La gauche italienne a constitué sans doute l’un des plus larges et des plus importants mouvements populaires de l’Europe de l’Ouest, parmi ceux qui luttaient pour le changement social. Elle comprenait deux partis de masse ayant chacun sa propre histoire et sa propre culture, le Parti communiste (PCI) et le Parti socialiste (PSI), tous deux engagés dans la lutte pour dépasser, et non améliorer, le capitalisme. Cependant, l’alliance d’après-guerre entre le PCI et le PSI ne survit pas au boom des années 1950. En 1963, sous l’impulsion de Pietro Nenni, les socialistes entrent pour la première fois au gouvernement italien en tant que junior partner de la Démocratie Chrétienne. Le PSI entame ainsi le chemin qui va finalement conduire à Bettino Craxi, faisant du PCI le leader incontesté de l’opposition au régime démocrate-chrétien.
Plus de deux millions de membres
Dès le début, le PCI était le plus important des deux, tant du point de vue organisationnel que du point de vue idéologique, comprenant une vaste base de masse – plus de deux millions de membres au milieu des années 1950 – s’étendant tant aux travailleurs de la terre du Sud qu’aux artisans et aux enseignants dans le centre du pays, ou aux ouvriers industriels du Nord. Il pouvait également se prévaloir d’un riche héritage intellectuel, principalement celui d’Antonio Gramsci : l’importance de la toute nouvelle publication des Carnets de prison a été immédiatement reconnue bien au-delà du parti. A son apogée, le PCI draine une variété extraordinaire d’énergies sociales et morales, combinant à la fois de profondes racines populaires et une ample influence intellectuelle qu’aucune force politique du pays n’est alors capable de mobiliser.
Confiné par la guerre froide à 40 ans d’opposition, le parti se retranche dans les administrations locales puis régionales, et dans les commissions parlementaires, s’entrelaçant ainsi, à de nombreux niveaux secondaires, au pouvoir politique. Cependant, sa stratégie politique demeure plus ou moins stable partout. Après 1948, les butins de la Libération sont divisés. Le pouvoir à la DC ; la culture au PCI. La démocratie chrétienne contrôle les leviers du pouvoir, le communisme s’attire les talents de la société civile. L’habileté du PCI à polariser toute la vie intellectuelle, non seulement auprès de chercheurs·euses, écrivain·e·s, penseurs·euses et artistes, mais plus généralement dans toutes les sphères de l’opinion progressiste, est sans pareille en Europe. Sa domination dans ces sphères, véritable signe distinctif du communisme italien, est liée tant à ses leaders qui, à la différence de ceux des partis communistes français, allemands, britanniques ou espagnols, sont pour la plupart lettrés, qu’à sa gestion tolérante et flexible de la « bataille d’idées ». Mais cela a un double prix, auquel le parti reste constamment aveugle.
Un héritage idéaliste
Car la large influence du PCI dans le monde de la pensée et de l’art est également fonction de son degré d’assimilation et de reproduction de la culture italienne dominante. Et avant tout de l’idéalisme, ou plus exactement de son expression moderne, dont Benedetto Croce est devenu l’interprète le plus important ; cette figure, au cours des années, a acquis une position dans la vie intellectuelle du pays presque similaire à celle de Goethe en Allemagne. Le système historiciste de Croce, son prestige, garanti par l’attention que lui porte Antonio Gramsci dans ses Carnets de prison, devient le climat naturel ambiant dans lequel prend place la majeure partie de la culture italienne d’après-guerre ; une culture à laquelle le PCI préside directement ou indirectement. Mais bien au-delà de l’idéalisme, le monde de la culture italienne est empreint de traditions beaucoup plus anciennes qui accordent la prééminence absolue au royaume des idées en politique, conçues en tant que moyen d’action et possibilité de compréhension. Entre la chute de l’Empire romain et le Risorgimento [l’unification, NDT], l’Italie n’a jamais connu un Etat ou une aristocratie péninsulaire, et la plupart du temps, elle a été assujettie à une vaste gamme de puissances étrangères en conflit. Le résultat, et pour longtemps, a été de créer au sein de cette élite cultivée le sens d’un fossé entre la gloire passée et la misère présente. Le monde intellectuel a ainsi développé, depuis Dante, une forte tradition liée à l’impératif de récupérer et de transmettre la culture de l’Antiquité classique. Face à une réalité perçue comme décadente, les intellectuels se sont peu à peu persuadés qu’ils étaient les seuls à pouvoir remettre le pays sur le droit chemin en lui imprimant des idées revivifiées. La culture n’était donc pas, dans cette optique, une sphère séparée du pouvoir ; elle en constituait au contraire le passage obligé.
