Elle a monté avec d’autres le mouvement activiste l’Appel et la pioche pour, dit-elle, « enterrer la faucille et le marteau ». Sa langue ? Elle ne l’a pas dans sa poche. Sa voix est souvent éraillée, comme si elle avait trop causé. Elle est de son époque. Elle a compris comment faire pour qu’on parle de ce qu’elle fait. La première fois qu’on l’a vue, c’était dans un supermarché Carrefour, à Créteil-Soleil (Val-de-Marne). Mignon minois, pas apprêté. La seconde fois, pour le rendez-vous devant la statue de la place de la République, il y avait un rien d’attention à sa mise : petit bijou, joli sourire.
Leïla Shaibi a eu cette idée d’inviter les gens à pique-niquer sans payer dans les supermarchés, les derniers samedis de chaque mois. Le prochain, c’est le 31 janvier. Elle remplit les chariots, fait partager aux personnes présentes leur contenu, pour protester contre les marges des grandes surfaces. Au début, elle avait pensé installer un réchaud et cuisiner, mais pour la logistique, c’était plus facile de manger froid.
A Créteil, il y avait des chips, des jus de fruits haut de gamme, des barquettes de framboises. Les vigiles étaient furax. Au Carrefour Montreuil (Seine-Saint-Denis), lors d’une autre opération, les caissières ont applaudi. Au Auchan Bagnolet (Seine-Saint-Denis), on les a laissés faire. Mais l’enseigne a porté plainte pour dégradations. Et certains clients ont cru que c’était une animation de supermarché. A Créteil, un chômeur observait le cirque avec circonspection : « Tu vas voir les flics ! Ils vont les dégager vite fait. » Après coup, il a compris qu’ils étaient là pour protester contre « la vie chère », les hypers qui se « gavent », et tout ça. Alors, il a hoché la tête, et il a dit : « C’est bien. » Et puis : « Ça va être le bordel dans ce pays. » Le bordel, c’est un peu ce que Leïla Shaibi veut provoquer. En tout cas, des réactions.
Ses manières militantes ont à voir avec sa vie quotidienne. Ses parents lui avaient dit : « Fais des études, tu auras un boulot et un appart, eh ben non ! » Leïla Shaibi, elle a des petits boulots et pas d’appart. Mais en même temps, elle n’est « pas à la rue ». A l’heure du déjeuner, ses copains se régalent parfois d’un sandwich dans une grande surface. Et elle ? Elle ne répond pas. Quand elle fait ses courses, elle repère où elle pourrait s’installer pour une action. « C’est assez bizarre de passer à la caisse », dit-elle. Pendant plus d’un an, Leïla Shaibi a habité rue de la Banque. Le DAL (Droit au logement) y avait organisé un campement pour des mal-logés. Elle n’a pas de travail fixe, accumule les missions et les CDD. Elle dit : « On ne peut pas se syndiquer vu qu’on change de boîte tous les mois. » Elle se définit comme « précaire, pas exclue ». Ses boulots ? Secrétaire administrative du comité d’entreprise de Pizza Hut, rédactrice pour un club d’affaires spécialisé dans les entreprises de marketing.
Ses premiers pas en politique, c’était à l’été 2001. Elle voulait se rendre à une manif altermondialiste à Barcelone, lors d’un congrès des chefs d’Etat. Son train a été bloqué à Perpignan, les CRS ont fait descendre tout le monde. Elle a trouvé ça « injuste ».
Pendant ses études à l’Institut d’études politiques de Toulouse, section presse et communication, elle a continué à militer à Sud Etudiant. Elle a le goût des formules choc, qui seront reprises par les médias dont elle n’hésite pas à dire qu’elle les « squatte ». Sa priorité et le credo des militants : faire remonter le sujet dans l’agenda médiatique. « Et donc dans l’agenda politique, puisque ce sont les mêmes agendas, quasiment. » Un sociologue ami (1) qui les a suivis montre bien comment la nébuleuse de Leïla Shaibi et de ses copains (Jeudi noir, Macaq…) a un bon rendement médiatique. Ils ont tendu un miroir aux journalistes - souvent issus des mêmes milieux -, en même temps qu’un récit préfabriqué qui collait pile-poil aux attentes des télés. C’est poilant de lire ce mémoire lucide et cynique.
