Un nouveau « Mai 68 » ? Plus encore qu’en 2006, lors de la fronde contre le contrat première embauche (CPE), des oracles de tous bords en étaient convaincus. La crise sociale, nourrie par une crise économique d’une rare ampleur, ne pouvait déboucher, en ce printemps 2009, que sur une explosion sociale de même amplitude qu’il y a quarante et un ans. « Un nouveau Mai 68, ça ne ferait pas de mal ! », lançait, le 13 mai, Olivier Besancenot dans le Pas-de-Calais. Le porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) rêvait encore d’une montée sur Paris des victimes des licenciements les plus emblématiques de la crise - « des Caterpillar, des Continental et des Molex » -, ces salariés qui avaient remis au goût du jour les séquestrations (sans violences) de patrons.
Mai 2009 s’achève pourtant sans qu’aucune tempête sociale ne pointe à l’horizon. Le blocage de la Sorbonne, dont l’occupation en 1968 avait été un symbole fort de la révolte étudiante, a fini par être levé. Les salariés licenciés ne se sont pas coalisés en dehors des manifestations encadrées par les syndicats. Il n’y a pas eu la moindre jonction entre les différents mouvements, dans les universités ou dans les hôpitaux, et les cortèges de salariés. Les syndicats, qui n’avaient pas été directement à l’origine de Mai 68, ont résisté à tout appel à la grève générale. Et le gouvernement, loin de convoquer un Grenelle social à chaud, semble attendre la fin du mois de juin pour faire le point sur les attentes syndicales.
Alors que le « G8 », le groupe des huit syndicats – CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, UNSA, FSU, Solidaires – qui demande au gouvernement un changement de politique, va organiser, mardi 26 mai, sa quatrième journée de protestation – qui, décentralisée, sera moins visible, sauf si la grève lancée par les quatre syndicats représentatifs de la SNCF est très suivie –, une sorte de lâche soulagement s’exprime à demi-mots tant du côté de l’Elysée que du patronat.
Les Cassandre se seraient-ils trompés de diagnostic en imaginant que la grave récession qui s’amorce allait provoquer la même révolte qu’un Mai 68 éclatant au cœur des « trente glorieuses » de l’expansion ? Leurs arguments ne manquaient pas de pertinence. « Oui, il y a une forte colère qui s’exprime dans notre pays, oui, il y a un risque révolutionnaire en France », s’exclamait Dominique de Villepin, le 19 avril, au « Grand Rendez-vous Europe 1 - Aujourd’hui en France ». L’ancien premier ministre, moins perspicace en 2006 sur la fronde contre le CPE, pointait le sentiment des Français que « l’on se mobilise beaucoup pour les banques, on se mobilise beaucoup pour aider les entreprises, mais que les salariés, eux, font les frais de la crise, que ce sont toujours les mêmes qui souffrent ».
A son tour, Le Nouvel Observateur consacrait sa « une », dans son numéro du 30 avril, à « l’insurrection française ». Et dans l’accroche de son enquête, l’hebdomadaire campait une description pertinente du paysage social : « La passion de l’égalité qui a allumé tant de révoltes au cours de l’Histoire ne pouvait que resurgir avec la crise économique et son sinistre cortège de plans sociaux. Patrons cousus de stock-options, dirigeants politiques largement impuissants et intelligentsia complice de l’ultralibéralisme sont couverts du même opprobre. Jusqu’où ira la colère ? »
Les ingrédients sont là, les braises flamboient, les souffleurs sont aux aguets, mais l’embrasement social ne vient pas. Les colères demeurent ponctuelles, locales, voire individualistes, limitées et souvent canalisées. En d’autres temps, les actions dures des salariés d’ERDF et GRDF, les deux filiales de distribution du gaz et de l’électricité, qui, depuis huit semaines, multiplient arrêts de travail et manifestations - jusqu’à perturber le sacro-saint Festival de Cannes le 19 mai - sur des revendications salariales, auraient pu constituer une étincelle. Soixante-quatorze syndicalistes de ces entreprises n’ont-ils pas été interpellés - fait rare - après des incidents à Paris ? La riposte syndicale a été mesurée. Même les violences dites « réactives », suite à des licenciements, comme les « retenues » de patrons, n’ont pas fait tache d’huile.
Les salariés qui recourent à la radicalité dans leurs actions ne veulent pas, à la différence de nombre de rebelles de Mai 68, « faire la révolution » - surtout en l’absence de toute perspective politique -, ils expriment leur désarroi et leur refus des injustices et se déchaînent quand ils pensent qu’ils n’ont plus rien à perdre. Comme l’observe le sociologue Robert Castel, qui a conceptualisé le « précariat », dans Télérama du 6 mai, « les grands bouleversements historiques arrivent par des formes de manifestations collectives. Des actions dispersées, même significatives, ne forment pas nécessairement un mouvement collectif ».
En ce printemps 2009, ce qui apparaît sous les pavés, c’est une forte déprime collective tissée par une kyrielle de colères individuelles. Le Medef en a-t-il pris la mesure ? Sortant de sa torpeur, il a invité les syndicats, le 27 mai, à discuter d’un calendrier de négociations. Le « G8 » affine sa plate-forme commune. Quant au gouvernement, il remet à l’ordre du jour du Parlement, en juillet, une proposition de loi, un peu amendée, sur le travail dominical, un chiffon rouge pour les syndicats. L’erreur serait qu’il se résigne à cette déprime sans tempête, alors que l’avalanche de plans sociaux prévus à l’automne peut porter le risque social à son paroxysme.