Dans une large mesure, le communisme italien hérite de cet état d’esprit. La forme nouvelle qu’il donne à cette prédisposition nationale est tirée d’Antonio Gramsci, même si elle n’est guère fidèle à l’intellectuel sarde. Dans cette version, l’« hégémonie » devient une domination culturelle et morale qui doit être gagnée de façon consensuelle au sein de la société civile ; elle est ainsi conçue en tant que fondement réel de l’existence sociale, pouvant éventuellement assurer la prise pacifique du pouvoir. De ce point de vue, la position dominante que le Parti gagne dans l’arène intellectuelle démontre qu’il est sur la voie de la victoire finale. Ce n’est pas ce que Gramsci avait conçu. En tant que révolutionnaire de la Troisième Internationale, il n’avait jamais pensé que le capitalisme pouvait être battu sans l’usage de la force des armes, qu’elle que soit par ailleurs l’importance donnée au fait de gagner le consensus populaire le plus large possible afin de renverser l’ordre établi. Mais elle correspondait au moule idéaliste de la culture au sens large. Au sein de la sphère intellectuelle, de plus, le PCI reproduisait le biais humaniste des élites traditionnelles, pour lesquelles la philosophie, l’histoire et la littérature avaient toujours été les domaines de prédilection. Il manquait aux ressources du parti les disciplines modernes, telles que l’économie et la sociologie, et les méthodes qu’elles avaient tenté d’emprunter, pour le meilleur et pour le pire, aux sciences naturelles. Redoutable lorsqu’il touchait les hautes sphères de la culture, le PCI devenait de plus en plus faible lorsqu’il s’agissait de domaines moins élevés de la pensée ; ce qui, le temps venu, allait avoir des conséquences importantes.
Désarmé par la nouvelle culture de masse marchandisée
Car le PCI se montre peu préparé aux deux grands changements qui touchent le Parti dans l’Italie d’après-guerre. Le premier est l’arrivée d’une culture de masse complètement commercialisée, encore inimaginable dans le monde de Togliatti, sans parler de celui de Gramsci. Même à son apogée, des limites objectives à l’influence du PCI sur le plan culturel, et plus généralement à celle de la gauche italienne, existaient, compte tenu de l’espace occupé par l’Eglise dans les croyances et l’imaginaire populaires. Au-delà des universités, des éditeurs, des studios ou des quotidiens dans lesquels la mouvance du Parti était si étendue, une foison de magazines conformistes ou de shows conçus en fonction des goûts de l’électeur·trice moyen de la DC avaient toujours fleuris à côté des bastions de la presse bourgeoise libérale. Partant de son avantage dans la culture de l’élite, le PCI envisageait cet univers avec une condescendance tolérante, soulignant qu’il était l’expression de l’héritage d’un passé clérical dont l’importance avait toujours été mise en exergue par Gramsci. Mais il n’en était guère effrayé.
L’irruption d’une culture de masse complètement sécularisée et américanisée était une autre affaire. Pris au dépourvu, l’appareil du Parti et l’intelligentsia formée autour de lui ont été mis KO, ne réussissant pas à s’inscrire dans ce courant de nouveauté. Et ce, malgré le fait qu’au sein de la culture, certains critiques – dont Umberto Eco a sans doute été l’un des pionniers – s’étaient engagés dans la mêlée. […] Le cinéma, art dans lequel l’Italie a excellé après la guerre, en constitue un cas emblématique. La génération des grands réalisateurs qui avaient fait leur début dans les années 40 ou au tout début des années 50 – Rossellini, Visconti, Antonioni – n’a pas connu de succession. Il manquait en outre un véritable combustible capable d’alimenter l’avant-garde avec une forme artistique populaire, comparable à Godard en France ou à Fassbinder en Allemagne ; bien plus tard, il n’y aura que la faible écume d’un Nanni Moretti. Les sensibilités des couches instruites et celles des couches populaires se sont trouvées tant et si bien séparées que le pays a été laissé plus ou moins sans défense face à la contre-révolution culturelle de l’empire médiatique de Berlusconi, saturant l’imaginaire populaire d’une marée d’idioties et de fantaisies. Incapable de se confronter à ce changement, le PCI cherchait à lui résister. Le dernier vrai grand leader du parti, Enrico Berlinguer, a personnifié le mépris austère du PCI face à la complaisance et à l’infantilisme du nouvel univers de la consommation culturelle et matérielle. Après son départ, le pas qui séparait la résistance de la capitulation allait être franchi – Walter Veltroni fit campagne en distribuant avec L’Unità des photos de lui-même ressemblant aux petites images des albums collectionnés par les écoliers.
