Pierre Bourdieu avait coutume de dire : « L’Europe ne dit pas ce qu’elle fait, elle ne fait pas ce qu’elle dit. Elle dit ce qu’elle ne fait pas ; elle fait ce qu’elle ne dit pas. Cette Europe qu’on nous construit est une Europe en trompe-l’œil. ».
Dès 1957, le traité de Rome ne correspond pas au projet annoncé. La rhétorique officielle parle de paix, de solidarité, d’union des peuples, de progrès économique et social. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. « Marché commun », le nom usuel donné alors à l’initiative, recouvre mieux la réalité de ce qui se met en œuvre.
D’emblée, la dimension sociale s’est retrouvée comme un objectif subsidiaire de la volonté d’intégration européenne. Pendant la négociation du traité de Rome, deux camps se sont affrontés : ceux qui voulaient que l’harmonisation sociale soit une condition nécessaire au passage à la deuxième phase du marché commun et ceux qui s’y opposaient. L’accord donné le 6 novembre 1956 par Robert Marjolin, vice-président de la délégation française aux négociations, proche du CNPF [1], consacre la victoire de ce dernier. On se contentera d’affirmer que le progrès social doit faire partie de l’objectif général et que c’est un marché fonctionnant harmonieusement qui favorisera l’harmonisation sociale.
Cet abandon de l’harmonisation sociale comme une contrainte d’accompagnement de la création d’un marché commun, qualifié ensuite d’unique, va déterminer durablement la place très médiocre faite à l’Europe sociale dans un processus d’intégration qui se traduit par une remise en cause de la conception keynésienne du rôle des pouvoirs publics. L’opposition de principe de l’UNICE [2] à toute harmonisation sociale sera toujours respectée.
Jamais, depuis 1957, on n’a remis en question le fait que le marché soit l’unique socle de la construction européenne. Il est le seul cadre organisationnel de l’Europe, à l’exclusion de tout autre. D’emblée, le primat du marché se retrouve inscrit dans la volonté d’aboutir à « l’abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux » une fois réalisée la libre circulation des marchandises.
C’est une Europe des banquiers et des marchands qu’ont préparée l’élu conservateur Robert Schumann et l’homme d’affaires et financier international Jean Monnet.
Ce qu’on appelle « construction européenne » s’apparente beaucoup plus à une destruction démocratique et sociale. Car, les faits le rappellent à chaque étape du processus d’intégration, plus il y a d’Europe, moins il y a de démocratie et de justice sociale.
Destruction démocratique
Du traité de Rome (1957) à celui de Nice (2000), en passant par l’Acte unique (1986), Maastricht (1992) et Amsterdam (1997), les transferts de souveraineté des Etats vers les institutions européennes n’ont cessé de croître, augmentant le volume des matières gérées par la Commission européenne.
Or, dès 1957, un principe a été inscrit : le monopole de l’initiative de la Commission européenne. Organisme non élu, désigné par le Conseil européen et que le Parlement ne peut que ratifier, la Commission a seule le pouvoir de proposer. Ni le Parlement, seule institution issue directement du suffrage universel, ni le Conseil des ministres où se retrouvent les gouvernements, ni le Conseil européen où siègent les Chefs d’Etat et de gouvernement, n’ont le droit de prendre une initiative. Si ces trois instances souhaitent qu’un sujet soit traité, elles doivent le demander à la Commission qui reste libre d’accéder ou pas à la requête. L’exemple le plus spectaculaire est le refus constant de la Commission européenne de présenter une proposition de directive reconnaissant le statut de service public et rendant possible la création de tels services au niveau européen. Alors que Parlement, Conseil des ministres et Conseil européen l’ont demandée à plusieurs reprises. Ainsi, des institutions qui émanent du suffrage universel et qui sont directement comptables devant les citoyens sont, dans un nombre sans cesse croissant de matières, réduites à l’impuissance par une Commission européenne qui ne tire sa légitimité démocratique que d’une application extrême du principe de délégation et qui n’a aucun compte à rendre aux citoyens.
Une autre disposition a été intégrée qui donne à la Commission le pouvoir de décider en lieu et place du Conseil des ministres lorsque celui-ci, dans certaines matières, s’avère incapable de se prononcer. C’est le cas, par exemple, en matière d’autorisation de cultiver des OGM.
Sans allonger les exemples, on ne peut toutefois passer sous silence l’importance, dans les mécanismes de prise de décision, de comités comme le comité 133 où des fonctionnaires de la Commission et des Etats membres, dans le plus grand secret, mais en liaison avec les entreprises et la finance, prennent des décisions qui relèvent de véritables choix de société pour l’Europe et pour le monde [3].
