Théâtre d’ombres. Fin de l’onde longue expansive de l’après-guerre, révélations sur l’ampleur du Goulag, déchirure cambodgienne, puis révolution iranienne et début de la réaction néo-libérale : vers le milieu des années 1970, la scène mondiale commença à pivoter. Les protagonistes de la guerre froide – capitalisme contre communisme, impérialisme contre libération nationale – s’effaçaient devant une nouvelle affiche annonçant à grand tapage le combat du siècle entre Démocratie et Totalitarisme. Comme sous la Restauration monarchique, la démocratie sans phrases était censée donner un semblant de légitimité bonasse au dénouement d’un interminable thermidor.
Pourtant, aujourd’hui comme hier, les libéraux victorieux gardaient une secrète méfiance envers le spectre de la souveraineté populaire qui s’agite sous la surface lisse du formalisme démocratique. « J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, confiait Tocqueville, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime à fond la liberté, le respect des droits, mais non la démocratie. » [1] La peur des masses et la passion de l’ordre, tel est bien le fond de l’idéologie libérale, pour qui le terme de démocratie n’est en somme que le faux-nez du despotisme marchand et de sa concurrence non faussée.
Sur le théâtre d’ombres du siècle finissant, deux abstractions – Démocratie et Totalitarisme - étaient donc censées en découdre, au prix d’un refoulement des contradictions à l’œuvre derrière chaque majuscule [2]. Plus circonspecte, Hannah Arendt, soulignait que « la différence est essentielle, quelles que soient les similitudes ». Trotski qualifiait bien Hitler et Staline « d’étoiles jumelles » et il concevait l’étatisation de la société comme une forme de totalitarisme bureaucratique, dont la devise serait : « La société, c’est moi. » [3]. Mais il n’ignora jamais les différences sociales et historiques sans lesquelles il n’y a plus de politique concrète possible.
Par une des ironies dont l’histoire est prodigue, la démocratie parut triompher de son double maléfique au moment même où les conditions qui avaient pu faire passer pour consubstantiels les libertés publiques et la libre entreprise commençaient à se défaire. Pendant les « trente glorieuses », les noces ordo-libérales de la démocratie parlementaire et de « l’économie sociale de marché » semblaient promettre un avenir de prospérité et de progrès illimités, conjurant du même coup le retour du spectre qui, depuis 1848, n’avait jamais cessé de hanter le monde. Mais après la crise de 1973-1974, le retournement de l’onde expansive d’après-guerre a sapé les fondements de ce que d’aucuns appelèrent le compromis fordiste (ou keynésien) et l’Etat social (ou « Providence).
Avec la débâcle du despotisme bureaucratique et du socialisme réellement inexistant, le signifiant flottant de démocratie devint alors synonyme d’Occident victorieux, d’Etats-Unis triomphants, de marché libre et de concurrence non faussée. Au même moment, une attaque en règle contre les solidarités et les droits sociaux, une offensive sans précédent de privatisation du monde, réduisait comme peau de chagrin l’espace public. Se confirmait ainsi la crainte exprimée naguère par Hannah Arendt de voir la politique elle-même, en tant que pluralité conflictuelle, disparaître complètement du monde au profit d’une gestion prosaïque des choses et des êtres.
Retour des bons pasteurs. Le triomphe hautement proclamé de la Démocratie n’a pas tardé, comme chez Tocqueville, à révéler une haine mal refoulée à son encontre. La démocratie, ce n’était en effet pas seulement le libre commerce et la libre circulation des capitaux. C’était aussi l’expression d’un inquiétant principe égalitaire. On entendit de nouveau – chez Finkielkraut, Milner, et autres – le discours élitiste d’un cercle restreint préoccupé de la démesure, de l’excès, de l’exubérance du nombre.
On entendit de nouveau vanter les hiérarchies généalogiques et la noblesse de l’élection divine contre l’égalité citoyenne établie sur un territoire commun. On entendit à nouveau les louanges envers la sagesse pondérée d’un gouvernement pastoral opposé aux désordres et aux « penchants criminels de la démocratie ». On vit se dresser, non plus au nom de la démocratie, mais de la République positiviste et du Progrès dans l’Ordre, tous les tenants de l’ordre scolaire, familial, et moral, soudain rassemblés pour « conjurer le pressentiment que l’innommable démocratie soit, non la forme de société rétive au bon gouvernement et adapté au mauvais, mais le principe même de la politique, le principe qui instaura la politique en fondant le bon gouvernement sur sa propre absence de fondement » [4].
Un étonnant manifeste de cette union sacrée des « républicains démocrates » (sic) parut dans Le Monde du 4 septembre 1998 sous le titre craintif : « N’ayons plus peur ! ». De qui et de quoi, grands dieux ? De « l’action corporative » et de « groupes sociaux » trop « enclins à se proclamer en colère », accusés d’empêcher la loi – laquelle ? – de s’appliquer. Pour conjurer leur peur du spectre social, ces républicains démocrates, unis comme un seul homme, en appelaient aux « respects ancestraux ». Ils invoquaient « les autorités d’ascendance, de compétence, de commandement ». Ils regrettaient « la famille dévaluée » et les figures tutélaires du « père » et du « lieutenant ». Leur haine de la démocratie trahissait leur vertige devant la légitimité douteuse de tout pouvoir, et l’angoisse qu’un droit nouveau soit toujours opposable au droit établi.
Malaise dans la démocratie marchande. Après les Républicains vertueux, c’est désormais au tour des champions de la démocratie de marché de s’inquiéter. Pierre Rosanvallon diagnostique un malaise démocratique qui se manifesterait par « la désacralisation de la fonction de l’élection » « par la perte de centralité du pouvoir administratif », et par « la dévalorisation de la figure du fonctionnaire ». Le triomphe de la démocratie n’aurait été en somme que le prélude à sa perte : « Jamais la frontière n’a été aussi ténue entre les formes de développement positif de l’idéal démocratique et les conditions de son dévoiement. » [5] Les « dérives menaçantes » de l’anti-politique et de la dépolitisation ne pourraient être conjurées que « si s’affirme la dimension proprement politique de la démocratie ».
En quoi consiste cette dimension ? Rosanvallon ne le précise guère. S’il s’agit d’une pluralité conflictuelle obligeant à décider des lendemains sans garantie divine ou scientifique, il faut alors déterminer les protagonistes du conflit et de la lutte. Mais le républicain des idées se garde bien d’établir le moindre lien entre l’anémie démocratique dont il s’inquiète et la privatisation du monde qui assèche l’espace public et le vide d’enjeux. Comment « le corporatisme de l’universel » survivrait-il à un tel déchaînement de l’appétit privé et du calculs égoïste ?
Constatant que « le social est de plus en plus composé par des communautés d’épreuves, d’apparentements, de situations, de parallélismes entre des histoires », Rosanvallon insiste sur l’importance croissante de la compassion et de la victime. Dans ces énumérations, les classes sociales ont pratiquement disparu du lexique, comme si leur effacement était une fatalité sociologique irréversible et non le résultat d’un travail politique – de la promotion idéologique et législative de l’individualisme concurrentiel – sur le social. D’où l’énigme insoluble, dans les termes où il la pose, d’une démocratie sans qualité pour des hommes sans qualités : comment faire pour qu’une politique sans classe ne soit pas une politique sans politique ?
Pari démocratique. Confronté aux langueurs de la démocratie parlementaire, Rosanvallon en vient à s’interroger sur la logique même de la « démocratie électorale-réprésentative », dont le présupposé implicite serait que la majorité simple vaut pour l’unanimité. Il refuse cependant toute forme de démocratie directe qui viserait selon lui à éliminer radicalement la substitution du représentant au représenté, ainsi qu’une inaccessible « démocratie immédiate » récusant la réflexivité du social au profit d’un exercice permanent et instantané d’un pouvoir constituant inaliénable.