Les défis de l’« opéraïsme »
Si l’idéalisme du PCI le rendait incapable de saisir les commandes matérielles du marché et des médias qui ont transformé les loisirs en Italie, le même manque d’antennes sociologiques et économiques l’empêchait de détecter des changements non moins importants dans le monde du travail. Dès la fin des années 1960, le PCI leur prêtait moins d’attention que les jeunes radicalisés qui allaient être au cœur de l’une des plus étranges aventures intellectuelles de la gauche européenne de cette époque, l’opéraïsme, phénomène tout à fait particulier à l’Italie. A la différence du PCI, le PSI d’après-guerre comptait parmi ses membres l’une des figures majeures du marxisme italien, Rodolfo Morandi, qui s’était particulièrement intéressé aux structures de l’industrie italienne. Raniero Panzieri, militant du PSI de la génération suivante, en devint l’héritier légitime. A Turin, dans le cadre de ses investigations sur les conditions des ouvriers de la Fiat, Panzieri réunit un groupe de jeunes intellectuels dont beaucoup (Antonio Negri par exemple), mais pas tous, provenaient des rangs de la jeunesse socialiste. Tout au long de la décennie suivante, l’opéraïsme se développe en force protéiforme, promouvant une succession de journaux éphémères – Quaderni rossi, Classe operaia, Gatto selvaggio, Contropiano – visant à explorer les transformations du monde du travail et du capital industriel dans l’Italie contemporaine. Alors, le PCI n’a rien de comparable, et il montre peu d’attention à cette ébullition, même si l’un des plus influents parmi les nouveaux théoriciens de l’opéraïsme, Mario Tronti, provient précisément de ses propres rangs. Il s’agit d’un milieu dont la culture est essentiellement étrangère à celle du parti, et même carrément hostile à Gramsci.
L’impact de l’opéraïsme ne vient pas seulement de ses recherches ou de ses idées, mais de sa connexion avec les nouveaux contingents de la classe ouvrière : jeunes immigrant·e·s du Sud, se rebellant contre les faibles salaires et les conditions de travail désastreuses dans les industries du Nord de la Péninsule. Alors même que les syndicats communistes sont déconcertés par les manifestations spontanées de militantisme ou les formes inattendues de lutte promues par cette nouvelle catégorie de travailleurs·euses. D’avoir anticipé ces changements donne à l’opéraïsme une force intellectuelle, mais il le fixe dans le moment même de sa pensée, conduisant à une vision romantique des révoltes prolétaires vues comme un flux de lave plus ou moins continu provenant des industries. Dès le milieu des années 1970, conscients que l’industrie italienne est en train de changer une fois encore et que le militantisme d’atelier décline, Negri et d’autres vont revenir à la figure du « travail social » en général – virtuellement n’importe quel employé ou chômeur – en tant que porteur de la révolution immanente. L’abstraction de cette notion est un signe de désespoir, et les politiques apocalyptiques qui l’accompagnent conduisent l’opéraïsme de la fin des années 1970 à son chant du cygne. Le PCI, non content d’avoir manqué les mutations des années 1960, n’offre alors rien d’autre qu’une sociologie industrielle. Ainsi, lorsque dans les années 1980, l’économie italienne subit de nouveaux changements critiques avec le développement de petites entreprises d’exportation et d’une économie au noir – le « second miracle italien », comme on l’appelle alors avec espoir – le Parti est à nouveau peu préparé et cette fois le coup porté à son leadership dans la représentation politique de la classe ouvrière italienne est fatal. Vingt ans plus tard, le triomphe de Forza Italia dramatise son incapacité à répondre à temps à la massification de la culture populaire, et la victoire de la Ligue du Nord révèle son impuissance à s’opposer à la fragmentation postmoderne du travail. […]
Les impasses du « compromis historique »
Incapable d’assumer ou de développer les révoltes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, le PCI se tourne une fois de plus vers la DC dans l’espoir vain qu’elle serait prête à collaborer avec lui afin de gouverner le pays – catholicisme et communisme unis dans un « compromis historique » pour défendre la démocratie italienne contre les dangers de la subversion et les tentations consuméristes. Proposant ce pacte, toute de suite après être devenu le nouveau leader du parti, Berlinguer évoque le cas du Chili, où Allende vient d’être renversé, en avertissant des risques inévitables d’une guerre civile si la gauche – communistes et socialistes – essayent de gouverner un pays sur la base d’une simple majorité arithmétique des électeurs·trices. Peu d’arguments pouvaient être si ouvertement spécieux. Aucune guerre civile ne pointait à l’horizon en Italie ; les explosions de violence qui avaient eu lieu – notamment la bombe posée par le terrorisme noir à Piazza Fontana à Milan en 1969 – avaient eu très peu d’incidence sur la vie politique de la Péninsule dans son ensemble. Cependant, une fois la décision prise par le Parti communiste d’embrasser la DC, les groupes révolutionnaires à la gauche du PCI, surgis de la rébellion de la jeunesse, ne virent qu’un bloc de pouvoir parlementaire monolithique sans opposition ; ils optèrent décidément alors pour l’action directe. Les premières attaques mortelles des Brigades rouges commencent l’année suivante.
