La Turquie compte un nombre tout à fait impressionnant de militants se réclamant du « socialisme » – par opposition au capitalisme – (nous n’incluons pas dans ce « décompte » les militants des organisations kurdes) que nous proposons d’évaluer à un chiffre supérieur à la plupart des pays d’Europe de l’Ouest alors que les dangers de l’engagement y sont nettement plus élevés (d’autant plus que certains courants s’inscrivent dans une logique d’affrontement armé avec l’Etat). Toutefois, paradoxalement, les « socialistes » (au sens turc donc) n’ont qu’une influence extrêmement marginale sur la vie sociale et politique en Turquie. Cela malgré des attributs susceptibles de faire illusion pour des observateurs étrangers tel que deux députés au parlement (un membre de l’ÖDP, Parti de la Liberté et de la Solidarité, et un du SDP, Parti de la Démocratie socialiste) ainsi que la victoire aux municipales dans quelques communes. Nous allons indiquer plus loin en quoi ces succès n’en sont pas et constituent le voile pudique qui cache bien mal la profonde crise du « socialisme » en Turquie.
Pour expliquer cette crise, un grand nombre de raisons peuvent être avancées dont, à juste titre, les effets dévastateurs du coup d’Etat de 1980 et de la terrible répression qui s’en est suivi. Néanmoins, cela mettrait de côté un retour historique critique sur ce l’héritage de la gauche révolutionnaire en Turquie avant 1980. Or, cela est nécessaire pour comprendre bien des aspects de la crise actuelle. Nous allons particulièrement insister sur un de ces aspects, l’extrême faiblesse d’expérience de la gauche révolutionnaire en Turquie en terme de fonctionnement en tant que parti. Là aussi, notre propos peut paraître paradoxal puisque la Turquie connaît un nombre extrêmement important de partis se réclamant du socialisme. Néanmoins, il est possible de considérer que cette dispersion est justement le résultat d’une incapacité systématique à assurer un fonctionnement commun pérenne malgré des divergences de position.
Il est possible d’aborder cette inexpérience à partir de deux épisodes : la construction du Parti ouvrier de Turquie (Türkiye Isci Partisi) et la période de mobilisations de masses entre 1974 et 1980. Pour cela, nous nous appuyons sur les travaux historiques d’Ergun Aydinoglu [1].
La fondation de ce parti en 1962 par une poignée de syndicalistes puis sa coloration de gauche avec l’arrivée à sa tête d’un intellectuel « socialiste » représente la toute première expérience, limitée certes mais bénéficiant néanmoins d’une base sociale, de formation d’une organisation politique du mouvement ouvrier en Turquie. Ainsi, cette toute première expérience n’intervint que durant les années 60 alors qu’aucune expérience notable dans ce domaine n’avait pu être accumulé par les militants communistes anciens liés à l’URSS qui étaient soit exilés soit extrêmement marginalisés. Confortée par les succès électoraux relatifs mais réels du TIP la direction chercha à masquer les faiblesses du parti qui entraînèrent une dégénérescence rapide. La faiblesse principale résidait dans l’extrême pauvreté du niveau de culture politique de ces dirigeants malgré leur statut d’ « intellectuels ». Dès lors que la question de « légitimité » de la gauche était réglée, la direction du TIP fut donc confrontée à des problèmes politiques qu’elle était incapable de résoudre, particulièrement les débats théoriques qui commençaient à émerger à la base. Elle choisit la double orientation du parlementarisme en axant l’essentiel de son action et de son programme sur les résultats électoraux et de la répression interne en usant de procédés bureaucratiques pour étouffer toute tentative de débat (notamment au débat de Malatya en 1967). Cela ne permit ni d’éviter l’effondrement électoral du TIP, ni d’éclater la crise interne.
Ces conditions expliquent la force d’attraction de la théorie de la tendance de la « Révolution nationale démocratique » animée par des militants attachés au communisme « officiel » et très fortement influencée par le « gradualisme » avec l’idée d’une alliance avec la « bourgeoisie locale » contre le capitalisme international (plus tard, durant les années 70, à contre courant de la situation en Europe occidentale, la jeunesse radicalisée se dirigea vers le modèle soviétique).
La direction fut même incapable de faire face à cette attaque théorique et le TIP, même s’il continuait à exister, ne devint plus qu’un noyau vidé de l’essentiel de son contenu lors du pronunciamiento de 1971. Cet échec était certes celle de la direction de TIP mais aussi de celle de la première expérience significative de parti du mouvement ouvrier en Turquie.
La période entre 1974 et 1980 a été marquée par une situation paradoxale avec la combinaison de deux phénomènes :
1) L’existence de mouvements sociaux extrêmement importants dont les deux piliers étaient le mouvement syndical (porté notamment par DISK mais aussi des associations de fonctionnaires dans l’enseignement- TÖB-DER – et même dans la police avec POL-DER) et les mouvements étudiants qui débordèrent des universités pour toucher la jeunesse rurale candidate à l’exode rural.
2) L’inexistence d’un parti politique qui était le débouché politique de ces mouvements ou même d’un parti politique dépassant le statut de groupuscule.