Le présupposé de la démocratie, c’est la politique. C’est en effet l’idée que la politique n’est pas la simple somme des contrats privés ou le reflet fidèle de la société, mais l’instance où se joue l’unité du multiple, où se décide, en forme de pari sur l’incertain, le sort des possibles. Elle ne saurait donc être subordonnée à l’Histoire (et au « sens » supposé d’icelle). Mais elle ne saurait davantage se soustraire à son inscription historique. Si tel est bien le cas, la façon dont Rosanvallon pose et se pose le problème – « inventer un nouveau récit de notre histoire désormais privée d’Histoire » - scelle, symétriquement aux rhétoriques post-modernes, l’impasse de toute politique démocratique : l’effondrement des horizons d’attente sur un présent accroupi sur lui-même entraîne du même coup l’anéantissement de la politique comme raison stratégique au seul bénéfice de la seule raison instrumentale et gestionnaire.
Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’il relativise le suffrage et lui cherche des béquilles institutionnelles : l’extension des charges nominatives au détriment des charges électives et la multiplication des « autorités indépendantes ».
Le spectre de la « vraie démocratie ». L’indétermination du signifiant « démocratique » se prête aux définitions diverses et souvent contraires, dont celle, minimale et pragmatique, de Raymond Aron : la démocratie comme « l’organisation de la concurrence pacifique en vue de l’exercice du pouvoir », qui présuppose des « libertés politiques » sans lesquelles « la concurrence est faussée » [6]. On trouve là, bien avant l’énoncé devenu célèbre du défunt Traité constitutionnel européen, la notion de « concurrence non faussée » commune au jeu démocratique parlementaire et à celui du marché libre. Qui contesterait, renchérit Claude Lefort, « que la démocratie est liée au capitalisme en même temps qu’elle s’en distingue ». Personne, sans doute, tout le problème étant de déterminer en quoi elle lui est historiquement lié (l’avènement d’une citoyenneté territoriale, la sécularisation du pouvoir et du droit, le passage de la souveraineté divine à la souveraineté populaire, des sujets au peuple, etc), et en quoi elle s’en distingue, le critique, et le dépasse.
C’est à le résoudre que Marx s’est attelé dès 1843 dans sa critique souvent mal comprise de la philosophie hégélienne du droit et de l’Etat. Dans son manuscrit de Kreuznach, « une pensée du politique et une pensée de la démocratie semblent fortement liés » [7]. Alors que Tocqueville associe la démocratie à l’Etat (à « l’Etat démocratique ») pour mieux la détacher de la révolution, le jeune Marx affirme que, « dans la vraie démocratie, l’Etat politique disparaîtrait ». Emerge ainsi précocement le thème de l’abolition ou du dépérissement de l’Etat. Selon Miguel Abensour, la démocratie se caractérise alors par un rapport inédit entre l’Etat politique - ou la Constitution -, et l’ensemble des autres sphères matérielles ou spirituelles : « La démocratie ne laisse jamais advenir une confusion mystifiante entre une partie et le tout, entre l’Etat politique et le demos » [8].
Affirmer que, dans la « vraie démocratie », l’Etat politique disparaîtrait, ne signifie cependant, ni une dissolution du politique dans le social, ni l’hypostase du moment politique en forme détentrice de l’universel : « Dans la démocratie aucun des moments n’acquiert une autre signification qu’il ne lui revient : chacun n’est réellement que moment du demos total ». Et la politique se révèle alors comme l’art stratégique des médiations.
Ces intuitions de jeunesse ne sont pas chez Marx une lubie aussitôt abandonnée au profit d’une vision simplifiée du rapport conflictuel entre domination et servitude. La « vraie démocratie » n’est jamais totalement oubliée. Elle persiste, affirme Abensour, comme « dimension cachée latente », comme un fil conducteur reliant les textes de jeunesse à ceux sur la Commune de Paris ou à la Critique du programme de Gotha.
Rareté de la politique, intermittences de la démocratie ? La contradiction et l’ambivalence de la prétention démocratique sont devenues flagrantes à l’épreuve de la mondialisation libérale. Il n’est pas surprenant la critique de l’illusion démocratique et la critique par Karl Schmitt de l’impuissance démocratique, aient le vent en poupe et qu’elles prennent leur revanche sur le moralisme humanitaire hier triomphant [9]. Ces critiques radicales ont beaucoup en commun et elles semblent parfois se confondre. Elles partent cependant dans des directions distinctes, voire opposées.
La critique platonicienne contre « la tyrannie du nombre » et le principe majoritaire conduit Alain Badiou à opposer la politique « à la confrontation sans vérité du pluriel des opinions ». La démocratie comme mouvement expansif permanent s’oppose chez Rancière à la démocratie telle que la conçoivent les sciences politiques, comme institution ou régime. Tous deux semblent partager l’idée que la politique, de l’ordre de l’exception événementielle et non de l’histoire ou de la police, est rare et intermittente : « Il y en a peu » et elle est « toujours locale et occasionnelle », écrit Rancière. Et tous deux partagent une critique de l’élection comme réduction du peuple à sa forme statistique. En ces temps d’évaluations en tous genres, où tout doit être quantifié et mesurable, où le nombre a seul force de loi, où majorité est censée valoir vérité, ces critiques sont nécessaires. Mais sont-elles suffisantes ?
Philosophe roi. « Je dois vous dire que je respecte absolument pas le suffrage universel en soi ; cela dépend de ce qu’il fait. Le suffrage universel serait la seule chose qu’on aurait à respecter indépendamment de ce qu’il produit. Et pourquoi donc ? » [10] Ce défi bravache à l’égard du nombre ou du suffrage rappelle à juste titre qu’une majorité numérique n’est jamais preuve de vérité ou de justice. Mais il ne dit rien de la convention sociale et du formalisme juridique, sans lequel le droit est réduit en permanence à la force, et le pluralisme à la merci de l’arbitraire de chacun.
Chez Badiou, la critique radicale de la démocratie repose sur son identification pure et simple au capitalisme et à l’équivalence marchande selon laquelle tout se vaut et s’équivaut : « Si la démocratie est représentation, elle l’est d’abord du système général qui en porte les formes. Autrement dit, la démocratie électorale n’est représentative qu’autant qu’elle est d’abord représentation consensuelle du capitalisme, renommé aujourd’hui “économie de marché”. Telle est sa corruption de principe, et ce n’est pas pour rien qu’à une telle démocratie, Marx pensait ne pouvoir opposer qu’une dictature transitoire qu’il appelait dictature du prolétariat. Le mot était fort, mais il éclairait les chicanes de la dialectique entre représentation et corruption. » [11]
C’est faire une trop généreuse concession au discours dominant que d’admettre une rigoureuse coïncidence entre démocratie et capitalisme, comme si la première n’excédait pas, par son potentiel universalisable, les limites du second.
Pour Marx, la dictature n’est nullement antinomique à la démocratie, et chez Lénine la « dictature démocratique » n’a rien d’un oxymore. Vous voulez savoir ce qu’est la dictature du prolétariat, lançait Engels à la figure de tous les Versaillais d’hier et de toujours, « Regardez la Commune de Paris ». Regardons-la, en effet, et regardons la bien [12].