Cependant, le système politique n’est pas en danger pour autant. Au cours des élections de 1976, le PCI obtient un bon résultat. Dans son sillage, la DC accepte gracieusement l’appui des communistes pour former ses gouvernements dits de « solidarité nationale » sous la présidence de Giulio Andreotti, tout en ne changeant pas de tactique et en ne concédant en conséquence aucun ministère au PCI. La législation répressive, limitant de manière illégitime les libertés civiles, est intensifiée. Deux ans plus tard, les Brigades rouges enlèvent à Rome l’un des leaders les plus importants de la DC, Aldo Moro, exigeant qu’on relâche ses prisonniers en échange de sa libération. Au cours de ses 55 jours de captivité, craignant d’être abandonné à son sort par son propre parti, Moro écrit des lettres de plus en plus amères à ses collègues, menaçant ouvertement Andreotti. Au cours de cette crise, une fois de plus, le PCI ne montre ni humanité, ni bon sens, dénonçant toute forme de conciliation et de négociation avec encore plus de véhémence que la direction de la DC elle-même.
Moro est abandonné. S’il avait été laissé en vie, son retour aurait sans doute divisé la Démocratie Chrétienne et aurait mis un terme à la carrière d’Andreotti. Le prix de sa vie était négligeable. Les Brigades Rouges, ce groupe minuscule qui n’a jamais constitué un danger significatif pour la démocratie italienne, auraient difficilement pu être renforcées par la libération de quelques-uns de ses membres, d’autant qu’ils auraient été, dès leur sortie de prison, placés constamment sous le contrôle de la police. L’idée que le prestige de l’Etat n’aurait pu survivre à une telle reddition, ou que des milliers d’autres terroristes auraient pris naissance dans son sillage, n’était rien de plus qu’une hystérie intéressée. Les socialistes l’ont réalisé, et ils ont cherché à négocier. Plus royalistes que le roi, les communistes, dans leur empressement à démontrer qu’ils étaient les plus fermes remparts de l’Etat, sacrifièrent une vie et sauvèrent leur Némésis en vain. Après les avoir utilisés, Andreotti – maître incontesté de la synchronisation, dépassant dans cet art De Gasperi lui-même – se débarrassa des communistes. Aux élections de 1979, le PCI, plus isolé que jamais, perdait un million et demi de votants. Le « compromis historique » ne lui rapportait rien d’autre que la désillusion de ses électeurs·trices et l’affaiblissement de sa base. Lorsque quelques années plus tard, Berlinguer appella les travailleurs·euses de la Fiat, menacés par des licenciements massifs, à occuper leur usine, l’exhortation resta sans écho. La dernière action d’importance dans laquelle le Parti s’était lancé fut rapidement écrasée.
Des élites invertébrées
Il y a cinq ans, réfléchissant amèrement sur la politique de son pays, Giovanni Sartori remarquait que Gramsci avait raison de distinguer la guerre de position et la guerre de mouvement. Les grands chefs – Churchill ou De Gaulle – avaient compris la nécessité de la guerre de mouvement. En Italie, les politiciens ne connaissaient que la guerre de position. Il en arrivait à penser que le titre donné par Ortega y Gasset à l’un de ses fameux ouvrages, España Invertebrada, aurait mieux convenu à l’Italie, où la Contre-Réforme avait créé de fortes habitudes de conformisme et où les invasions continuelles des puissances étrangères avaient fait des Italiens des spécialistes dans l’art de survivre en pliant l’échine. Manquant d’une élite courageuse, l’Italie était une nation sans vertèbres. Sartori ne parlait pas au hasard. Il s’adressait à la classe politique qu’il décrivait. A ce moment, le PCI avait disparu, Berlusconi était au pouvoir et ses objectifs centraux étaient clairs : se protéger et protéger son empire contre la loi. Les mesures ad personam pour défendre les deux provenaient du Parlement et finissaient leur course sur le bureau du président. La présidence n’est pas un titre honorifique ; celui qui assume cette charge nomme non seulement le Premier ministre, dont le choix doit être ratifié par le Parlement, mais il peut également récuser des ministres, et refuser de signer toute législation. En 2003, la charge était occupée par l’ancien président de la banque centrale, Carlo Azeglio Ciampi, un ornement du centre gauche qui avait dirigé le dernier gouvernement de la Première République, servi de ministre des finances sous Prodi, et qui est devenu aujourd’hui sénateur du Parti démocrate.
