Venant après d’autres catastrophes, le cyclone Katrina a illustré la profondeur de la crise écologique. Mais ce qu’a révélé cette catastrophe « naturelle », ce n’est pas seulement une dégradation des équilibres écologiques, c’est le fait que les conséquences humaines épousent les fractures sociales : à la Nouvelle-Orléans, ce sont bien les populations les plus pauvres, les noirs en particulier qui ont été le plus touchées, alors que la possibilité d’une telle catastrophe était prévue depuis 2002. Cette convergence des inégalités sociales et environnementales constitue le cours habituel du capitalisme : ce sont bien les victimes de la fracture sociale qui payent la facture écologique.
Un projet pour l’émancipation humaine (appelons-le écosocialisme par exemple) doit donc se confronter à deux problématiques :
– les rapports des êtres humains entre eux, rapports sociaux le plus souvent placés sous le signe de l’inégalité et de la domination d’une majorité par une minorité ;
– les rapports des êtres humains à la nature.
Ces deux questions sont bien entendues connectées mais ne peuvent être réduites l’une à l’autre : combattre les inégalités sociales ne peut se faire sans prendre en compte le cadre écologique dans lequel nous nous situons et dont la dégradation accentue la difficulté de répondre aux besoins sociaux.
Tracer une telle perspective nécessite de s’entendre sur quelques principes d’analyse :
1. La logique du marché et du profit -et pour d’autres raisons celle du socialisme bureaucratique des pays de l’est- est incompatible avec les exigences environnementales tant le court terme de la recherche du profit est contradictoire avec le temps long du maintien et de la reproduction des équilibres naturels.
2. La civilisation marchande impose une expansion infinie d’un seul mode de production et de consommation. Les besoins ne sont pas ceux d’une humanité qui en décide collectivement, ils sont créés régulièrement pour les besoins des entreprises à la recherche de toujours plus de débouchés pour leurs productions.
3. Dans le même temps, les besoins fondamentaux d’existence (nourriture, eau, logement, travail...) ne sont pas accessibles pour une part croissante de l’humanité, au Sud mais aussi dans les pays du Nord.
4. Si des réformes sont nécessaires dans le système actuel, seul un changement radical sera à même de modifier profondément nos modes de production, de transports, d’échanges et de consommation.
5. Le capitalisme s’est étendu sur toute la planète ou presque. Si les inégalités sont fortes entre habitants du Sud et du Nord, la majorité d’entre eux sont victimes de politiques semblables : destruction des systèmes de solidarité, licenciements, individualisme, pauvreté croissante, multinationales surpuissantes... Ce ne sont donc pas les travailleurs des pays industrialisés qui sont responsables des malheurs au Sud ; par contre c’est bien une solidarité qu’il s’agit de tisser afin d’envisager un co-développement écologiquement soutenable.
6. La réorganisation d’ensemble du système socio-économique n’est donc pas qu’une question sociale. Fondée sur des critères étrangers à ceux du marché capitaliste, elle a des conséquence en terme de démocratie (qui décide ? de quoi ? à l’aide de quelles connaissances, de quelles institutions ?...) de modes de vie, de transports, de choix énergétiques, d’urbanisme... , et doit permettre la transition d’une société individualiste vers une société qui, sans nier l’individu, donne la primauté aux choix collectifs ; une société où la valeur d’usage (l’utilité sociale des choses) prime sur leur valeur d’échange (la valeur qu’elles vont acquérir grâce à leur insertion dans des échanges marchands).
7. L’irrationalité des échanges marchands sous régime capitaliste peut conduire à dégrader les écosystèmes au point que ceux-ci ne peuvent plus se reconstituer. Les effets de seuil sont une donnée à prendre nécessairement en compte dans une approche écosocialiste.
Une fois ces principes établis, on doit éviter de s’enfermer dans des fausses alternatives comme celle qui oppose la croissance à la décroissance.