L’enchaînement des séquences historiques relève chez Badiou du constat, comme si le développement et le dénouement de chaque séquence, soutenue par la fidélité à un événement inaugural, étaient indifférents aux orientations et aux décisions des acteurs : « L’ennemi de la démocratie n’a été le despotisme du parti unique (le mal nommé totalitarisme) qu’autant que ce despotisme accomplissait la fin d’une première séquence de l’Idée communiste. La seule vraie question est d’ouvrir une deuxième séquence de cette Idée qui la fera prévaloir sur le jeu des intérêts par d’autres moyens que le terrorisme bureaucratique. Une nouvelle définition et une nouvelle pratique, en somme, de ce qui fut nommé “dictature” du prolétariat ». Faute de réflexion critique, historique et sociale, sur les séquences passées, cette nouveauté indéterminée tourne à vide. Elle nous renvoie simplement à une expérimentation à venir. Reste pourtant que « rien ne peut se faire sans discipline », mais que « le modèle militaire de celle-ci doit être surmonté » [13]. Dans le même article, Badiou invoque une troisième étape du communisme, « centrée sur la fin des séparations socialistes, la répudiation des égoïsmes revendicatifs, la critique du motif de l’identité et la proposition d’une discipline non militaire ». Sur quoi pourrait reposer cette discipline non militaire ? Mystère. A défaut d’un accord démocratiquement consenti en vue d’un projet commun, ce ne pourrait être que sur l’autorité d’une foi religieuse ou d’un savoir philosophique, et de leur parole de vérité.
A la différence de Marx, Badiou ne prend pas position au cœur de la contradiction effective du thème démocratique pour le faire exploser de l’intérieur. Il l’écarte purement et simplement : « Ce point est essentiel : dès le début, l’hypothèse communiste ne coïncide nullement avec l’hypothèse démocratique qui conduira au parlementarisme contemporain. Elle subsume une autre histoire, d’autres événements. Ce qui, éclairé par l’hypothèse communiste, semble important et créateur est d’une autre nature que ce que sélectionne l’historiographie démocratique bourgeois. C’est bien pourquoi Marx […] s’écarte de tout politicisme démocratique en soutenant à l’école de la Commune de Paris que l’Etat bourgeois, fût-il aussi démocratique que l’on veut, doit être détruit. » [14] Oui, mais après la destruction ? La table rase, la page blanche, le commencement absolu dans la pureté événementielle… ? Comme si la révolution ne tressait pas ensemble l’événement et l’histoire, l’acte et le processus, le continu et le discontinu. Comme si on ne recommençait pas toujours par le milieu.
La question qui n’est pas réglée chez Badiou est celle du stalinisme, et – sans toutefois les confondre – du maoïsme. « Du temps de Staline, écrit-il dans son pamphlet contre Sarkozy, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison. » La formule tient, bien sûr, de la provocation. S’il est indiscutable que les partis et les syndicats ouvriers étaient plus forts « du temps de Staline », ce simple constat ne permet pas de dire si ce fut grâce ou malgré lui, ni surtout ce que sa politique a coûté et coûte encore aux mouvements d’émancipation. L’entretien dans Libération est plus prudent : « Mon seul coup de chapeau à Staline : il faisait peur aux capitalistes. ». C’est encore un coup de chapeau de trop. Est-ce Staline qui faisait peur aux capitalistes, ou bien autre chose : les grandes luttes ouvrières des années trente, les milices ouvrières des Asturies et de Catalogne, les manifestations du Front populaire. La peur des masses, en somme. Dans nombre de circonstances, non seulement Staline ne fit pas si peur aux capitalistes, mais il fut plutôt leur auxiliaire, lors des journées de Mai 1937 à Barcelone, du pacte germano-soviétique, du grand partage de Yalta, du désarmement de la résistance grecque [15].
La critique du stalinisme se réduit pour Badiou à une question de méthode : « On ne peut diriger l’agriculture ou l’industrie par des méthodes militaires. On ne peut pacifier une société collective par la violence d’Etat. Ce qu’il faut mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce que l’on peut appeler la forme-parti. » Il finit ainsi par rejoindre la critique superficielle des eurocommunistes désabusés qui, renonçant à prendre la mesure de l’inédit historique, ont fait découler les tragédies du siècle d’une forme partisane et d’une méthode organisationnelle. Il suffirait donc de renoncer à la « forme-parti » ? Comme si, un événement aussi important qu’une contre-révolution bureaucratique, soldée par des millions de morts et de déportés, ne soulevait pas des interrogations d’une tout autre portée sur les forces sociales à l’œuvre, sur leurs rapports au marché mondial, sur les effets de la division sociale du travail, sur les formes économiques de transition, sur les institutions politiques. Et si le parti n’était pas le problème, mais un élément de la solution ?
L’irréductible « excès démocratique ». Au risque d’un contresens absolu, des journalistes ignorants et/ou paresseux ont confondu le penchant de Rancière pour « l’excès démocratique » avec la « démocratie participative » restreinte à la sauce Ségolène Royal. Aux antipodes de « l’ordre juste », la démocratie n’est pas pour lui une forme d’Etat. Elle est « d’abord cette condition paradoxale de la politique, ce point où toute légitimité se confronte à son absence de légitimité dernière, à la contingence égalitaire qui soutient la contingence inégalitaire elle-même ». Elle est « l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de le vie publique et à la richesse la toute puissance sur les vies » [16]. Ce n’est « ni une forme de gouvernement, ni un style de vie sociale », mais « le mode de subjectivation par lequel existent des sujets politiques », qui « suppose de dissocier la pensée de la politique de la pensée du pouvoir » [17]. Ce n’est « pas un régime politique », mais « l’institution même de la politique ».
Pour qu’il y ait démocratie, il ne suffit pas que la loi déclare les individus égaux. Il faut encore que la démocratie ait « le pouvoir de défaire les partenariats, les collections, les ordinations ». Démocratie et lutte des classes sont donc « nouées l’une à l’autre ». Nous ne vivons, dit Rancière, ni dans des démocraties, ni dans les camps imaginaires du discours sur l’exception biopolitique : « Nous vivons dans des Etats de droit oligarchiques », qui se réclament de la souveraineté populaire afin d’inclure et neutraliser « l’excès démocratique ».
Lors d’un colloque de Cerisy qui lui fut consacré, Rancière répondit aux intervenant qui lui reprochaient l’absence de réponses pratiques aux questions stratégiques d’organisation et de parti, n’avoir « jamais éprouvé d’intérêts pour la question des formes d’organisation des collectifs politiques » [18]. Il est plus important pour lui, à distance de tout gauchisme spéculatif, « de penser d’abord la politique comme production d’un certain effet », comme « affirmation d’une capacité » et « reconfigurations du territoires du visible, du pensable et du possible ». Dans un entretien postérieur, il nuance toutefois sa position : « Il ne s’agit pas de discréditer le principe de l’organisation au profit d’une valorisation exclusive des scènes explosives. Mon propos se situe en dehors de toute polémique ou opposition organisation contre spontanéité » [19]. Il vise avant tout à repenser ce que politique veut dire : « La politique est au sens strict anarchique », c’est-à-dire, sans fondement premier.
Dépérissement de l’Etat et/ou de la politique. Ces critiques roboratives des « temps consensuels » nous dispensent-elles d’une réflexion sur quelques cuisantes leçons du siècle des extrêmes ? Nous autorisent-elles une indifférence apparentée à la « troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste » envers les formes et les régimes politiques ? Nourris de l’expérience de la révolution hongroise de 1956 et du despotisme bureaucratique en Europe orientale, Agnès Heller et Ferenc Feher, sans cesser de combattre le fétichisme de l’Etat, rejetaient l’illusion d’une « abolition totale de l’Etat et des institutions ». Il s’agissait là, à leurs yeux, « non seulement d’une entreprise impossible », mais d’une utopie qui empêcherait de penser « des modèles alternatifs d’Etat et d’institutions dans lesquels l’aliénation irait diminuant ».
