Comme ceux et celles de Casale Monferrato, le site italien le plus touché, avec près de 1 500 morts de l’amiante, les manifestant·e·s arboraient le slogan « Strage Eternit, Giustizzia » : tragédie d’Eternit, justice. Il faut espérer que cette volonté d’aller jusqu’au bout ne faiblira pas devant les manœuvres d’une des plus grandes fortunes de Suisse, dont les avocats ont déjà proposé aux victimes directes 60’000 euros pour qu’elles se retirent de la procédure. Mais le procès de Turin [1] n’est évidemment pas qu’une affaire italienne et possède des enjeux internationaux. Un aspect qu’évoquent deux des avocats des parties civiles.
Pourquoi ce procès des hauts dirigeants d’Eternit est-il si important ?
Me Sergio Bonetto : La mise en examen des propriétaires et actionnaires d’Eternit au moment des faits revêt une importance considérable pour trois raisons. Par le nombre impressionnant de plaintes reçues, ce procès rend lisible l’ampleur du drame de l’amiante. Pour la première fois, ce sont de hauts dirigeants qui comparaîtront, et non plus des directeurs italiens ou suisses. Enfin, ce procès a également une dimension internationale : Eternit, c’était 72 centres de production, répartis dans le monde entier, que s’étaient partagé ces grandes familles suisse, belge et française !
Me Jean-Paul Teissonnière : Nous considérons que la catastrophe de l’amiante est une catastrophe mondiale, qu’il faut traiter aussi à l’échelle internationale. N’oublions pas que, en même temps que le procès de Turin, en France des procédures pénales sont en cours d’instruction.
Quand ce procès aura-t-il lieu ?
Me Bonetto : Le procureur Raffaele Guariniello, qui dirige la section spécialisée dans les délits du travail et a instruit l’affaire, a clos l’instruction en août dernier. Le procès devait avoir lieu au printemps. Il a été retardé à cause d’un terrible accident du travail, dont s’est trouvé chargé le procureur Guariniello : chez Thyssen-Krups, sept ouvriers ont péri brûlés en quinze minutes. Le procès devrait donc commencer vers la fin de l’année et se déroulera dans un contexte émotionnel très fort.
On imagine que la partie sera rude ?
Me Bonetto : Stephan Schmidheiny, qui vit au Costa Rica, est la cinquième fortune suisse. Un staff d’une dizaine d’avocats travaillent à plein temps pour lui. Pour nous, il y a vingt ans de travail. Nous avons un dossier solide. Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves qu’en Suisse tous les échantillons d’amiante étaient contrôlés et que les productions étaient paramétrées en fonction des normes d’empoussièrement, variables selon les pays.
En France, contrairement à l’Italie, maintes condamnations d’industriels pour faute inexcusable ont été prononcées par les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale. Le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante fonctionne. Qu’attend-on d’un procès au pénal qui, par ailleurs, tarde à venir ?
Me Teissonnière : Au-delà du problème de l’indemnisation, l’enjeu d’aujourd’hui est de traiter la délinquance industrielle comme on a traité la délinquance routière. La délinquance routière reste une délinquance d’imprudence, la délinquance industrielle est une délinquance de négligence intéressée. Les Anglo-Saxons ont déjà défini la notion de crime lucratif. Avec l’amiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif. Il faut d’importants moyens pour mener de telles instructions, et le pôle de santé publique, que dirige le juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, en manque, c’est évident.
Vous comptez sur un effet dissuasif ?
Me Teissonnière : L’indemnisation des victimes est un progrès du point de vue du droit social, mais, le risque amiante ayant été réparti sur l’ensemble des entreprises y compris sur celles qui ne travaillaient pas l’amiante, il y a une déresponsabilisation des acteurs industriels. Cette déresponsabilisation nuit à la prévention. N’oublions pas qu’il existe d’autres toxiques qui attentent à la santé des salariés. Il faut qu’il soit dit qu’il y a des sanctions.
Me Bonetto : Des sanctions conséquentes. Outre douze ans de prison, les actionnaires et les administrateurs des sociétés risquent 1,5 million d’euros d’amende par décès. Il faut que ce procès soit à hauteur du drame vécu à l’échelon international. D’ailleurs, nous sommes en train de préparer un forum permanent autour du palais de justice de Turin, où nous accueillerons les délégations de victimes de toutes les usines Eternit pendant le procès, qui devrait durer deux ans.
Eternit, en pleine connaissance de cause
Dès le milieu du XXe siècle, la causalité est établie entre amiante et cancer. Des rapports prouvent que tous les industriels de l’amiante- ciment étaient au courant des risques sanitaires. Quelle ligne de défense viable peut dès lors adopter Eternit ?
Il est difficile d’imaginer une ligne de défense pour Eternit dans la mesure où ils étaient, d’une manière générale, au cœur du lobby en faveur de l’amiante : ils connaissaient parfaitement la toxicité de la fibre et se sont organisés pour retarder la diffusion de ces connaissances. Ils ont continué le plus longtemps possible à l’utiliser dans des conditions de coût minimal, c’est-à-dire dans des conditions d’insécurité maximale pour les travailleurs.
J’imagine qu’Eternit va soutenir que la connaissance du danger est intervenue de façon plus tardive que ce qui a été démontré par les différentes expertises. Je doute du succès de ce plaidoyer, car l’industrie de l’amiante-ciment connaissait la teneur de ce danger. Elle a caché la vérité et a même continué, en toute connaissance de cause, à utiliser l’amiante dans des conditions extrêmement dangereuses.
Me Teissonière dans un entretien publié dans le dossier amiante de l’Institut syndical européen [2]