L’ANNEE 1987 avait commencé sous de bons auspices pour le gouvernement philippin. Par deux fois, Mme Corazon Aquino avait transformé une échéance électorale en véritable plébiscite personnel : à l’occasion du vote sur la nouvelle Constitution, en février, et des élections législatives de mai - sa liste sénatoriale emportant vingt-deux des vingt-quatre sièges à pourvoir. En déclarant la « guerre totale » à l’insurrection communiste, après plusieurs mois de négociations infructueuses, la présidente donnait à la fois des gages à Washington et satisfaction aux militaires. Les élections municipales de novembre prochain devaient achever le procès d’institutionnalisation du régime issu du soulèvement populaire de 1986. Après quatorze ans de dictature et une année de transition « inconstitutionnelle », les éléments d’un régime civil semblaient se mettre rapidement en place.
C’est le cours de cette normalisation politique qui est aujourd’hui radicalement remis en cause, si ce n’est dans la forme, du moins dans le fond. Le remaniement gouvernemental de septembre 1987 illustre à quel point la position de Mme Corazon Aquino s’est affaiblie. Elle a dû se défaire de ses plus proches conseillers, MM. Joker Arroyo et Teodoro Locsin. Le vice-président, M. Salvador Laurel, courtise ouvertement les militaires. Désireux de faire cavalier seul, il s’est démis de ses fonctions de ministre des affaires étrangères. L’ancien ministre des finances, M. Jaime Ongpin, contesté mais dont les liens avec des organismes comme le Fonds monétaire international sont connus, a lui aussi pris ses distances. L’Eglise elle-même modère son soutien à la présidente. Alors que le pays s’enfonce dans la crise, le nouveau gouvernement apparaît sans personnalité ni muscle.
Les rapports entre l’armée et l’administration civile sont au cœur de l’actuelle crise de régime. Les Philippines furent autrefois l’un des rares pays de la région sans tradition de pouvoir militaire. Les présidents et les membres du Congrès exerçaient un contrôle étroit sur la « grande muette ». Ce n’est qu’en 1972 que tout a changé, quand M. Ferdinand Marcos et ses « douze disciples » ont organisé un coup d’Etat « légal » et imposé la loi martiale. En quelques années, les effectifs de l’armée sont passés de 58 000 à plus de 250 000 hommes. Grâce aux tribunaux militaires, elle a conquis un pouvoir judiciaire. Des officiers d’active ont occupé d’importants postes dans la diplomatie, l’économie, l’administration. La promotion s’est opérée selon des critères de moins en moins professionnels : primait la loyauté à l’égard du président Marcos et de son ancien garde du corps et chauffeur, le général Ver.
Achever le « coup d’Etat interrompu »
L’ARMÉE philippine a goûté au pouvoir politique, elle n’entend plus en être exclue. Le renversement de Marcos devait être, aux yeux des colonels du RAM, l’occasion d’imposer une junte civile-militaire avec le ministre de la défense, M. Juan Ponce Enrile. Le complot ayant été éventé le coup s est transforme en mutinerie improvisée. Menacés d’écrasement les soldats rebelles ont été sauvés par l’intervention de l’Eglise et celle - massive - de la population. Mais la révolution de février les a aussi frustrés d’un coup d’Etat : c’est Mme Aquino, à la tête d’un gouvernement civil, qui a été portée au pouvoir.