Ils rejetaient donc « la vision utopique de l’abolition totale de l’Etat », car « si l’on ne peut imaginer une société exprimant une volonté homogène, on doit envisager un système de contrats qui assure la prise en considération de la volonté et des intérêts de tous. Il faut donc envisager la forme concrète que prendra l’exercice de la démocratie » [20]. Cette critique du totalitarisme bureaucratique a fourni, on le sait, aux Partis « eurocommunistes » des années 80 la justification théorique de leur soumission inconditionnelle aux injonctions du capital ventriloque. Elle n’en révélait pas moins les obscurités et les dangers attachés à la formulation marxienne hésitante du « dépérissement de l’Etat ». « Si l’Etat engloutit la société », les libertés démocratiques sont condamnées à disparaître, constataient d’expérience ces disciples de Lukacs.
Le pouvoir d’Etat est « désormais aboli », écrivait pourtant bel et bien Marx à propos des six semaines de liberté communale du Printemps 71. Aboli ? Le mot est fort. Il semblait contredire ainsi les polémiques contre Proudhon ou Bakounine, dans lesquelles il s’était opposé à l’idée qu’une abolition, du salariat ou de l’Etat, puisse se décréter. Il s’agissait plutôt d’un processus dont il fallait réunir les conditions de possibilité par la réduction du temps de travail, par la transformation des rapports de propriété, par la modification radicale de l’organisation du travail. D’où les termes processuels d’extinction ou de dépérissement (de l’Etat) qui, à l’instar de la « révolution en permanence », mettent l’accent sur le lien entre l’acte et la durée.
Le deuxième essai de rédaction de La guerre civile nuance fortement ce que l’on peut entendre par abolition. En tant « qu’antithèse directe de l’Empire », la Commune « devait être composée de conseillers municipaux élus au suffrage de tous les citoyens, responsables et révocables à tout moment ». Elle « devait être un corps agissant et non parlementaire, exécutif et législatif en même temps ». Les fonctionnaires et les propres membres de la Commune devaient « accomplir leur tâche pour des salaires d’ouvriers » : « En un mot, toutes les fonctions publiques, même les rares fonctions qui auraient relevé d’un gouvernement central devaient être assumées par des agents communaux et placées par conséquent sous la direction de la Commune. C’est entre autres choses une absurdité de dire que les fonctions centrales, non point les fonctions d’autorité sur le peuple, mais celles qui sont nécessitées par les besoins généraux et ordinaires du pas, ne pourraient plus être assurées. Ces fonctions devaient exister, mais les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient plus, comme dans le vieil appareil gouvernemental, s’élever au-dessus de la société réelle, parce que les fonctions devaient être assumées par des agents communaux et soumises par conséquent à un contrôle véritable. La fonction publique devait cesser d’être une propriété personnelle. » [21]
Il ne s’agit donc pas d’interpréter le dépérissement de l’Etat comme l’absorption de toutes ses fonctions dans l’autogestion sociale ou dans la simple « administration des choses ». Certaines « fonctions centrales » doivent continuer à exister, mais comme fonctions publiques sous contrôle populaire. Le dépérissement de l’Etat ne signifie alors pas le dépérissement de la politique ou son extinction dans la simple gestion rationnelle du social. Il peut aussi bien signifier l’extension du domaine de la lutte politique par la débureaucratisation des institutions et la mise en délibération permanente de la chose publique. Cette interprétation trouve confirmation dans l’introduction d’Engels à l’édition de 1891 : le prolétariat, écrit-il alors, ne pourra s’empêcher de « rogner » les côtés les plus nuisibles de l’Etat jusqu’à ce qu’une « génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout le bric-à-brac de l’Etat » [22]. Il s’agit bien, non de proclamer abstraitement l’abolition par décret de l’Etat, mais de réunir les conditions permettant de se passer de son bric-à-brac bureaucratique. La prise du pouvoir n’est donc qu’un premier pas, un commencement, l’amorce d’un processus et non son aboutissement.
Le nom d’un manque. Plutôt que se contenter qu’une dénonciation unilatérale et répétitive des leurres de la démocratie bourgeoise parlementaire, il est plus fécond de travailler les contradictions de l’idée démocratique conçue comme un devenir égalitaire universel. C’est dans ce sens que semble s’orienter Jean-Luc Nancy, alerté contre le nihilisme contemporain qui guette la pensée lorsqu’elle se résigne cyniquement à « ne concevoir la démocratie que comme un moindre mal, ou à l’identifier simplement au mensonge de l’exploitation ». Entre l’adhésion désenchantée à l’ordre des choses et le refus esthétique de tout compromis, la « politique démocratique » serait alors menacée de sombrer dans « un double déni : de justice et de dignité ».
Car s’il est bien vrai que la démocratie « peut devenir tendanciellement le nom d’une équivalence plus générale encore que celle dont parle Marx », d’un échange sans partage réduit à « la substitution des rôles » et à « la permutation des places », elle peut être aussi « l’affirmation de chacun que le commun doit rendre possible » et de « la stricte égalité » en tant que « régime où se partagent les incommensurables » [23]. A ce titre, plutôt que comme régime, la démocratie apparaît comme le nom d’un manque, de la perte d’une forme un moment atteinte et presque aussitôt évanouie. Celle d’une invention, de la Commune ou celle de la grève générale.
C’est pourquoi, pour Nancy, la démocratie est « esprit » avant d’être « forme, institution, régime politique et social ». Une démocratie non « figurable », une démocratie spectrale, en somme. Un devenir, et non pas un état (ni, a fortiori, un Etat). Ou une révolution en permanence.
La faute à Rousseau ? Les contradictions effectives de la démocratie (et non ses « paradoxes » comme l’écrivait naguère Norberto Bobbio) sont inscrites dans les apories du contrat social. Dès lors qu’il est convenu, avec Rousseau, que « la force ne fait pas le droit » et « qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes », est posée la question du fondement de la légitimité et de la tension insurmontable entre légalité et légitimité. De l’une à l’autre, l’appel est toujours ouvert. Le droit à l’insurrection inscrit dans la Constitution de l’An II en est l’impossible traduction juridique.
Si la liberté est « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite », elle implique sa propre négation, à savoir « l’aliénation totale » de chaque associé et de tous ses droits à toute la communauté, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». Chacun mettant sa personne « sous la suprême direction de la volonté générale », et chaque membre devenant « partie indivisible du tout », se constitue une personne publique ou un « corps politique », appelé Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif. La soumission volontaire à la loi impersonnelle valant pour tous se substitue alors à la dépendance personnelle et à l’arbitraire d’ancien régime. Mais c’est au prix d’un holisme exacerbé, d’emblée contradictoire avec les présupposés libéraux du contrat et de l’individualisme possessif.
Cette contradiction se retrouve dans la conception d’une « possession publique » opposable au droit illimité d’appropriation privative. Si l’Etat est maître de tous les biens de ses membres en vertu du contrat social, il s’ensuit que tout homme « a naturellement droit à ce qui lui est nécessaire » et que « le droit de chaque particulier à son propre fonds est subordonné au droit que la communauté a sur tout », ou encore, comme chez Hegel, que « le droit de détresse » prime le droit de propriété. Le pacte social institue ainsi entre citoyens « égaux par convention et en droit » une égalité morale et légitime. Rousseau a le mérite de nouer la question démocratique à celle de la propriété.
L’acte d’association est « un engagement réciproque » du public avec les particuliers. Conformément à l’esprit du compromis libéral, il suppose que tout contractant contracte avec lui-même comme membre de l’Etat et membre souverain, s’obligeant ainsi envers un tout dont il fait partie. Mais la nature du « corps politique » implique alors l’impossibilité pour le Souverain de s’imposer une loi qu’il ne puisse lui-même enfreindre : « Il ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. » Autrement dit, le contrat est toujours révisable et le pouvoir constituant inaliénable. D’où, logiquement, le droit à l’insurrection qui a force de loi.
