Dans le jargon de Washington, on l’appelle Scotus pour Supreme Court of the United States, une institution unique à l’Amérique. Ce n’est ni la Cour de cassation, ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’Etat, mais un peu des trois. Une assemblée de neuf sages qui arbitrent les guerres de religion de l’Amérique moderne : sur la peine de mort, l’avortement, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et tous les sujets polémiques sur lesquels le Congrès préfère éviter de légiférer.
Les juges sont les gardiens de la Constitution de 1787. Tous les jours, ils se penchent sur les intentions d’hommes qui sont morts depuis deux cents ans, convaincus que les mots d’hier peuvent régler les problèmes d’aujourd’hui. Il est arrivé à la Cour de faire de lourdes erreurs. En 1857, elle a refusé de considérer que les Noirs étaient des citoyens (« Décision Dred Scott »). En 1944, elle a approuvé l’internement des Américains d’origine japonaise (« Korematsu versus United States »). Mais elle a aussi mis fin à la ségrégation dans les écoles en 1954 (« Brown versus Board of Education »). Et sur les détentions sans jugement à Guantanamo, elle n’a pas hésité à s’opposer aux deux autres piliers de la République : la présidence et le Congrès.
Depuis sa fondation, il y a eu 44 présidents des Etats-Unis. Mais seulement 17 présidents de la Cour suprême. Les juges sont nommés à vie. Le doyen actuel, John Paul Stevens, 89 ans, a été désigné par Gerald Ford en 1975. Aucune autre démocratie n’autorise une telle longévité, sans supervision ni obligation. C’est dire si la personnalité des juges a de l’importance. Dans le droit anglo-saxon, les magistrats ne sont pas seulement des experts de la matière juridique. Ils expriment leurs opinions, leur exaspération ou leur verve, comme Antonin Scalia, le néoconservateur du droit.
Malgré les pressions du Congrès, la Cour continue à refuser la télévision. Récemment, une concession a été faite à la modernité : l’enregistrement des débats est maintenant accessible le jour même. Les échanges avec les avocats sont souvent tranchants, les joutes fréquentes entre le juge Scalia et son alter ego de gauche, Stephen Breyer. Le juge Clarence Thomas, renversé dans son fauteuil, ne dit jamais un mot. Il a remplacé Thurgood Marshall à ce qui est devenu le siège « africain-américain » à la cour. Sa nomination en 1991 a fait l’objet d’une violente bataille droite-gauche au Sénat. Depuis, il s’est enfermé dans le mutisme public le plus complet.
Sur 110 juges à ce jour, la Cour n’a compté que deux femmes. Depuis que Sandra Day O’Connor est partie en 2006, la juge Ruth Bader Ginsburg est seule. C’est une toute petite femme de 76 ans, frêle, noyée dans son grand fauteuil noir. On la croyait timide, soulagée d’être à l’écart. Jusqu’à ce qu’elle se plaigne de sa solitude dans une interview publiée le 5 mai par USA Today. Généralement, les juges n’apparaissent pas dans la presse, ou alors pour faire la promotion de leur dernier ouvrage de théorie constitutionnelle. Ruth Bader Ginsburg a dit très franchement ce qu’elle pensait de ses collègues. Des mufles, ou peu s’en faut. Et quel que soit le parti.
La juge Ginsburg déplore que ces messieurs de la Cour ne l’écoutent pas. Il faut qu’un homme répète ce qu’elle a dit pour qu’on la prenne au sérieux ! Même après seize ans de présence, la mésaventure lui arrive encore. « Je dis quelque chose - et je ne pense pas être une oratrice embrouillée -, mais ce n’est qu’après que quelqu’un d’autre a dit la même chose que l’on examine le point », s’étonne-t-elle.
Et les juges ne cherchent pas à se mettre à la portée des femmes. Prenez le débat sur l’adolescente de 13 ans qui a été fouillée au corps dans son collège de l’Arizona après une histoire de trafic de médicaments. La Cour était sceptique. « J’essaie de comprendre en quoi c’est si terrible de demander à un élève de se mettre en sous-vêtements, alors que c’est ce qu’ils font quand ils se mettent en tenue de gym », a demandé le juge Breyer. En pleine séance publique, la pauvre juge Ginsburg a dû expliquer à son collègue que 13 ans est un âge délicat pour une fille, que son corps change ou justement ne change pas.
La juge est aussi sortie de sa réserve à propos de l’affaire Ledbetter. Le cas est devenu exemplaire. Lilly Ledbetter, une employée de Goodyear, était payée moins que ses collègues masculins, mais elle a mis des années pour s’en apercevoir. Les tribunaux l’ont déboutée : le délai pour prouver la discrimination était passé (180 jours après le premier bulletin de paie). En mai 2007, la Cour suprême a confirmé la décision. Mais la juge Ginsburg a été si fâchée qu’elle a tenu à lire publiquement son opinion contraire, une procédure rare. Et elle a appelé le Congrès à modifier la loi pour donner tort à la Cour. Ce qu’il a fait. Fin janvier 2009, la loi « Lilly Ledbetter Act » a été la première loi que Barack Obama a signée à la Maison Blanche, en présence de l’intéressée et des femmes du gouvernement.
Ruth Bader Ginsburg réclame des renforts à la Cour : « Peut-être pas une proportion de 50-50, mais 60 % d’hommes - 40 % de femmes, ou l’inverse. » Si les républicains ne s’y opposent pas, une femme, la juge Sonia Sotomayor, va bientôt la rejoindre, nommée par Barack Obama. La juge Ginsburg a enfin été entendue.