Le premier trimestre 2009 a été exécrable pour l’économie française : le produit intérieur brut (PIB) s’est violemment contracté, la production industrielle a brutalement décroché, les destructions d’emploi se sont envolées et le taux de chômage a augmenté de 1,1 point en trois mois, du jamais-vu depuis 1970. Dans cet océan de mauvais chiffres, le recul de 0,3 % du salaire moyen par tête (SMPT) est passé quasiment inaperçu, bien qu’il augure mal du reste de l’année.
Cet indicateur salarial, en effet, est l’un des plus complets qui soit car il reflète l’évolution des salaires versés par l’ensemble des entreprises, y compris les très petites, et tient compte des effets structurels (qualifications et part du temps partiel), conjoncturels (niveau des heures supplémentaires) et saisonniers (primes). Dans le secteur marchand non agricole, sa progression en termes réels, c’est-à-dire inflation comprise, a été limitée à + 1,5 % en 2007. C’est peu. En 2008, elle est tombée à - 0,1 %. Cette année, si l’on s’en tient à la note de conjoncture de l’Insee de juin, le ralentissement serait encore plus net (- 0,3 %), du fait de la baisse des primes et des heures supplémentaires.
La récession, pourtant, n’a rien créé, elle ne fait qu’amplifier une tendance ancienne à la stagnation salariale. N’en déplaise à l’ancien secrétaire général de Force ouvrière, André Bergeron, qui popularisa cette expression, dans les années 1970, il n’y a plus de « grain à moudre » en France depuis belle lurette. Le 13 mai, lors de la présentation du rapport que le chef de l’Etat lui avait commandé sur le partage de la valeur ajoutée, Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’Insee, en avait résumé ainsi l’interrogation centrale : « Comment expliquer que la progression du pouvoir d’achat des salaires net ait été si modeste (0,8 % en moyenne par an) en France depuis vingt-cinq ans ? »
De l’avis de cet économiste comme de la plupart de ses collègues, cette modestie salariale a plusieurs causes : le développement de la précarité de l’emploi (intérim, CDD, temps partiel subi), la désindustrialisation, la multiplication de postes peu ou pas qualifiés dans les services, la faiblesse de la croissance, l’épuisement des gains de productivité. Ces derniers progressaient de 2,3 points de PIB par an dans les années 1980. Ils n’augmentent plus que de 0,7 point. Le manque à gagner atteint 30 points de PIB sur vingt ans. Colossal.
L’économie française ayant perdu en efficacité productive et en dynamisme, le surplus distribuable s’est réduit comme peau de chagrin. Redresser une telle situation est, selon M. Cotis, une œuvre de longue haleine qui suppose, entre autres, de développer l’innovation, en suscitant un environnement macroéconomique porteur (une certaine stabilité, des taux d’intérêt modérés, un système de formation performant, des marchés de biens et de services ouverts à la concurrence...), en accroissant les dépenses de R & D privées et en incitant les entreprises à mieux s’organiser. Il faudra du temps pour y parvenir.
D’ici là, la grande majorité des salariés, c’est-à-dire les 80 % situés entre le 2e et le 8e décile de l’échelle des revenus, vont devoir supporter une austérité persistante sur fond de chômage massif. Une minorité s’en tirera moins mal. Les politiques de revalorisation du smic et les coups de pouce dont le salaire minimum a régulièrement bénéficié - ce n’est plus le cas depuis juin 2007 - ont assuré la progression des rémunérations des plus modestes. A l’autre bout de l’échelle, surtout, les 1 % ou les 1 pour mille les mieux payés ont vu leurs salaires progresser de manière accélérée depuis une quinzaine d’années.
Cette évolution à l’anglo-saxonne, que les travaux de l’économiste Camille Landais ont permis d’établir, est récente. Elle peut expliquer le sentiment de « déclassement relatif » du salarié médian, que le patron de l’Insee décrit à la fois rattrapé par les bas salaires et distancé par les très hautes rémunérations.
Jusqu’au milieu des années 1990, les politiques de redistribution ont permis d’endiguer cet accroissement des inégalités. Depuis, ce n’est plus le cas. S’il veut remédier à cette situation, le premier levier que le gouvernement devra actionner est la fiscalité. « La progressivité de l’impôt sur le revenu est l’outil le plus adapté pour lutter contre le développement des inégalités lié à la forte progression relative des hauts revenus », plaide Olivier Ferrand, président du think tank Terra Nova, tout en relevant que les taux de prélèvement marginaux sur les plus hauts revenus ont fortement diminué ces dernières années dans les pays industrialisés.
Vrai en France sous Lionel Jospin, ce constat l’est plus encore depuis la création du bouclier fiscal. La suppression de ce dispositif diabolique, qui met les plus riches des contribuables à l’abri des augmentations à venir de prélèvements obligatoires, et la création d’un taux d’imposition majoré au-delà d’un certain seuil de revenus, réclamées par le Parti socialiste et par plusieurs personnalités centristes de la majorité, permettraient d’éviter un nouvel accroissement des inégalités salariales. Le gouvernement ne veut pas en entendre parler. Pourra-t-il camper durablement sur ses positions dans un pays où plus d’un actif sur dix est chômeur ?