Il en résulte une impossibilité de la représentation, puisque « le Souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit être ». Si la souveraineté n’est que « l’exercice de la volonté générale », elle ne peut en effet s’aliéner. Le pouvoir peut se déléguer, mais non la volonté. Le Souverain peut vouloir « actuellement », au présent, mais non pour demain, car il est absurde que « la volonté se donne des chaînes pour l’avenir ». C’est là le fondement de la « démocratie immédiate », selon laquelle le souverain « ne saurait être représenté que par lui-même », que récuse aujourd’hui Rosanvallon.
Improbable miracle. La volonté générale est certes « toujours droite » et elle tend toujours à l’utilité publique, mais il ne s’ensuit pas que « les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude » : « Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe ». Pas de contradictions au sein du peuple, donc ; mais de la tromperie, de la manipulation, de l’intox. C’est la version originelle des théories contemporaines du complot, auxquelles fait défaut la notion cruciale d’idéologie [24]. Il en résulte logiquement que, si « la volonté générale peut errer », c’est forcément en raison des « brigues » et des « factions », des intrigues des ennemis du peuple ou « des associations partielles aux dépens de la grande ». Pour que la volonté générale puisse se manifester avec rectitude, il faudrait donc bannir toute « société partielle » (tout parti !) dans l’Etat afin de permettre que « chaque citoyen n’opine que d’après lui ». La formule, emblématique d’une confiance dans l’individu libéral supposé libre et rationnel, se retourne aisément en confiance dans le fait que cette somme de raisons culmine dans une Raison bientôt transformée en raison d’Etat.
Chez Rousseau, cette confiance est cependant aussitôt tempérée par l’idée que « la volonté générale est toujours droite » mais que « le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé ». Il cherche la réponse à ce troublant constat du côté de la pédagogie et de l’éducation, plutôt que du côté de l’expérience conflictuelle : quand « le public veut le bien, mais ne le voit pas », il a « besoin de guides » capables de lui « montrer le bon chemin » !
La volonté générale échoue donc dans une impasse démocratique. Pour édicter les meilleures règles de vie sociale, « il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes et n’en éprouvât aucune », une sorte de jumeau juridico-moral du démon de Laplace. Ce point de vue inaccessible de la totalité ferait du législateur, « à tous égards, un homme extraordinaire dans l’Etat », car celui qui commande aux lois ne doit pas commander aux hommes. Ce législateur devrait recourir à une autorité d’une autre ordre, susceptible « d’entraîner sans violence et de persuader sans convaincre ». Pour sortir de ce qu’Hannah Arendt appellera « le cercle vicieux constitutionnel », Rousseau est ainsi acculé à invoquer une transcendance conventionnelle, la religion civile, censée colmater l’écart entre l’homogénéité du peuple idéal et les divisions du peuple réel, qu’il ne peut formuler comme une lutte des classes. Et, comme « il n’appartient pas à tout homme de faire parler les dieux », se profile le recours au joker du despotisme éclairé : « La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. » [25]
Penser l’institution. La conclusion mélancolique de Rousseau face à l’insurmontable divorce entre le nécessaire et le possible est devenue fameuse : « S’il existait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement », mais « un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Il n’a donc jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais, car « on ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques ». La démocratie serait donc un simple horizon régulateur, nécessaire mais inaccessible.
L’affirmation selon laquelle, « dès l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus », implique que toute représentation est usurpation. Si, « où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant », seule une démocratie directe absolue serait en effet réellement démocratique. Il faut pourtant bien composer avec la finitude et la faiblesse humaine, en introduisant des distinctions et des degrés dans l’expression de la volonté générale. Seule une loi exigerait, par nature, un consentement unanime, c’est le pacte social. Pour le reste, plus les délibérations sont importantes, « plus l’avis qui l’emporte doit approcher l’unanimité ». Pour celles qui doivent être conclues sur le champ, la majorité simple suffit.
Là où s’arrête la pensée de Rousseau, l’interrogation de Saint-Just à la veille de Thermidor sur la nécessité d’institutions républicaines prendra le relais : « Les institutions sont la garantie de la liberté publique, elles moralisent le gouvernement et l’état civil » et « assoient le règne de la justice ». Car, « sans institutions, la force d’une république repose ou sur le mérite de fragiles mortels, ou sur des moyens précaires » [26]. A quelques jours de l’échafaud, Saint-Just évoque tous les grands vaincus des luttes d’émancipation qui « ont eu pour malheur de naître dans des pays sans institutions ; en vain, ils se sont étayés de toutes les forces de l’héroïsme ; les fractions triomphantes un seul jour les ont jetés dans la nuit éternelle malgré des années de vertu ». Ce pressentiment, cette prédiction du scénario imminent de Thermidor, fait écho à celui du Che, lançant du fond de sa tragique solitude bolivienne un dernier appel à la conférence tricontinentale. Pour l’un comme pour l’autre, les « forces de l’héroïsme » et la vertu de l’exemple n’auront pas suffi à réduire la tension entre l’exercice du pouvoir constituant et le besoin de démocratie instituée.
L’expérience des « vérités tristes » de la révolution « me firent concevoir, écrit Saint-Just dans ce texte testamentaire, l’idée d’enchaîner le crime par des institutions » : « Les institutions ont pour objet d’établir de fait toutes les garanties sociales et individuelles pour éviter les dissensions et les violences, de substituer l’ascendant des mœurs à l’ascendant des hommes. » [27]Il faut, insiste-t-il, comme pour délivrer un dernier message avant de se murer dans le silence de sa dernière nuit, « substituer par les institutions la force et la justice inflexible des lois à l’influence personnelle ; alors la révolution est affermie ». Ni lui, ni Guevara, ni Lumumba, ni tant d’autres n’eurent le temps de résoudre cette mystérieuse équation démocratique, dont ils nous ont légué l’énigme.
Instituant/Institué. Jean-Luc Nancy devance l’objection. Une démocratie qui ne serait que processuelle, en perpétuel devenir, en excès permanent sur toute institution, ne serait-elle pas au-delà de la politique : « On me dira : vous déclarez donc que, pour vous, démocratie n’est pas politique ! Et avec cela vous nous laissez en plan, privés de moyens d’action, d’intervention, de lutte, vous berçant de votre “infini”… ». A quoi il répond que la démocratie « engage comme un dépassement principiel de l’ordre politique » [28]. On trouve, dans cette tension démocratique vers un au-delà de la politique, une sorte d’écho ou de prolongement à la distinction de Rancière entre police et politique, la police devenant chez lui l’autre nom des contraintes de la politique instituée, et la politique l’anticipation événementielle d’une démocratie toujours à venir.
Dépassement de l’ordre politique, ou de l’ordre étatique ? La question mérite d’être posée, et la distinction peut s’avérer féconde pour sortir des ambiguïtés de Marx (ou d’Engels !) pour qui le dépérissement de l’Etat semble parfois synonyme de dépérissement de la politique, du droit, de la démocratie, au profit d’une société d’abondance où la simple administration des choses aurait supplanté le gouvernement des hommes. L’on rejoint là, étrangement, l’utopie antipolitique saint-simonienne d’une gestion technocratique du social.
Mieux vaut donc assumer, comme le fait Castoriadis, l’idée que « le social historique » est « l’union et la tension de la société instituante et la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant » [29]. Dans quelle mesure la société peut-elle s’auto-instituer et échapper à l’auto-perpétuation de l’institué ? Ce sont bien là « des questions, la question de la révolution, qui, non pas dépassent les frontières du théorisable, mais se situent d’emblée sur un autre terrain, celui de la créativité de l’histoire » [30]. Et, ajoutons-nous, sur le terrain de la pratique politique où se décide cette créativité dans une histoire profane, soustraite à la volonté divine, et ouverte à l’incertitude de la lutte.
