Deux cents ans après l’indépendance proclamée, il est temps que le peuple haïtien se réapproprie les leviers politiques et économiques dont il a été privé par ses riches créanciers, via la dette, et par les différents régimes despotiques. La lutte des insurgés de 1804 n’est pas achevée.
En janvier 1804, l’indépendance d’Haïti fut l’aboutissement d’une double révolution, à la fois anti-coloniale et anti-esclavagiste. Il faut mesurer le coup de tonnerre que représente alors une indépendance arrachée par des esclaves se soulevant contre des colons soutenus par l’armée de Napoléon ! A l’issue de leur victoire militaire, les généraux indigènes proclament l’indépendance du pays.
Une fausse indépendance payée au prix fort
Immédiatement Haïti est mis au ban des nations qui ne reconnaissent pas son indépendance. Après vingt ans de pourparlers et de pressions, en avril 1825, Charles X, roi des Français, prend l’ordonnance suivante :
« (...) Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse fédérale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. Nous concédons, à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement. »
Les richesses (comme celles provenant de la vente du café) sont donc, dès le début, consacrées au remboursement d’une dette illégitime, dite « dette de l’indépendance » (équivalant au budget annuel de la France de l’époque). Dès 1828, le gouvernement haïtien doit emprunter pour rembourser les emprunts précédents : la spirale infernale s’enclenche. Pendant plus d’un siècle, Haïti va se saigner aux quatre veines pour rembourser cette dette qui lui a délibérément coupé les ailes au moment de l’envol.
Malgré l’indépendance proclamée en 1804, la France continue donc à jouer un rôle de puissance dominante à travers ce mécanisme de la dette, et ce jusqu’en 1915, date à laquelle la première occupation militaire de la part des Etats-Unis marque l’entrée d’Haïti dans leur zone d’influence grandissante.
Ainsi, la dette est un élément fondateur de l’Etat haïtien. De surcroît, les mécanismes que l’on retrouve aujourd’hui dans la dette des pays du Sud sont réunis à Haïti dès le dix-neuvième siècle : une dette « boule de neige », pour préserver les intérêts des gouvernements du Nord et de leurs entreprises, pour exercer un chantage politique, rendant impossible tout développement...
Entre instabilité politique et dictature
La grande instabilité politique régnant en Haïti au vingtième siècle est stoppée à partir de 1957 par le long règne des Duvalier. Pendant cette dictature violente, où le chef d’Etat l’était « à vie », la dette croît exponentiellement : elle est multipliée par 17,5 entre 1970 et 1986, date à laquelle Duvalier fils doit s’enfuir en France. A ce moment-là, la dette extérieure d’Haïti atteint 750 millions de dollars, contre 1250 aujourd’hui. On peut donc affirmer que plus de la moitié de la dette actuelle a été contractée par ce régime despotique. A son tour, elle promet de diriger le quotidien des Haïtiens « à vie »...
Les recherches lancées après 1986 ont estimé la fortune personnelle de Duvalier à 900 millions de dollars, placés surtout dans des paradis fiscaux (notamment en Suisse). Une part importante de la dette haïtienne peut être qualifiée d’odieuse, c’est-à-dire contractée par des autorités illégitimes pour renforcer leur pouvoir, sans tenir compte de l’intérêt des populations. Les détournements de fonds et la grande corruption sont ainsi tolérés, voire encouragés, par les créanciers internationaux pour s’assurer du soutien des dirigeants locaux, afin de pérenniser une domination très subtile sur les pays endettés et un accès facile à leurs richesses.
Le virage de la fin 1994 vers l’ajustement structurel
Après une nouvelle décennie d’instabilité politique, l’armée des Etats-Unis intervient en septembre 1994, en accord avec l’ONU, pour ramener au pouvoir Jean-Bertrand Aristide, l’ancien président renversé en 1991. Le signe ne trompe pas. Le pouvoir qui s’installe en octobre 1994, même si le peuple fonde en lui de nombreux espoirs, a avant tout l’aval de la « communauté internationale ». En quelques mois seulement, il signe des accords avec les institutions financières internationales et accepte d’appliquer les mesures néo-libérales qu’elles exigent. Le remboursement de la dette reprend. Haïti rentre dans le giron des grands argentiers.
Pourtant, ces grands argentiers oublient Haïti. Au moment où l’initiative PPTE (pays pauvres très endettés) se met en place en 1996 au G7 de Lyon, Haïti est exclu de la liste. Verdict : très pauvre, mais pas assez endetté ! Il n’y aura donc pas d’allégement de dette, même modeste, pour le pays le plus pauvre du continent américain.
Pourtant les populations les plus fragiles ressentent très vite les effets des politiques d’ajustement structurel, qui dirigent en priorité les ressources disponibles vers le remboursement de la dette, au détriment du développement humain.
