Le renoncement aux Lumières
André Grjebine
Une grande partie des commentateurs se sont félicités du « discours de paix » prononcé le 4 juin au Caire par Barack Obama, annonçant un retournement de la politique américaine à l’égard du monde musulman. Mais ses bonnes intentions n’impliquent-elles pas un renoncement à promouvoir une société fondée sur la séparation du politique et du religieux face aux sociétés à dominante religieuse ? Faut-il, sous prétexte de ne pas prescrire à d’autres, par la force, notre système de valeurs, ne plus tenter de les convaincre de sa validité ni même le défendre ? La mollesse avec laquelle, ces dernières années, les sociétés européennes ont défendu leurs valeurs, quand elles ne les mettaient pas entre parenthèses, suscitaient déjà des inquiétudes sur l’avenir de la laïcité. L’évolution était plus préoccupante encore aux Etats-Unis où les prédécesseurs de M. Obama n’ont eu de cesse de multiplier les références religieuses. Le nouveau président paraît franchir une étape décisive dans cette régression.
Pour instaurer une coexistence pacifique entre l’Amérique et l’islam, M. Obama raisonne comme si la dimension religieuse était prépondérante pour tous les hommes et toutes les sociétés. Il lui semble évident que « nous aspirons tous à la même chose : aimer notre famille, notre communauté et notre Dieu ». Il se débarrasse ainsi du principal facteur du « choc des civilisations » : l’opposition entre les sociétés dominées par une religion et celles dans lesquelles tous les systèmes de pensée sont acceptés mais aucun imposé. Allant plus loin, il se désolidarise des pays laïcs comme la France. Parlant de la tolérance « assaillie de plusieurs façons différentes », il n’hésite pas à stigmatiser les pays occidentaux qui « empêchent les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en dictant ce qu’une musulmane devrait porter ». Il va jusqu’à affirmer que « nous ne pouvons pas déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme ». M. Obama omet de préciser que le port du voile n’est prohibé dans ces pays que dans des circonstances précises.
En revanche, à aucun moment, il ne parle des atteintes à la liberté des femmes qui sont forcées de se voiler par les autorités religieuses ou politiques, par leur père, leur frère ou leur mari. Comment pourront-elles résister, alors que leurs oppresseurs auront beau jeu de leur rétorquer que le président des Etats-Unis lui-même a présenté le port du voile comme une manifestation de liberté religieuse ? De manière générale, s’il condamne les extrémistes et appelle à la réconciliation des chiites et des sunnites, M. Obama ne cite jamais les autres composantes du monde musulman, en particulier tous ceux, sans doute nombreux, qui aspirent à séparer la religion et la vie politique, qu’ils soient ou non croyants. Il fait ainsi le jeu des intégristes, qui entendent parler et agir au nom d’un islam unique perçu comme une communauté homogène et figée.
Au nom d’un rapprochement avec l’islam, le nouveau président fait sien le relativisme qui sévit dans les universités américaines. Il pousse l’humilité jusqu’à se repentir des crimes dont les Occidentaux se sont rendus coupables, sans évoquer ceux perpétrés par les autres civilisations, prête à l’islam d’innombrables inventions, notamment celle de l’imprimerie (généralement attribuée au chinois Bi Sheng et à Gutenberg), multiplie les affirmations douteuses ou franchement fausses, ne serait-ce qu’en ce qui concerne l’histoire des relations américaines avec le monde musulman. Avant d’affirmer que « l’islam a une tradition de tolérance dont il est fier », M. Obama, qui se dit « féru d’histoire », aurait été bien inspiré de se renseigner sur le statut traditionnel d’infériorité des chrétiens et des juifs en terre d’islam (dhimmis) et de comparer les « plus de 1 200 mosquées sur le territoire américain » avec le nombre d’églises et de synagogues par exemple en Arabie saoudite. Il est même allé jusqu’à promettre, au titre des échanges, d’« encourager davantage d’Américains à étudier dans des communautés musulmanes ». Est-ce à dire qu’il met sur le même plan, disons, Harvard ou Yale et l’université coranique Al-Azhar - où il a prononcé son discours et qui n’admet que des étudiants musulmans à l’exclusion même des Coptes -, voire les madrasas pakistanaises ?
La justification de ce discours est évidemment d’amener le monde musulman à sortir de la logique d’encerclement qu’était censée produire la politique de George W. Bush. C’est supposer que l’hostilité à l’égard de l’Occident que répandent les mouvements islamistes et fondamentalistes résulte principalement de facteurs transitoires. Cette hostilité paraît au contraire avoir des motivations profondes et durables, mélange de ressentiment, de répulsion-séduction pour la liberté, de volonté de renforcer et d’étendre la primauté de l’islam.