A l’épreuve de l’incertitude. Claude Lefort nomme démocratie une « forme de société dans laquelle les hommes consentent à vivre à l’épreuve de l’incertitude », et « où l’activité politique se heurte à une limite ». Elle est, par définition, exposée au paradoxe du sceptique relativiste, qui doute de tout sauf de son doute, au point de devenir un dubitatif dogmatique ou un doctrinaire du doute. Conscient de ce danger, Lefort admet d’ailleurs que « le relativisme atteint son plus haut degré quand on en vient à s’interroger sur la valeur de la démocratie » [31]. Mais comment échapper à cette iincertitude, inscrite dans le principe même de l’égalité démocratique ?
Il s’agirait de « laïciser la démocratie », de poursuivre la transformation des questions théologiques en questions profanes, et de cesser pour cela de vouloir réduire la politique au social, à la recherche une unité mythique perdue. Visant la restauration d’une « Grande Société » mythique, d’une Gemeinschaft originelle, cette prétention à l’absorption sans reste de la politique par le social présuppose en effet une société homogène que contredit l’irréductible hétérogénéité du social. L’expérience des régimes totalitaires nous instruit, affirme Lefort, de l’impossibilité de figurer un « point d’accomplissement du social où les rapports seraient tous visibles et tous dicibles ».
D’un point de vue presque opposé, Rancière considère, lui aussi, « la réduction idéale du politique par le social » comme la fin sociologique du politique et comme une réduction de la démocratie à « l’autorégulation politique du social ». Le retour en force, dans les années 70, sous couvert d’une revanche de « la philosophie politique », de la « politique pure » et de ses idéologues, occulterait donc le fait que « le social n’est pas une sphère d’existence propre, mais un objet litigieux de la politique ». Il y aurait une institution politique (et imaginaire ou symbolique) du social. Et « le débat entre les philosophes du retour du politique et les sociologues de sa fin » n’aurait été qu’un débat truqué « sur l’ordre dans lequel il convient de prendre les présuppositions de la philosophie politique pour interpréter la pratique consensuelle d’annulation de la politique ».
Séculariser la démocratie ? Ne pas personnifier la société, ne pas croire qu’elle puisse « faire corps », ce fut déjà le souci pragmatique de Walter Lippmann, confronté, dans l’entre-deux guerre, à l’anéantissement de l’espace politique par la négation du conflit de classe au profit d’un Etat populaire ou « Etat du peuple tout entier ». « La société n’existe pas », finit-il par lancer en guise de défi. Pour lui comme pour John Dewey, laïciser la démocratie signifiait donc rejeter tout au-delà, toute transcendance, tout arrière-monde tout fondement ultime, et accepter l’indépassable incertitude du jugement politique. Répondant à Trotski, qui, aux antipodes d’une morale utilitaire selon laquelle la fin justifierait les moyens, s’interrogeait sur les justifications de la fin elle-même, mais finissait par invoquer le critère ultime de la lutte de classe, Dewey lui reprocha de s’accorder ainsi le recours subreptice d’une transcendance bricolée. Le cercle de l’interaction entre les fins et les moyens n’autorise en effet aucun point de fuite et la décision politique est condamnée à une part irréductible d’incertitude. Nous sommes embarqués, il faut parier.
Lippmann s’élevait contre une conception mystique de la société qui aurait « empêché la démocratie de parvenir à une idée claire de ses propres limites et des buts à sa portée » [32]. Elle aurait à résoudre prosaïquement, sans code moral universel, de simples conflits d’intérêt. Lippmann ne se fait pas davantage d’illusions sur l’expression électorale d’une volonté populaire droite, car les électeurs ne peuvent « faire le tour des problèmes » faute de temps. A l’aventureuse hypothèse selon laquelle, la politique n’étant pas un métier, la somme des incompétences individuelles ferait en démocratie une compétence collective, il oppose une lucidité sceptique : « Il n’existe pas l’ombre d’une raison de penser, comme le font les démocrates mystiques, que la somme des ignorances individuelles puisse produire une force continue capable de diriger les affaires publiques. » Puisqu’il est impossible à chacun de s’intéresser à tout, l’idéal serait donc que, dans un litige, les parties directement intéressées trouvent un accord, l’expérience de « celui que est de la partie » étant fondamentalement différente de celle de celui qui n’en est pas.
La conclusion qui s’imposait, pour Lippmann, était que l’idéal démocratique ne pouvait aboutir, par excès d’ambition, qu’à la désillusion et à la dérive vers des formes d’ingérence tyrannique. Il fallait donc « remettre le public à sa place », au double sens du terme, le rappeler à son devoir de modestie et l’asseoir dans les gradins [33].
Cette conception faible de la démocratie défendait toutefois un pluralisme de principe, isomorphe, bien avant Foucault, à la pluralité des pouvoirs, car « les pouvoirs réunis sous le nom de capitalisme sont légion » et « ils frappent séparément des populations différentes ». Plutôt que d’instaurer « un équilibre global entre grands pouvoirs », il s’agissait donc, plus humblement, de « créer une infinité d’équilibres à petite échelle ». La thématique actuelle des contre-pouvoirs et autres résistances intersticielles fait étrangement écho à ce vieux discours pragmatique, qui écarte de la lutte politique l’enjeu du pouvoir et esquive la figure de l’Etat.
Discordance des espaces et des temps. Pour Rancière, la représentation est « de plein droit une forme oligarchique ». Elle est, dès l’origine, « l’exact opposé de la démocratie » [34]. Pour Castoriadis, comme pour Lefort, « la désincorporation du pouvoir » implique au contraire une « scène de la représentation ». La démocratie représentative n’est pas seulement le système dans lequel les représentants participent à l’autorité politique à la place des citoyens qui les ont désignés et donne à la société une « visibilité relative », au prix d’une distorsion souvent considérable. Elle délimite surtout un espace de controverse permettant de faire émerger un intérêt commun non corporatif. Son principe dynamique serait « la pleine reconnaissance du conflit de social et de la différenciation des sphères politique, économique, juridique, esthétique, de l’hétérogénéité des mœurs et des comportements » [35].
La représentation apparaît donc comme la conséquence, non seulement de l’hétérogénéité irréductible de la société, mais aussi de la pluralité désaccordée des espaces et des temps sociaux qui fonde la pluralité et la nécessaire autonomie des mouvements sociaux envers les partis comme envers l’Etat. Agissant comme la boîte à vitesse de temporalités discordantes et comme une échelle mobile d’espaces désarticulés, la lutte politique détermine leur unité, toujours provisoire, du point de vue de la totalité.
L’extension des libertés individuelles devient alors indissociable de l’avènement d’un espace public. Lorsque cet espace public dépérit, la représentation politique devient farce ou bouffonnerie. Dans l’entre-deux guerre, elle s’était ainsi transformée en « opérette », constate Hannah Arendt. Ou en comédie tragique.
Démocratie immédiate ou corporative ? A moins d’imaginer les conditions spatiales et temporelles d’une démocratie immédiate au sens strict – sans médiations – permettant que le peuple soit en permanence assemblé, ou encore une procédure de tirage au sort par laquelle l’élu serait censé remplir une fonction sans être investi d’un mandat, ni représenter personne, la délégation et la représentation sont inévitables. C’est vrai dans une cité, c’est vrai dans une grève, c’est vrai dans un parti. Plutôt que de nier le problème, mieux vaut donc le prendre à bras le corps et chercher les modes de représentations garantissant le meilleur contrôle des mandants sur les mandataires et limitant la professionnalisation du pouvoir. Car, aussi longtemps que subsiste l’actuelle division sociale du travail et sa durée, n’y a pas en la matière de remède absolu, mais quelques dispositions inspirées des expériences historiques : limitation et rotation des mandats, abolition des privilèges matériels de l’élu, révocabilité.