Rapidement il est apparu que le danger principal, pour le nouveau gouvernement, ne venait ni de l’insurrection communiste, ni des nostalgiques restés fidèles à M. Marcos, mais de l’intérieur même du régime, de ceux qui comptaient bien achever un jour ce « coup d’Etat interrompu » de février 1986. Les menaces se sont, en effet, rapidement succédé. En novembre 1986, Mme Corazon Aquino a du se séparer de M. Juan Ponce Enrile, encore ministre de la défense, et les officiers du RAM se sont vu retirer leurs principaux commandements. Mais les choses n’ont pas été plus loin : M. Gringo Honasan s’est retrouvé instructeur chef des Forces spéciales. De quoi préparer tranquillement son prochain coup d’Etat. Très vite, donc, les enjeux de la transition vers la démocratie se sont clarifiés : M. Francisco Nemenzo, qui enseigne les sciences politiques à l’Université des Philippines, notait, fin 1986, que « le coup d’Etat, encore une nouveauté aux Philippines, est un mode usuel d’action politique dans de nombreuses parties du tiers-monde. A moins que des mesures ne soient prises par le gouvernement civil et le mouvement populaire démocratique pour inverser le cours actuel des choses dans l’armée, il peut devenir un trait permanent de la vie politique de notre pays ». Il notait aussi que le gouvernement tardait à prendre de telles mesures et que le charisme de Mme Aquino risquait de s’user rapidement. Un an encore, et « l’enthousiasme populaire va se dissiper, se transformer en un cynisme destructeur. Si un tel scénario se matérialise, un autre despote se présentera, qui prétendra sauver la République et réformer la société ». [1]
C’est bien là le discours empreint de démagogie populiste qu’a tenu le colonel Gringo Honasan, principal auteur de la tentative de coup d’Etat du 28 août dernier. Dénonçant la corruption du régime - malheureusement de plus en plus réelle, - la supposée faiblesse du gouvernement face au communisme et la politique politicienne, il a présenté l’armée comme la conscience de la nation. Or la popularité du colonel parmi les officiers de terrain ne fait aucun doute : "Les objectifs des soldats rebelles, les causes de l’échec de leur entreprise à Manille et les flottements dans la réaction du pouvoir.. indiquent qu’il s’agit moins d’un putsch, c’est-à-dire d’une action limitée, que d’une lame de fond de protestation au sein des forces armées. Aujourd’hui, le malaise tend à unir plus qu’à diviser les militaires et à isoler le pouvoir civil [2].
L’armée hésite encore, elle est divisée sur les moyens : junte imposée par un coup d’Etat (l’option maximale du RAM à la fin août) ou renforcement progressif du contrôle militaire « légal » sur la vie politique, dont l’idéal est le régime de la loi martiale (une option que le général Ramos, chef d’état-major, partage avec certains de ses pairs) ? Mais elle s’unifie contre l’administration civile. Au cœur du pouvoir politique, elle refuse d’être en marge de ses institutions : le gouvernement, le Sénat et la Chambre des députés. Il faut réduire le poids des organes électifs, quitte à étrangler, ce faisant, les mécanismes démocratiques.
La question, très inquiétante, que soulèvent les derniers événements n’est pas de savoir comment la tentative de coup d’Etat du 28 août a été possible, après tant d’avertissements, mais pourquoi elle a échoué...
L’immobilisme social du pouvoir
AUX Etats-Unis, l’administration de M. Reagan jugeait probablement que le succès complet des putschistes n’était pas souhaitable. Cependant, certains services américains sont étroitement liés aux officiers du RAM que le Pentagone, « sans approuver » leur action, juge avec « compréhension » comme le rapporte le journaliste Nayan Chanda [3]. Par ailleurs, l’armée reste déchirée par des conflits d’autorité et de promotion. Le noyau dur du RAM, colonels et lieutenants, vient de la classe 1971 de l’Académie militaire des Philippines. Ces officiers n’ont pas fait mystère de leurs critiques à l’encontre de l’état-major. Ils n’ont pas la même histoire que nombre de généraux, plus liés aux grandes familles traditionnelles. Leur ambition dérange celle de leurs aînés, devenus officiers durant les années 60 et qui attendent d’accéder - enfin - au sommet de la hiérarchie militaire.