On se rend compte du formidable recul démocratique que représentent ces procédures qui vident le suffrage universel de tout effet sur les politiques européennes, dont il est communément admis qu’elles sont à l’origine de 80 à 85 % des dispositions nationales qui régissent nos vies. Les citoyens n’ont aucune possibilité d’infléchir les choix politiques ; ils n’ont aucune possibilité de sanctionner la Commission européenne. Si, dans un Etat démocratique, à la suite de l’exercice du suffrage universel, un nouvel exécutif d’une sensibilité différente peut remplacer l’exécutif sortant, une nouvelle loi peut modifier une ancienne, rien de tout cela n’est possible dans le cadre européen.
Les défenseurs de cette Europe a-démocratique mettent en avant les progrès enregistrés dans les traités en ce qui concerne le Parlement européen.
Certes, depuis 1979, celui-ci est élu au suffrage universel. Mais selon des législations électorales nationales. Il n’y a pas une loi électorale unique qui ferait en sorte que tous les membres du Parlement européen soient élus selon des critères identiques. De même, le statut du parlementaire européen correspond au statut des parlementaires nationaux du pays dont il est issu, ce qui crée de grandes disparités.
Certes, depuis les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, le Parlement est associé au travail législatif dans une procédure dite de codécision dans 43 domaines. Mais il est tenu à l’écart, par exemple, de la politique monétaire, de la circulation des capitaux et des tarifs douaniers, de l’essentiel de la politique agricole, d’une partie importante de la protection sociale et de tout ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité. Alors que dans ces matières, c’est le Conseil des ministres qui agit comme législateur sur proposition de la Commission, dans les domaines de la codécision, le Parlement examine le texte proposé par la Commission parallèlement à l’examen qu’en fait le Conseil des ministres. Au terme de ce double exercice, il est impératif d’aboutir à un texte identique. Si, en dernier ressort, le Parlement a le pouvoir de rejeter le texte, dans les faits, il s’incline le plus souvent devant la volonté du Conseil des ministres. Un exemple célèbre est la fameuse proposition Bolkestein sur la mise en concurrence des activités de service. Les modifications apportées par le Parlement n’ont pas été toutes acceptées par le Conseil des ministres qui, en outre, a introduit des dispositions nouvelles comme la subordination au droit communautaire des législations nationales relatives au droit du travail. L’union sacrée des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates, à laquelle se joignent si souvent les Verts, a fait le choix de s’incliner plutôt que de rejeter le texte.
Le Parlement européen peut voter certains budgets, mais pas le plus important, celui de l’agriculture. Voter les recettes, la raison d’être historique des assemblées parlementaires, lui est interdit. Son pouvoir de contrôle sur la Commission européenne est très faible. Même si sa composition lui est soumise lors de son installation, il ne peut se prononcer que sur l’ensemble du collège des commissaires et pas sur chacun d’eux séparément.
Autre régression démocratique, l’absence de séparation des pouvoirs. La Cour de justice des communautés européennes (CJCE) est une des institutions les moins connues de l’Union Européenne. Et c’est pourtant une des plus puissantes. Car non seulement, c’est la gardienne vigilante des traités, mais ses arrêts vont presque toujours dans un sens favorable à la Commission, et la jurisprudence qu’elle crée innove et élargit ainsi un droit communautaire issu du seul gouvernement des juges. Cette branche judiciaire, si puissante, du dispositif institutionnel européen est composée de juges nommés par les gouvernements. Leur mandat est renouvelable tous les six ans. Ainsi est entretenu un lien qui garantit leur docilité.
Il résulte de ce rapide constat que les exigences démocratiques de base, si souvent formulées par les responsables européens lorsqu’ils s’adressent au reste du monde, sont absentes de leurs propres institutions.
Destruction sociale
Qui s’étonnera, avec de telles institutions européennes, que non seulement il n’y ait pas d’Europe sociale puisque les traités l’interdisent, mais qu’en outre, tous les efforts des institutions européennes tendent à démanteler les politiques sociales en vigueur dans les Etats membres ?
Certes, en marge des institutions européennes, des textes intéressants ont été adoptés. Mais ils n’ont jamais été investis d’une force juridique contraignante. Il en va ainsi du plus remarquable d’entre eux, la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, dite Charte de Turin (1961). Mais ce n’est qu’une déclaration d’intention. On peut citer également la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux (1989). Mais ce n’est qu’une simple déclaration solennelle.
Comme on l’a vu, le traité fondateur barrait la route à des politiques sociales européennes. Avec l’arrivée de Delors, en 1985, à la tête de la Commission européenne, celle-ci a proposé les moyens de s’en prendre aux politiques sociales nationales, y compris le droit du travail.
Ainsi l’Acte unique européen (1986). Il confirme le primat du principe de concurrence dans le marché intérieur. Il renforce le champ des décisions prises par le Conseil des ministres à la majorité qualifiée et il augmente les pouvoirs de la Commission dans les matières relevant du marché intérieur. Il introduit de nouvelles dispositions qui permettent de contourner le droit du travail national en vigueur dans chaque Etat pour favoriser le marché unique. Sans ces dispositions [4] la future directive services, due au Commissaire Bolkestein, n’aurait pu voir le jour.