Le constat est d’autant plus paradoxal que les mouvements de la jeunesse, bien que fort divisés entre chapelles (pro-URSS, maoïstes, hoxhaistes…) et sous-chapelles, avaient atteint des dimensions considérables pour les plus importantes d’entre elles (Devrimci Yol/Voie Révolutionnaire, Kurtulus/Libération, Halkin Kurtulusu/Libération du Peuple…). Ces mouvements gravitaient autour des revues du même nom. Cependant, le caractère massif de ces mouvements allait de paire avec le caractère extrêmement restreint des membres. En effet, si ces revues avaient une diffusion considérable, si des foules impressionnantes pouvaient participer aux cortèges de ces différents mouvements, se réclamer et s’approprier ces différents sigles, le nombre de militants participants effectivement aux structures de ces mouvements étaient extrêmement restreint et pouvait se compter en centaines seulement. Il existait donc un immense décalage entre ce noyau d’avant-gardes et ceux participant au mouvement qui pouvaient même se considérer comme « membres » alors qu’ils ne l’étaient pas.
Cette situation a favorisé la gestion par l’informel, l’absence continue d’expérience de direction d’une organisation politique permettant une participation large des membres ou même, tout simplement, capable de gérer une organisation importante, ainsi que l’absence de cadres de débats clairement définis. Ces remarques sont également valables pour le TKP (Parti Communiste de Turquie clandestin).
Le sectarisme se conjuguait avec l’absence de cadres de débat permettant un pluralisme politique de s’exprimer sans aboutir quasi-systématiquement à la « scission » et/ou la personnalisation autour d’un « théoricien »/chef.
En résumé, l’absence d’expérience de parti à proprement parler (à part le bref épisode TIP) a perduré après le coup d’Etat de 1980.
Certains courants issus de ces mouvements de jeunesse sont effectivement devenus des petits partis d’extrême-gauche, cependant l’expérience la plus marquante a été celui de l’ÖDP (Parti de la Liberté et de la Solidarité) fondé en 1996 à l’issu d’un processus d’unification long de plusieurs années. Malgré une vague de mobilisations, notamment dans la fonction publique, l’ÖDP était confronté à une situation extrêmement compliquée en Turquie (particulièrement en raison de la guerre entre l’Etat et le PKK).
Les tâches de ce parti étaient donc extrêmement compliquées et en l’absence, à nouveau d’expérience de parti, l’expérience de l’ÖDP connut des grandes difficultés en raison des exclusives lancées en son sein entre les courants du parti, la personnalisation des débats et de la constitution de « tendances », le rejet/non-application de certains principes démocratiques, tels que l’élection des instances de direction sur des bases proportionnelles de plateforme, écartées comme « formalistes », laissant des cliques gérer le débat interne de manière informelle…
Cela contribue à la reproduction de deux autres problèmes de la gauche révolutionnaire en Turquie : le sectarisme et l’électoralisme.
Nous avons déjà évoqué précédemment le sectarisme qui a particulièrement émergé durant les années 70, ou l’un des enjeux majeurs des différents discours était de tracer des frontières quasi-infranchissables en ne se contenant pas d’émettre des critiques mais allant parfois jusqu’à caractériser d’autres groupes comme des adversaires du socialisme et de la démocratie.
Néanmoins, ce sectarisme peu parfaitement se combiner avec l’électoralisme. Cette tendance a été observable à travers les deux récentes élections et les campagnes « unitaires » des « Mille Espoirs » (pour les élections parlementaires de 2007) et « Nous sommes également là » (pour les élections locales de 2009) regroupant plusieurs formations de gauche radicale (ÖDP, EMEP/Parti du Travail et autres) et surtout le mouvement kurde à travers le DTP (Parti pour une Société Démocratique). L’obtention de « succès » électoraux à travers des « coups » est devenue un enjeu central pour les plus importants des organisations de gauche radicale. Il s’agit d’ailleurs de relativiser ces « succès électoraux » : l’élection d’Ufuk Uraz, de l’ÖDP en tant que candidat unitaires des « Mille Espoirs » n’a été obtenu qu’avec 3,85% des voix dans la circonscription Istanbul 1, regroupant la partie asiatique du département, avec le soutien du DTP sans lequel ce résultat aurait été impossible.
Il n’est pas question de négliger ou de minorer l’intérêt de la lutte électorale mais bien de sa fétichisation et de sa déconnexion d’une activité politique ancrée dans les mouvements sociaux. Cependant, la tenue de ces campagnes unitaires n’est malheureusement pas le signe d’un dépassement des travers sectaires et de recomposition pérenne. En effet, ces campagnes ne sont pas les résultats de débats internes ni d’un travail commun et ayant vocation à être un débouché mais plutôt des lots de consolation en tant que strapontins parlementaires. Ces « succès électoraux » constituent non pas une opportunité d’utilisation des institutions bourgeoises au service de la lutte pour le socialisme mais plutôt un obstacle en centrant l’intervention politique à travers l’apparition parlementaire au détriment du travail militant dans société.