L’opposition superficielle entre « démocratie directe » et « démocratie représentative » ne rend pas compte de la complexité du problème. Sauf à devenir « immédiate », la démocratie, si directe soit elle, implique un certain degré de représentation et de délégation. Ici aussi, qui veut faire l’ange risque toujours de faire la bête : à vouloir abolir la représentation, on a de fortes chances de verser dans une démocratie corporative dont la conséquence serait, non pas le dépérissement, mais, in fine, le renforcement de l’Etat bureaucratique.
Le débat de 1921 entre Lénine et l’Opposition ouvrière est à cet égard éclairant. Alexandra Kollontaï reprochait aux sommets du parti de s’adapter à « des aspirations hétérogènes », de recourir à des spécialistes, de professionnaliser le pouvoir, de recourir par commodité à « la direction unique, incarnation d’une conception individualiste caractéristique de la bourgeoisie ». Elle avait le mérite de percevoir avant d’autres les dangers professionnels du pouvoir et de voir se profiler la réaction bureaucratique naissante. Mais sa critique, selon laquelle ces dérives procèdent de concessions à l’hétérogénéité du social, présupposent un fantasme de société homogène : une fois abolis les privilèges de la propriété et de la naissance, le prolétariat ne ferait plus qu’un corps. Qui doit assurer la créativité de la dictature du prolétariat dans le domaine économique, demandait Kollontaï : « Les organes essentiellement prolétariens que sont les syndicats », ou, « au contraire, les administrations d’Etat sans relation vivante avec l’activité productive et en outre d’un contenu social mélangé » ? « Là est le nœud du problème », ajoutait-t-elle [36].
Là est le nœud, en effet. A vouloir supprimer la représentation territoriale (les soviets étaient originellement des organes territoriaux [37]), on tend d’un côté à transformer les syndicats en organes administratifs ou étatiques, et, de l’autre, à entraver l’émergence d’une volonté générale par le maintien d’une fragmentation corporative. La dénonciation de la « bigarrure » ou de « la composition sociale mélangée » revient en effet à plusieurs reprises sous la plume de Kollontaï comme sous celle de son camarade Chliapnikov pour dénoncer les concessions faites à la petite bourgeoisie ou aux cadres de l’ancien régime (ces « catégories hétérogènes parmi lesquelles notre parti est obligé de louvoyer »). Cette phobie du mélange et de la bigarrure est révélatrice d’un rêve de révolution ouvrière sociologiquement pure, sans visée hégémonique. Sa conséquence paradoxale est celle du parti unique, incarnation d’une classe unique et unie.
Ce que Lénine combattit alors, à travers l’Opposition ouvrière, c’est en réalité une conception corporative de la démocratie socialiste qui juxtaposerait sans synthèse les intérêts particuliers de localité, d’entreprise, de métier, sans parvenir à dégager un intérêt général. Il deviendrait alors inévitable qu’un bonapartisme bureaucratique vienne coiffer ce réseau de pouvoirs décentralisés et de démocratie économique locale, incapables de proposer un projet hégémonique à l’ensemble de la société. La controverse ne portait donc pas sur la validité des expériences partielles inscrites dans le mouvement réel visant à abolir l’ordre existant, mais sur leurs limites.
De la relativité du nombre. Le nombre n’a rien à voir avec la vérité. Il ne prouve rien. Il n’a jamais valeur de preuve. Le fait majoritaire peut, par convention, clore une controverse. Mais l’appel reste toujours ouvert. De la minorité du jour contre la majorité du jour, du lendemain contre le présent, de la légitimité contre la légalité, de la morale contre le droit. La convention n’en demeure pas moins nécessaire pour éviter que la délibération s’éternise dans le bavardage, dans le chaos des opinions, sans jamais parvenir à une décision. D’où, quand il s’agit de trancher un débat, le présupposé que la partie vaut pour le tout, et la majorité pour l’unanimité. Souvent perçu comme purement disciplinaire, il permet cependant de répondre à une faille, et non des moindres, de la délibération démocratique. Si elle n’a pas pour enjeu une décision et un engagement commun, elle se réduit à un échange d’opinion après quoi chacun fait ce qu’il lui plait. La limite est alors poreuse entre l’espoir pour la minorité d’un échec du choix majoritaire qui lui donnerait a posteriori raison, et la tentation d’œuvrer à cet échec pour mieux se donner raison.
L’alternative radicale au principe représentatif qui n’est en somme qu’un pis aller, c’est le tirage au sort. Il n’est pas surprenant que l’idée ressurgisse, fût-ce sous forme mythique, comme symptôme de la crise des institutions démocratiques actuelles [38]. Rancière en fournit l’argument le plus sérieux. L’absence de titre à gouverner, écrit-il, « là est le trouble le plus profond signifié par le mot démocratie » ; car la démocratie, « c’est le bon plaisir du dieu du hasard », le scandale dune supériorité fondée sur aucun autre principe que l’absence de supériorité. Le tirage au sort est alors la conclusion logique. Il a certes des inconvénients, mais ils seraient moindres, à tout prendre, que le gouvernement par la compétence, la brigue, et l’intrigue : « Le bon gouvernement est le gouvernement des égaux qui ne désirent pas gouverner ». Et la démocratie n’est « ni une société à gouvernement, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé » [39]. Le remplacement pur et simple de la représentation par le tirage au sort signifie alors, non seulement l’abolition de l’Etat, mais de la politique en tant que délibération d’où peuvent surgir des propositions et des projets à accomplir.
Contrairement à une tradition qui voulut voir dans la majorité la manifestation immanente d’une sagesse divine, Lippmann soutient quant à lui une conception désacralisée et minimaliste du suffrage. Le vote n’y est même plus l’expression d’une opinion, mais une simple promesse de soutien à un candidat. En cohérence avec l’idée que l’électeur n’est compétent que sur ce qui le concerne personnellement, Lippmann radicalise ainsi le principe de délégation jusqu’à l’acceptation théorisée d’une extrême professionnalisation – et monopolisation – du pouvoir politique. C’est-à-dire, un retour de fait à une conception oligarchique.
La médiation partisane. Pour Rancière, c’est la fatigue qui « exige que les gens soient représentés par un parti » [40]. Le refus de toute représentation implique le rejet catégorique de la notion de parti comme manifestation d’un renoncement à exister par soi-même. En 1975, Claude Lefort voyait dans le parti l’exemple même de l’incorporation. A la différence de Castoriadis, il refusait alors par principe tout manifeste ou programme tendant à une vision globale. En 1993, ayant concrétisé son ralliement à l’opposition binaire entre totalitarisme et démocratie par un soutien sans faille à la guerre de l’OTAN dans les Balkans et à l’occupation par Israël des territoires palestiniens, il estimait que, si pertinente soit-elle, la critique des partis ne pouvait « faire oublier l’exigence constitutive de la démocratie libérale d’un système représentatif ». Tout en attribuant aux réseaux associatifs de la société civile un rôle indispensable, il soutenait désormais que « la rivalité des partis fait seule apparaître dans leur généralité les aspirations de divers groupes sociaux » [41]. C’était, ironie de l’histoire, rejoindre par des chemins détournés l’idée léniniste selon laquelle, la politique étant irréductible au social, sa détermination en dernière instance par les rapports de classe s’opère à travers la lutte des partis.
Chez le dernier Bourdieu, le rejet de la foi démocratique dans la justesse de la somme mathématique des opinions individuelles aboutit logiquement à rétablir l’importance de l’action collective, quel que soit le nom donné à ce collectif. Mais un parti n’est pas la classe, et la classe est toujours en excès par rapport aux partis prétendant la représenter. Il y aurait donc « une antinomie inhérente au politique » : le risque de se précipiter dans l’aliénation par délégation et représentation sous prétexte d’échapper à l’aliénation dans le travail. Parce qu’ils n’existent pas en tant que groupe (si ce n’est statistiquement) avant l’opération de représentation, les dominés auraient malgré tout besoin d’être représentés. D’où un cercle vicieux presque parfait de la domination, et « la question fondamentale, quasi métaphysique, de savoir ce que c’est que parler pour des gens qui ne parleraient pas si on ne parlait pas pour eux » [42].