Il est donc probable que le discours de M. Obama sera interprété comme un aveu de faiblesse, une étape majeure dans la voie des concessions, ce qui encouragera les mouvements extrémistes, à l’extérieur et à l’intérieur des pays occidentaux, à aller plus loin et à exiger davantage. Dans l’hypothèse où le président américain n’entend pas poursuivre dans ce sens, il est à craindre que son message ne les induise en erreur, un peu comme les atermoiements de la politique américaine ont conduit - à tort - Saddam Hussein à compter sur la passivité des Etats-Unis face à l’invasion du Koweït.
De plus, en renonçant à défendre les valeurs de la démocratie laïque, M. Obama rend plus difficile encore la tâche des réformateurs, en les privant de références alternatives à l’emprise du religieux. En même temps, il prend le contre-pied de ce qui constitue la première force de nos démocraties : se situer dans le réel et obliger ce faisant les régimes religieux à confronter leur imaginaire à ce réel et à mesurer leurs médiocres performances à cette aune. D’après le New York Times, préparant son discours en consultant des hommes d’affaires musulmans, M. Obama se serait inquiété de savoir si on y percevait « une voix musulmane ». En tout cas, on n’a pas entendu la voix d’un partisan des Lumières.
* André Grjebine est directeur de recherche à Sciences Po-CERI. Dernier ouvrage publié : « La Guerre du doute et de la certitude » (éd. Berg International, 2008).
Citer le Coran afin de relier l’Orient et l’Occident
Abdelwahab Meddeb
Le discours prononcé le 4 juin à l’université du Caire par le président Obama est d’abord d’une immense justesse. Il y pose les principes pour apaiser les relations turbulentes entre l’islam et l’Occident. Il s’en prend aux stéréotypes qui excluent l’islam. Il le fait au nom de l’éthique de la responsabilité, et réclame en retour que l’islam fasse de même avec la vision réductrice qu’il a de l’Occident et surtout de l’Amérique. L’éthique de la responsabilité exige la réciprocité.
Cet appel à réviser ses représentations pour restaurer la dignité de l’autre est la condition qui instaure le respect véritable. En réinscrivant l’islam dans l’imaginaire occidental, Obama met fin à l’exclusion dont les musulmans souffrent. L’islamologue Louis Massignon (1883-1962) repère cette exclusion dès le commencement : il revient à la figure du premier exclu, Ismaël, fils de la servante Agar, enfant des amours ancillaires d’Abraham ; c’est en effet d’Ismaël que procède, selon le mythe, la descendance muhammadienne. Dans cette exclusion de l’islam par les judéo-chrétiens, les musulmans vivent une de leurs blessures narcissiques. Cette blessure était assumée par la discipline intérieure tant que le musulman, et particulièrement l’Arabe, était adossé sur une morale aristocratique, mue par l’esprit chevaleresque et les lois de l’hospitalité accordant statut d’hôte à l’étranger, même lorsque celui-ci se présentait en agresseur.
Cette morale aristocratique est demeurée active, même à l’époque coloniale. Elle illuminait les âmes des peuples réduits à la misère et à la frustration. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1920, avec l’émergence des semi-lettrés sur la scène politique des sociétés islamiques, que va s’imposer la morale du ressentiment, par laquelle le zélateur d’islam réagit à la domination occidentale ; refusant l’exclusion, qu’il vit comme une humiliation, il décide d’emprunter la voie de la violence pour répondre à l’autre qui le réprime. C’est ce terreau qui a accueilli la graine intégriste.
Le discours d’Obama cherche à libérer l’islam de la figure du ressentiment qui prospère dans la sphère d’influence d’Al-Qaida. L’intégration de l’islam débute avec la reconnaissance de la dette que la civilisation a envers lui. Obama le fait avec précision. Plus encore, il active la référence islamique, il la désenclave, la fait circuler comme matière capable d’enrichir l’humain. Dans ce but, il cite en un premier temps par deux fois le Coran, choisissant des versets qui peuvent guider aussi bien les musulmans que tout autre humain. Et c’est en chrétien proclamé qu’il use de la référence coranique. Ainsi du verset 70 de la sourate XXXIII : « Craignez Dieu et dites le dit juste » (la traduction officielle américaine dit : « Craignez Dieu et dites toujours la vérité » ; or sadîd veut plutôt dire « juste, droit, qui atteint sa cible » ; il s’agirait en somme d’un dit « efficient » ; Jacques Berque traduit sadîd par « adéquat »). A cette citation Obama décide de se conformer : son discours dira la vérité, visera droit, sera juste, efficient, adéquat.