La conception de la politique de Leïla Shaibi est toute tendue vers cet objectif : l’utilité médiatique des actions. D’où cette impatience, par rapport au temps de la politique. Le temps ? Elle en a déjà trop perdu. A Alternative libertaire, en 2003 : « On se regardait le nombril entre convaincus, on perdait du temps à des guéguerres de chapelle. » Au NPA (Nouveau Parti anticapitaliste de Besancenot) : « Lancer une commission ? Dans un an, on y sera encore. » Alors, sa solution, le « zapping » militant. « On s’engage pas corps et âme. Tout se fait au coup par coup. Dans six mois, ça nous aura saoulés. »
Leïla Shaibi devra-t-elle surveiller ce que ses proches appellent sa « grande gueule » ? Elle n’est « jamais dans le calcul, précise une copine. Elle dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas, c’est une qualité. Il faut qu’elle apprenne à la mesurer ». Elle donnerait presque un coup de vieux à des militants à peine plus âgés qu’elle. Certains n’hésitent pas à tacler cette génération montante, dont les « défaillances » idéologiques provoquent des frottements culturels avec les vieux briscards. « Difficile de se faire sans l’histoire et sans Marx », persifle ce militant NPA. Certains autres, dixit Leïla Shaibi, l’ont déjà dissuadée de mener des actions. Ou en désespoir de cause ont essayé de la décourager : « Vous allez finir en prison. » Pour Clémentine Autain, figure de la gauche radicale, Leïla avance avec cette « culture autonome » : « On a une idée, on fait une action. » Elle voit en Leïla, une fille « maligne » qui a des convictions : « Tant mieux si elle apporte un coup de frais. Toute la question est de savoir si elle et ses copains vont rester, se plaire, s’ils ne vont pas être confrontés à de la désillusion. »
Accepter les codes ou s’en aller ? Leïla Shaibi a le virus. Selon une copine, elle a « l’âme d’un leader » sans pour autant rechercher les feux de la rampe. « Ce n’est pas quelqu’un qui va écarter les autres. » Ils fonctionnent selon leur propre schéma, sans se prendre la tête. Ce mode de « vie communautaire » marche beaucoup à l’affectif, et les actions se décident parfois après les réunions, le soir, autour d’une bouteille. Leïla Shaibi aime bien chanter en espagnol. Elle aime aussi la fête, en général.
Leïla Shaibi est issue d’un quartier résidentiel de Toulouse, pas d’une cité. Sa mère, ex-prof d’économie sanitaire et sociale, est vendéenne. « Elle vote pour les Verts parce qu’elle aime bien trier ses déchets », note sa fille. Son père, ex-ingénieur reconverti installateur d’alarmes, vient d’un village du centre de la Tunisie. Il a toujours dénoncé les injustices. Elle en est fière. Il lui a appris à se battre. Avec lui, elle discute. La politique ? Ses parents ont fini par « capter que c’est ça qui me fait triper. » Autrement, elle est sensible aux idées de décroissance. Fait « attention » à une meilleure consommation. Mais craque volontiers pour une belle robe. A part ça ? Leïla Shaibi a toujours du mal, quand on l’annonce à la tribune de l’université d’été du NPA pour « parler des quartiers » parce qu’elle s’appelle Shaibi. Et elle n’hésite pas à vider son sac, par écrit, sur ses camarades « testostéronés » : « Pourquoi faut-il que machine en fasse deux fois plus que machin pour se faire entendre ?Pourquoi quand machine ne comprend pas, son ignorance est tournée en ridicule, alors que quand machin ne comprend pas, on lui explique ? » En la quittant, on se dit que ce serait dommage qu’elle mette de l’eau dans son vin.
(1) Jeudi noir ou les Nouveaux militants, de Simon Cottin-Marx.