Le peuple haïtien s’enfonce encore un peu plus dans la misère, par exemple :
– moins d’un Haïtien sur deux a un accès régulier à l’eau potable ;
– un adulte haïtien sur deux est analphabète ;
– quatre Haïtiens sur cinq vivent sous le seuil de pauvreté.
Pourtant, selon la Banque mondiale, entre 1995 et 2001, le service de la dette, à savoir le capital et les intérêts remboursés, a atteint la somme considérable de 321 millions de dollars. Bien sûr, ces sommes ont fait cruellement défaut au moment d’attribuer des fonds aux services sociaux de base. Ainsi, ces dernières années, le peuple haïtien, au fond du gouffre, a malgré tout transféré des richesses vers des créanciers aisés, mais aussi vers des élites corrompues.
Un audit pour une dette illégitime et odieuse
Tout ceci contribue à confirmer que la dette extérieure d’Haïti, construite sur la dette de l’indépendance et décuplée par différents régimes corrompus et autoritaires, est largement illégitime et odieuse.
Dans ces conditions, il semble essentiel de revendiquer un audit de la dette odieuse. Les mouvements sociaux sont en droit d’exiger des enquêtes pour déterminer la liste exacte de tous les contrats de prêts contractés au fil des années, leur montant exact, le créancier concerné, le nom du signataire pour Haïti, le projet financé, les fonds qui finalement lui ont été alloués, le contrôle a posteriori de ce projet, etc. S’il s’avère que l’argent emprunté n’a pas profité aux populations, le contrat doit être considéré comme nul et non avenu. Il s’agira alors d’une dette personnelle des dirigeants, et non de l’Etat haïtien en tant que tel.
Il est alors possible, pour un gouvernement démocratique soucieux d’améliorer les conditions de vie de ses concitoyens, de décider une répudiation de sa dette et de désigner les véritables débiteurs. De plus, la structure citoyenne ayant suivi l’audit est aussi en mesure d’enclencher la demande de restitution des sommes détournées par des dirigeants corrompus et de commencer à lutter vraiment contre la corruption. Bien sûr, des réparations seront alors exigées de la part des anciens dirigeants despotiques et des créanciers qui les ont soutenus. Il ne s’agit pas de s’inscrire dans la logique de recherche d’un compromis sur la dette mais bien d’un pas décisif vers une véritable annulation.
Notons que les démarches dans ce sens seront à faire surtout envers les institutions multilatérales (notamment la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement), détentrices de plus de 80% de la dette haïtienne, ce qui est caractéristique des pays en grande difficulté. En effet, elles sont les seules à accepter de leur prêter, en échange d’accords économiques très contraignants. Les pays les plus puissants, Etats-Unis en tête, détiennent d’importants droits de vote au sein de ces institutions, et sont donc fortement impliqués au sujet de l’endettement haïtien. Le reste de la dette, ou presque, se répartit entre des Etats (notamment l’Italie, la France, l’Espagne et Taiwan).
Du côté des populations face à un pouvoir à la dérive Une chose est sûre, les droits économiques et sociaux, comme l’accès universel à l’eau potable, à une alimentation décente, aux soins de santé essentiels et à une éducation primaire, ne sont pas satisfaits en Haïti car la dette opère depuis bientôt 200 ans une ponction insupportable sur les ressources financières. C’est pourquoi il faut réclamer, pour Haïti et pour l’ensemble des pays en développement, l’annulation de la dette extérieure publique et l’abandon des politiques d’ajustement structurel, exigées par le FMI et la Banque mondiale, et que le président Aristide a acceptées pour Haïti dès son retour au pouvoir.
Mais une autre chose est sûre. Les libertés fondamentales des populations ne sont pas non plus garanties actuellement en Haïti, les évènements des dernières semaines l’ont prouvé. C’est pourquoi nous nous opposons fermement à la politique menée actuellement par le pouvoir en place et nous dénonçons l’installation d’un pouvoir autoritaire, n’ayant pas comme priorité l’amélioration des conditions de vie des populations et n’hésitant pas à recourir à la violence et à une répression massive.
En ce sens, tant la dette que le pouvoir actuel constituent des mécanismes doubles, conduisant à la fois à :
– un transfert de richesses (naturelles ou financières) du peuple haïtien vers les détenteurs de capitaux (qu’ils soient situés dans les pays riches ou en Haïti même) ;
– une domination implacable sur les populations, notamment les plus démunies.
Deux cents ans après l’indépendance proclamée, il est temps que le peuple haïtien se réapproprie les leviers politiques et économiques dont il a été privé par ses riches créanciers, via la dette, et par les différents régimes despotiques. La lutte des insurgés de 1804 n’est pas achevée.