Sans faire de vagues, sans provoquer ni polémique ni débat, Nicolas Sarkozy fait profondément bouger les lignes du système de santé français. Le discours qu’il a prononcé, le 4 juin, lors du congrès de la Mutualité française, à Bordeaux, pourrait transformer durablement les contours de la Sécurité sociale. Qu’a dit le président de la République ? Que les « ressources de la solidarité nationale ne sont pas infinies » et que « les régimes de base ne pourront pas tout financer ». « La solidarité nationale, financée par des prélèvements obligatoires, continuera de remplir sa mission, a annoncé M. Sarkozy. Mais à ses côtés, d’autres formes de protection sont appelées à se développer (...). Je souhaite que soient confiées de nouvelles responsabilités aux organismes complémentaires. »
S’il se concrétisait dans les années qui viennent, ce programme d’action pour l’assurance-maladie acterait un recul de la solidarité nationale. Un déplacement des lignes de partage entre assurance-maladie obligatoire et organismes complémentaires - mutuelles, instituts de prévoyance, assurances privées -, les seconds étant appelés à augmenter leur part de soins remboursés, revient à accepter une privatisation partielle du système de santé. Et s’il parait indolore pour une bonne part des Français, il se fera au détriment des millions de personnes qui détiennent une mutuelle de mauvaise qualité voire n’en ont pas du tout.
Aujourd’hui, la très grande majorité des Français (92 %) possède une couverture complémentaire. Mais ce taux important cache de très nombreuses disparités. Les salariés sont couverts par des contrats collectifs, offerts par leurs entreprises et souvent généreux dans leurs remboursements. A l’inverse, les chômeurs, les professions libérales et les retraités doivent recourir à des contrats individuels, dont les primes sont souvent indexées sur l’âge des adhérents. Les personnes âgées, notamment, peuvent dépenser plusieurs milliers d’euros par an pour des couvertures complémentaires parfois peu performantes. Au titre des personnes détenant une complémentaire, se trouvent également les quatre millions de bénéficiaires de la couverture-maladie universelle (CMU) instaurée en 1999 pour les plus défavorisés et qui est accessible aux revenus inférieurs à 621 euros mensuels.
Restent les 7 % de Français qui échappent à toute couverture complémentaire. Pour ces personnes, qui ne peuvent bénéficier de la CMU, adhérer à une mutuelle représente un trop gros effort financier. La proportion de personnes « sans mutuelle » est ainsi de 15 % chez les ouvriers et de 18 % chez les chômeurs contre 5 % chez les cadres. Or l’absence de couverture par une complémentaire est un facteur important de renoncement aux soins. Selon une étude de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), 32 % des personnes non couvertes déclarent avoir renoncé à se soigner en 2006, contre 19 % des bénéficiaires de la CMU et 13 % d’une complémentaire privée. Ces personnes sacrifient le plus souvent les soins bucco-dentaires, l’optique et les consultations médicales avec dépassements d’honoraires, c’est-à-dire les soins qui sont les moins remboursés par la « Sécu ».
Pour tous ces Français, le projet présidentiel - transférer des pans de l’assurance-maladie obligatoire vers les complémentaires - se traduira par de nouveaux obstacles dans l’accès aux soins. Le gouvernement le sait pertinemment qui a décidé d’augmenter le plafond de l’aide à la complémentaire santé, une subvention qui finance en partie l’adhésion à une mutuelle. Fin 2008, un demi-million de personnes bénéficiaient de cette aide qui s’élevait en moyenne à 200 euros par an. Mais ce dispositif laisse de côté encore bien trop de « sans-mutuelle » : la population cible est en effet estimée à 2 à 3 millions de personnes.
En réalité, à moins de rendre obligatoire l’acquisition d’une mutuelle ou d’étendre le bénéfice de la CMU à des populations plus larges, l’augmentation du champ d’intervention des organismes complémentaires ne peut que creuser les inégalités de santé. Le transfert annoncé se traduira en effet mécaniquement par une augmentation des primes. Or ce surenchérissement du prix des complémentaires serait bien plus inégalitaire qu’une augmentation des cotisations sociales, qui sont proportionnelles aux salaires.
Au nom de son refus d’augmenter les prélèvements obligatoires, M. Sarkozy tourne le dos à l’idée de redistribution entre hauts et bas revenus, portée par la Sécurité sociale. Ce ne sera plus chacun cotise en fonction de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins, qui était le dogme fondateur de la « Sécu », mais chacun reçoit en fonction de ce qu’il aura réussi (ou non) à payer.
Le plus regrettable, dans ce mouvement, est sans doute qu’il s’opère à bas-bruit, presque en catimini. La technicité du sujet permet en effet de masquer l’enjeu démocratique majeur qui se pose aux Français : sommes-nous prêts à payer plus pour notre système de santé ? Si oui, est-ce dans l’esprit de la Sécurité sociale ou en acceptant une privatisation progressive du système ? Ces questions mériteraient un débat public clair. Et non d’être purement et simplement escamotées.