Ainsi le traité de Maastricht (1992), qui représente une véritable transposition européenne de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) négocié au même moment dans le cadre de la création de l’OMC, et qui programme le démantèlement des services publics. Un Protocole sur la politique sociale est annexé à ce traité. C’est un texte qui fixe surtout les modalités de la prise de décision des instances européennes en matière sociale. Si les partenaires sociaux sont obligatoirement consultés préalablement à toute proposition de directive dans le domaine social, cela confère, de fait, au patronat un droit de préemption sur le droit communautaire du travail puisqu’il lui suffit de refuser la négociation pour atteindre un de ses objectifs, en particulier quand il s’agit de déréguler. Le syndicalisme de concertation est désormais bien enfermé dans le carcan libéral. Ce traité confirme la prééminence de la dimension économique de l’intégration européenne par rapport à la dimension démocratique et sociale. Un an plus tard, le Livre blanc de Jacques Delors sur « Croissance, compétitivité et emploi » écarte absolument toute idée de réduction collective du temps de travail.
En 2000, les Quinze adoptent l’Agenda de Lisbonne, dont le « troisième pilier » prétend « moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l*fexclusion sociale » avec pour objectif d’atteindre un taux d’emploi de 70 % de la population active. Cet objectif est contredit par la mise en œuvre des deux autres piliers de l’Agenda de Lisbonne : renforcement de la flexibilité, des dérégulations, de la concurrence ; report de l’âge de la retraite. Cet Agenda de Lisbonne signe un basculement : la politique sociale n’est plus un objectif en soi, elle n’existe que dans la mesure où elle satisfait les besoins économiques, autrement dit ceux des entreprises. Par exemple, la santé et la sécurité ne sont plus des droits, ce sont des instruments pour fournir des travailleurs en bonne santé. La Commission européenne ne dit pas autre chose dans son « programme pour la croissance et l’emploi » (2005) : « La Commission travaillera (…) en faveur d*fun cadre commun (…) pour exploiter le capital humain mondial et extraire les richesses de ses connaissances. »
On a fait très grand cas, pendant la présidence Delors, du dialogue social qu’il a mis en place. Mais le dialogue social interprofessionnel n’a plus produit d’accord engendrant des instruments juridiquement contraignants nouveaux depuis 1999 ! Le bilan de plus de dix ans d’application de la directive créant le comité d’entreprise européen (1994) est loin d’être satisfaisant : la moitié des entreprises concernées (qui emploient au moins 1 000 travailleurs dans l’Union et 150 dans au moins deux pays) n’a toujours pas de comité d’entreprise européen ; dans les entreprises où il existe, celui-ci est réduit au rôle de chambre d’enregistrement. L’instauration des comités d’entreprise européens n’a pas remis en cause les rapports de domination dans l’entreprise ; il les a au contraire renforcés comme le souligne un rapport du Comité économique et social européen de juin 2003.
Certaines directives récentes dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail sont en fait des révisions de textes antérieurs dans le cadre du programme « Mieux légiférer » voulu par l’actuelle Commission. Un programme qu’elle identifie comme un des dossiers-clés de la compétitivité. Cet exercice se traduit en fait non seulement par une rationalisation des textes, mais aussi par une revue à la baisse des obligations qu’ils contiennent. Le programme « Mieux légiférer » fournit à la Commission une opportunité pour remettre en cause la régulation elle-même. La directive « qualifications professionnelles » en a fourni un exemple.
En appui aux politiques de démantèlement social de la Commission et du Conseil des ministres, la Cour de justice a adopté en 2007 un arrêt où elle considère que les actions syndicales protégeant les travailleurs contre le dumping social sont des entraves à la liberté d’établissement et de circulation. Elle a également adopté deux arrêts légalisant le dumping social et un arrêt contestant le droit d’un Etat de faire respecter sur son territoire, par des entreprises d’un autre Etat, les conventions collectives, l’adaptation automatique des rémunérations au coût de la vie, la réglementation en matière de temps de travail.
L’Union européenne contre les Européens
Une seule conclusion s’impose : l’Union européenne telle qu’elle se construit depuis 1957, c’est essentiellement et avant tout un cadre juridique contraignant pour revenir sur les acquis démocratiques enregistrés depuis 1789 et pour saper ce que le mouvement ouvrier avait obtenu dans chaque pays en cent ans de luttes.
Cette Europe-là n’est pas une Europe des peuples. La souveraineté populaire n’est jamais mentionnée dans aucun texte. Cette Europe-là n’est pas une Europe de celles et de ceux qui ne vivent que de leur travail. Les politiques sociales ne sont traitées que comme des obstacles à la concurrence et au marché.
Le projet européen qui est à l’œuvre répond à une volonté et à une seule : faire disparaître, par le haut, tout ce qui peut encadrer le capitalisme. Face à la crise du capitalisme, l’Union européenne n’est pas une partie de la solution. C’est une partie du problème.