Imperturbable, Ciampi a alors signé la législation, non seulement pour consolider le pouvoir de Berlusconi sur les médias, mais pour lui garantir l’immunité dont Ciampi lui-même, en tant que Président, allait être, en apposant sa signature, l’un des bénéficiaires. Ciampi est resté sourd aux appels de la rue l’exhortant à ne pas le faire. Les héritiers du PCI de leur côté n’ont soulevé aucune objection. En effet, le premier jet de la loi sur l’immunité provenait précisément des rangs du centre gauche. S’il y eut de vives critiques dans la presse, le Président lui-même – supposé être au-dessus des partis et traité avec toute la déférence due – n’a jamais été mis en question. Seule une voix s’est élevée contre la décision de Ciampi, celle du libéral conservateur Sartori.
De nos jours, c’est un ancien communiste, Giorgio Napolitano, leader de la fraction la plus à droite du PCI après la mort de Giorgio Amendola, qui est assis au palais présidentiel. Avant son élection, la première loi d’immunité avait été rejetée par la Cour constitutionnelle. Mais, dans le sillage de la mode inaugurée par le Traité de Lisbonne, la même loi a été à nouveau approuvée par la majorité parlementaire de Berlusconi. La direction de la délégation postcommuniste au Sénat, loin de s’y opposer, n’a posé aucune objection de principe, à part peut-être qu’elle devrait s’appliquer au cours de la législature suivante. Mais Napolitano n’avait pas de temps à perdre, et apposa sa signature en vue de son application immédiate. Une nouvelle fois, les seules voix qui s’élevèrent pour dénoncer cette ignominie étaient libérales ou apolitiques. Sartori et une poignée de libres penseurs réprouvèrent immédiatement dans la presse, non seulement la soumission du Parti démocrate mais également celle de Rifondazione comunista. Ainsi est la gauche invertébrée de l’Italie d’aujourd’hui.
Des forces historiques puissantes – la fin de l’expérience soviétique ; la contraction ou la désintégration de la classe ouvrière traditionnelle ; l’affaiblissement de l’Etat providence ; l’expansion de la blogosphère ; le déclin des partis – ont pesé durement sur la gauche partout en Europe, ne laissant aucun parti intact. La chute du Parti communiste italien fait, dans ce sens, partie d’une histoire bien plus large. Cependant, nulle part ailleurs, un tel héritage n’a été si complètement dilapidé. Le parti défait par De Gasperi et Andreotti, qui a échoué dans l’épuration du fascisme et dans sa tentative de diviser la DC, a toujours été une force en expansion d’une remarquable vitalité, qu’elle qu’ait été son innocence stratégique. Ses héritiers se sont compromis avec Berlusconi, sans l’ombre d’une excuse, sachant exactement qui il était et ce qu’ils faisaient. Une vaste littérature existe aujourd’hui sur Berlusconi, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Péninsule, y compris trois grandes études en anglais. Mais il est frappant de constater que beaucoup de ces analyses deviennent vagues lorsqu’elles touchent à l’aide effective que le centre gauche lui a apportée tant pour nettoyer son ardoise que pour renforcer sa puissance. La complicité des Présidents de la République pour le mettre, ainsi qu’eux-mêmes, au-dessus de la loi, ne constitue pas une anomalie, mais fait partie d’un modèle cohérent qui a vu les héritiers du communisme italien lui permettre de maintenir et d’augmenter son empire, en défiant ce qui était par le passé la loi. Ils n’ont pas levé le petit doigt pour gérer ses conflits d’intérêts ; ils ont libéré de prison son bras droit, et non une poignée de millionnaires criminels ; et ils ont cherché de manière répétée à faire des affaires électorales avec lui aux dépens de tout principe démocratique. A la fin de ce processus, la gauche italienne a non seulement les mains vides comme ses prédécesseurs, mais également l’esprit et la conscience.