Question métaphysique, en effet, ou faux problème. Il résulte inévitablement du présupposé tenace selon lequel les dominés seraient incapables de briser le cercle vicieux de la reproduction et de parler pour eux-mêmes. Les dominés parlent – et rêvent – pourtant, et de multiples façons. Contrairement à ce qu’affirme Bourdieu, ils existent de diverses manières, y compris en tant que groupes, avant « l’opération de représentation », et des milliers de paroles d’ouvriers, de femmes, d’esclaves, témoignent de cette existence. Le problème spécifique est celui de leur parole politique. Comme l’a montré Lénine, la langue politique n’est pas un reflet fidèle du social, ni la traduction ventriloque d’intérêts corporatifs. Elle a ses déplacements et ses condensations symboliques, ses lieux et ses locuteurs spécifiques.
De l’anéantissement théologique des partis politiques. Aujourd’hui, le rejet de la « forme parti » s’accompagne généralement d’une apologie des coalitions ponctuelles, des formes fluides et réticulaires, intermittentes et affinitaires. Isomorphe à la rhétorique libérale de la libre circulation et de la société liquide, ce discours n’est pas si nouveau. Dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques [43], Simone Weil ne se contentait pas de trouver refuge dans un quant à soi « apartidaire ». Elle allait logiquement jusqu’à exiger de « commencer par la suppression des partis politiques ». Son exigence découlait logiquement du diagnostic selon lequel « la structure de tout parti politique » comporterait « une anomalie rédhibitoire » : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective, à exercer une pression collective sur la pensée de chacun ». Tout parti serait donc « totalitaire en germe et en aspiration » [44].
C’était là l’expression la plus radicale de la critique aujourd’hui en vogue des partis politiques. Après l’expérience vécue de la guerre civile espagnole, du pacte germano-soviétique, du « grand mensonge » stalinien, on peut en comprendre l’origine : l’horreur éprouvée devant l’évolution des grandes machines partisanes de l’entre-deux guerres et l’étouffement du pluralisme politique. Elle a pour contrepartie un éloge appuyé de « la non-appartenance » (naïvement considérée comme un gage de liberté individuelle) et « un désir inconditionné de vérité » qui renvoie assez logiquement à une conception religieuse de la vérité révélée par la grâce : « La vérité est une » ! « Et le bien seul est une fin » ! Mais qui proclame cette absolue vérité, et qui décide de ce souverain bien ?
Supprimez la politique, il reste la théologie : « La lumière intérieure accorde toujours à quiconque la consulte une réponse manifeste ». Mais « comment désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? ». C’est là, admet Simone Weil, « le mystère des mystères », dont l’élucidation est purement tautologique. La vérité naît du désir de vérité : « La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit de la créature pensante, uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. C’est en désirant la vérité à vide, et sans tenter d’en devenir d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. »
Cette révélation par la grâce et cette quête de pureté conduisent inéluctablement au paradoxe d’un individualisme autoritaire – à chacun sa vérité. Récusant toute autorité collective, il finit par imposer arbitrairement sa propre autorité. Ainsi, « la suppression des partis serait du bien presque pur » [45] ? Mais par quoi les remplacer ? Simone Weil imagine un système électif où les candidats, au lieu de proposer un programme, se contenteraient d’émettre une opinion purement subjective : « Je pense telle et telle chose à l’égard de tel ou tel grand problème ». Plus de partis, donc. Plus de gauche, ni de droite. Une poussière, un nuage d’opinions changeantes : les élus s’associeraient et de dissocieraient selon « le jeu naturel et le mouvement des affinités ». Pour éviter que ces affinités fluides et intermittentes ne se cristallisent ou se coagulent, il faudrait aller jusqu’à interdire que les lecteurs occasionnels d’une revue s’organisent en société ou en groupe d’amis : « Toutes les fois qu’un milieu tenterait de se cristalliser en donnant un caractère défini à la qualité de membre, il y aurait répression pénale quand le fait serait établi » [46] ! Ce qui renvoie à la question de savoir qui édicte le droit, et au nom de qui s’exerce cette justice pénale.
Supprimez la médiation des partis, et vous aurez le parti unique – voire l’Etat – des « sans-parti » ! On n’en sort pas. Le refus de la politique profane, de ses impuretés, de ses incertitudes, de ses conventions bancales, ramène inéluctablement la théologie avec tout son fourbis de grâces, de miracles, de révélations, de repentances et de pardons. Les fuites illusoires pour échapper à ses servitudes perpétuent en réalité une impuissance. Au lieu de prétendre se soustraire à la contradiction entre l’inconditionnalité des principes et la conditionnalité des pratiques, la politique consiste à s’y installer, à la travailler pour la dépasser sans jamais la supprimer.
La défiance envers les logiques partisanes est légitime. Mais il est un peu court d’imputer à une forme – la « forme parti » – la responsabilité exclusive du péril bureaucratique et des misères du siècle. La tendance lourde à la bureaucratisation est inscrite dans la complexité des sociétés modernes et dans la logique de la division sociale du travail. Elle hante toutes les formes d’organisation. La suppression des partis réclamée par Simone Weil, relève d’un fétichisme inversé, d’un plat déterminisme organisationnel qui naturalise l’organisation au lieu de l’historiciser, au lieu de penser ses évolutions et ses variations en fonction des changements dans les rapports sociaux et dans les moyens de communication.
La lutte sociale et politique est affaire de rapports de forces. Ces rapports s’inscrivent dans une totalité dialectique et se transforment dans la durée. La crise globale du capitalisme doit être combattue globalement. Face au plébiscite médiatique permanent, fonctionnel à l’hyper-présidentialisme, un collectif militant constitue un espace de contre-pouvoir nécessaire pour résister aux puissances colossales de l’argent et des médias (qui sont de plus en plus souvent les mêmes). Qu’on l’appelle collectif mouvement, front, organisation, ou parti, peu importe. Mais pourquoi céder à la mode de l’euphémisme, et ne pas nommer franchement parti ce qui prend parti ?
Révolution démocratique permanente. Contrairement à une idée reçue, Marx n’éprouvait aucun mépris pour les libertés démocratiques qu’il qualifia de formelles. Juriste de formation, il savait trop bien que les formes ne sont pas vides et qu’elles ont leur efficacité propre. Il en soulignait seulement les limites historiques : « L’émancipation politique [celle des droits du citoyen] est un grand progrès ; elle n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général,mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine au sein de l’ordre du monde tel qu’il existe jusqu’à présent. » [47] Il s’agissait pour lui de substituer à « la question des rapports de l’émancipation politique à la religion » celle « des rapports de l’émancipation politique à l’émancipation humaine », ou de la démocratie politique à la démocratie sociale. Cette tâche de révolutionner la démocratie, devenue pratique avec la Révolution de 1848, reste à accomplir pour que la critique de la démocratie parlementaire réellement existante ne bascule pas du côté des solutions autoritaires et des communautés mythiques.
Rancière parle de « scandale démocratique ». En quoi la démocratie peut-elle scandaleuse ? Précisément, parce qu’elle doit, pour survivre, aller toujours plus loin, transgresser en permanence ses formes instituées, bousculer l’horizon de l’universel, mettre l’égalité à l’épreuve de la liberté. Parce qu’elle brouille sans cesse le partage incertain du politique et du social et conteste pied à pied les atteintes de la propriété privée et les empiètements de l’Etat contre l’espace public et les biens communs. Parce qu’enfin elle doit chercher à étendre en permanence et dans tous les domaines l’accès à l’égalité et à la citoyenneté. Elle n’est donc elle-même que si elle est scandaleuse jusqu’au bout.