Dans cet esprit, Obama expose le premier des six points qu’il développera, celui qui a trait à la violence et à l’action meurtrière menée par les extrémistes d’islam. A cette étape, il convoque sa deuxième citation coranique, pour s’adresser aux musulmans adhérant aux actes de leurs coreligionnaires qui sèment la mort en tuant des innocents au nom du Dieu et font de cet acte criminel une œuvre pie. Obama condamne l’homicide en s’appuyant sur sa révocation radicale par le Coran (V, 32) : « Tuer une âme non coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégâts sur terre c’est comme d’avoir tué l’humanité entière ; et faire vivre une âme c’est comme de faire vivre l’humanité entière. » En recourant à cette référence scripturaire, le président américain fustige les violents criminels parmi les musulmans, ceux qui agissent par ressentiment. Grâce à un matériau coranique, il met au ban ceux des muhammadiens qui invoquent l’exclusion pour légitimer leurs actions funestes.
En outre, sur le parcours de sa performance argumentative, le résident de la Maison Blanche utilise deux autres références puisées dans le corpus saint pour faire participer l’islam à la convivance dont nous avons besoin. De cette convivance, se souvient encore Obama, l’islam était capable à l’époque de sa grandeur, à Bagdad comme à Cordoue. Et l’éclat du passé le prédispose à être le partenaire du présent et du futur. Obama l’attache au projet de la communauté à venir, celle qui devrait rassembler les humains en préservant leur diversité. Enfin, il accorde à sa dernière référence coranique une fonction conclusive, mettant le Livre révélé aux musulmans à la hauteur du Talmud et de la Bible, donnant ainsi crédit éthique au Coran auprès des Ecritures judéo-chrétiennes : cette intégration vise à affermir la convivance entre juifs, chrétiens et musulmans dans la reconnaissance des uns par les autres, pour mettre fin au déni sur lequel prospèrent les malfaisants qui creusent encore la malignité du mal. A côté du Talmud et de la Bible, donc, le Coran est repris par Obama lorsqu’il cite la sourate XLIX, verset 13 : « Humains ! nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement. » Cette notion coranique de ta’âruf, qui recommande la reconnaissance par la fréquentation mutuelle, converge vers l’horizon de paix tracé à partir de citations puisées dans le Talmud et la Bible.
Tous les autres points qui constellent ce discours signalent qu’Obama n’a rien occulté ni concédé ; mais il est vrai que les causes de friction et les litiges sont énoncés avec une élégance qui laisse sa part à l’implicite. Même si l’on y trouve à redire, je ne m’attarderai pas sur ce qu’il a exposé à propos de l’Iran, de la démocratie, de la liberté religieuse ou du droit des femmes. J’orienterai plutôt mon regard vers la séquence consacrée au conflit en Terre sainte.
M. Obama exhorte musulmans et Arabes à reconnaître Israël ; il les convie à assimiler les raisons objectives de la légitimité d’un Etat pour les Hébreux, comme remède radical aux millénaires méfaits de l’antisémitisme, lequel a connu son acmé dans l’inouï de l’Holocauste. Tout en insistant sur cet impensé islamique et condamnant sans détour le négationnisme, il n’éclipse nullement les conséquences tragiques de la création d’Israël, à savoir la souffrance du peuple palestinien ainsi que la spoliation qu’il subit au quotidien. Il propose cependant aux mêmes Palestiniens de se détacher de la violence, laquelle conduit à une impasse ; il leur projette la réussite de ceux qui ont autant souffert qu’eux : les Noirs, de l’apartheid en Afrique du Sud ou de la ségrégation en Amérique. A travers cette analogie de bon aloi, il suggère que la sortie du malheur a été conduite par Nelson Mandela et Martin Luther King en usant de moyens autres que l’affrontement mortel contre des machines répressives aux réactions disproportionnées.
Beaucoup, ici et ailleurs, ont critiqué ce discours, en le jugeant utopique, irénique. Certains pensent que ce ne sont là que des mots et qu’il faut attendre les actes. J’estime que ces critiques manquent leur objet. Car ce discours compte pour les principes qu’il pose. Son auteur n’ignore pas que la voie politique, celle qui est censée mettre en pratique ces principes, est âpre, qu’elle exigera « persévérance et patience », selon ses propres mots. Mais, pour nous, la lettre du principe est majeure : ne nourrit-elle pas le foyer de lumière qui a pour vocation d’éclairer l’action ?
* Abdelwahab Meddeb est écrivain.