De surcroît, l’armée est aujourd’hui traversée de chaînes concurrentes de commandement. Mme Aquino tente de placer des généraux fidèles aux postes clefs - mais qui peut savoir jusqu’où ira cette fidélité ? Et la structure officielle est doublée de plusieurs structures parallèles, celle des classes d’âge, des corps et clans militaires, celle de « fraternités » élitistes et ouvertement politiques, comme l’aile d’extrême droite du RAM, ou « attrape-tout », comme la Guardians Brotherhood Inc. (GBI).
Mme Corazon Aquino a tenté de restaurer le vieil équilibre politique des années 1950-1960 en rétablissant les institutions élues traditionnelles. Assurée de pouvoirs très étendus durant toute la période de transition non constitutionnelle, grâce notamment à l’appui populaire dont elle bénéficiait, la présidente s’est refusée à purger l’armée (ce que Washington n’aurait pas admis), à réduire drastiquement le poids considérable du service de la dette - celle-ci se monte à 28 milliards de dollars - qui grève les ressources du pays (tout en faisant porter maintenant la responsabilité de la situation à M. Jaime Ongpin) et à engager des réformes socio-économiques substantielles.
Le secteur des entreprises d’Etat s’ouvre enfin à la syndicalisation, mais la législation sociale continue à n’offrir aux ouvriers qu’une protection dérisoire face à un patronat qui, bien souvent, n’accepte aucune limite à sa capacité d’exploiter. L’échec le plus patent du régime se situe probablement sur le terrain de la réforme agraire. A cet égard, M. Eduardo Tadem, chercheur à l’Université des Philippines, note que « la population rurale se trouve aujourd’hui dans une situation pire qu’il y a vingt ans ». En février 1986, « une révolution politique était amorcée avec succès. Mais, pour la majorité des Philippins, un changement politique ne représente qu’un premier pas. Ce qu’attendent maintenant les millions de familles pauvres, c’est un changement social - que le gouvernement s’attaque aux problèmes socio-économiques qui sont à la racine de l’agitation sociale et de l’insurrection, et qu’il le fasse sans répéter les erreurs du passé. » [4]
Mais la présidente a attendu la dernière minute pour signer le décret sur la réforme agraire, laissant en fait à un Congrès dominé par la propriété foncière le soin de répondre aux questions les plus brûlantes, comme le rythme de sa mise en œuvre. L’immobilisme social de la présidence est pour beaucoup dans la désagrégation de sa base populaire, comme en a témoigné le succès impressionnant de la grève des transports qui a paralysé Manille et six autres centres provinciaux le 26 août, après que le gouvernement eut annoncé une hausse du prix des carburants, Le projet initial des conseillers de Mme Aquino - la réforme contre la menace de révolution - n’a jamais véritablement pris substance.
Le parti communiste des Philippines, déséquilibré par l’échec de sa politique de boycottage des élections présidentielles de 1986 [5], a dû faire face à de nombreuses difficultés. Mais l’enlisement du pouvoir nourri chez lui un nouvel optimisme, manifeste dans la déclaration publiée à l’occasion de la Nouvelle armée du peuple : « Dans les prochaines années (...), l’aggravation rapide de la crise va l’emporter sur les efforts du régime pour se consolider et va profondément l’affaiblir. Les forces révolutionnaires se trouvent aussi dans une situation bien meilleure qu’auparavant pour étendre et renforcer leur force armée et politique.... » [6]
Pour avoir refusé d’organiser le « pouvoir populaire » , tant chanté en février 1986, et d’engager des réformes socio-économiques radicales, le régime Aquino est aujourd’hui prisonnier de dangereux amis : l’administration américaine, qui cherche avant tout à préserver la cohésion de l’armée ; les grandes familles provinciales et les clans politiques traditionnels, qui dominent la Chambre des députés ; les généraux, qui se disent constitutionnalistes mais ne veulent ni ne peuvent purger le corps militaire de ses éléments factieux. Il est à craindre que les derniers événements sonnent le glas des espoirs démocratiques suscités par le soulèvement de février 1986 contre la dictature.