Nous sommes effectivement confrontés à un rouleau compresseur idéologique qui vise à faire de la croissance économique la solution à tous nos problèmes. Les idéologues de la croissance semblent oublier que l’activité productrice, que l’économie ne s’effectuent pas en dehors de la biosphère, ni d’ailleurs en dehors d’un contexte social particulier. Si cette idéologie sert de support aux projets libéraux, elle peut être aussi détournée pour des objectifs plus nobles en apparence. Ainsi, le développement durable, semblant prendre en compte la problématique environnementale, est, par son ancrage institutionnel (la notion est en effet affectionnée par les gouvernants, les chefs d’entreprise et les institutions internationales), accolé systématiquement à la nécessité de la croissance (« Aujourd’hui ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle ère de croissance, de croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable » Rapport Bruntland, 1987).
Or, le contenu de cette croissance n’est pas forcément compatible avec le maintien des équilibres environnementaux : la seule réponse donnée à cette contradiction est une solution techniciste visant à réduire les dommages environnementaux grâce à la réduction de l’usage des ressources naturelles permise par les progrès techniques. Or, si la production est devenue moins énergivore, l’augmentation des volumes de production engendre de toute façon des augmentations sensibles de la consommation énergétique et des pollutions afférentes.
De la même façon, la croissance en tant que telle ne constitue pas un remède aux inégalités sociales : si on ne dit pas ce qu’on veut faire croître, pour répondre à quels besoins, de quelle façon on veut organiser la production, avec quels droits pour les salariés et pour les consommateurs, comment on veut répartir les richesses produites, on évite de se prononcer sur le fond du problème. Malgré l’accroissement des richesses, l’écart entre les 20 % les plus riches et les 20% les plus pauvres est passée de 1 à 30 à 1 à 80 en 40 ans.
Face à cette idéologie trompeuse de la croissance doit-on revendiquer son double inversé, à savoir la décroissance ? Si on pense que la croissance est un fétiche capitaliste, doit-on lui opposer à un autre fétiche ? Autrement dit, est-ce que l’alternative entre croissance et décroissance est pertinente ? Nous ne pensons pas, car cela conduirait à mettre sur le même plan toute l’humanité alors que la partie la plus pauvre -et la plus nombreuse- a besoin d’un temps de croissance pour satisfaire ses besoins élémentaires. Mais il reste à définir quel est le contenu de cette croissance : pour supprimer l’analphabétisme il faut bâtir des écoles (mais pas forcément en béton armé...), pour se soigner des centres de soin, pour boire et manger des réseaux d’eau... toutes choses qui nécessitent une phase de croissance économique.
Le problème se pose dans d’autres dimensions pour les populations des pays développés, mais la satisfaction d’un certain nombre de besoins sociaux passera par une croissance réorientée et sélective, contre la décroissance des services et de certains biens qu’impose le néo-libéralisme. Parallèlement, il est nécessaire de faire décroître un certain nombre de productions, les plus nuisibles et consommatrices d’énergie, en premier lieu celles qui touchent à l’armement, mais aussi de réduire la quantité globale de transports ; en effet, réduire les pollutions dues aux transports nécessite non seulement de modifier les types de transports (le rail, le maritime et le fluvial plutôt que la route et l’aérien) mais aussi que les distances parcourues par les produits soient raccourcies, ce qui oblige à modifier en profondeur le mode même de production.
En définitive, le développement que nous prônons est nécessairement anticapitaliste puisqu’il implique de stopper l’exploitation des peuples et de la nature. Il est différencié dans le temps et l’espace : chaque population sur la planète ne subit pas les mêmes privations et n’a donc pas les mêmes besoins présents ; mais l’objectif reste la satisfaction de besoins sociaux pour tous et toutes. Ce co-développement solidaire et écologiquement soutenable doit viser à une diminution progressive et ciblée de certaines productions (pouvant au final aboutir à une forte décélération de la croissance globale), ainsi qu’à la diminution de l’imaginaire marchand réduisant le bien-être à la consommation. La réduction considérable de la consommation des énergies non renouvelables doit être un de nos objectifs centraux.
La lutte pour un changement civilisationnel, afin de saper le capitalisme dans tous ses fondements, ne peut donc se faire essentiellement sur le mode idéologique, de conversion à un autre modèle de société. Il s’agit de montrer que cet autre modèle, de remise en cause des rapports sociaux capitalistes, peut répondre aux besoins élémentaires mieux que le système capitaliste.
Afin de donner une concrétisation immédiate à ces propos, nous invitons tout le monde à être massivement présents à Cherbourg les 15 et 16 avril prochains pour la manifestation européenne contre le projet de nouveau réacteur nucléaire EPR.