Bétourné (Albin Michel), Teresa Cremisi (Flammarion), Bernard Coutaz et Frédéric Salbans (Harmonia Mundi), Gilles Haéri (Flammarion), Marion Hennebert (éditions de l’Aube), Hugues Jallon (La Découverte), Joëlle Losfeld (éd. Joëlle Losfeld), Anne-Marie Métailié (Métailié), Françoise Nyssen (Actes Sud), Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.), Jean-Marie Ozanne (Folie d’encre), Yves Pagès (éd. Verticales), Rémy Toulouse (Les Prairies ordinaires), Michel Valensi (éd. de l’Eclat).