Représentante de l’ONG russe Mémorial en Tchétchénie, Natalia Estemirova a été assassinée, mercredi 15 juillet, après avoir été enlevée à Grozny. Son corps sans vie, jeté au bord d’une route, a été retrouvé neuf heures plus tard en Ingouchie, la région voisine. Les circonstances de son exécution - deux balles, l’une au cœur, l’autre, le « coup de grâce », dans la tête, une heure après son enlèvement - ne laissent aucun doute, il s’agit d’un assassinat commandité. Natalia Estemirova dérangeait. Il fallait réduire au silence cette femme courageuse, engagée depuis dix ans dans la dénonciation des exactions en Tchétchénie.
Dans le huis clos tchétchène, Natalia était un ultime recours pour les victimes, une source précieuse pour les ONG et les journalistes, un roseau dressé contre la machine totalitaire mise en place par le président Ramzan Kadyrov, l’homme lige du Kremlin. Impossible de travailler en Tchétchénie sans un passage au bureau toujours bondé de Mémorial. Entre deux démarches, un coup de fil au parquet, cette belle brune aux yeux verts trouvait toujours un moment pour raconter en détail les disparitions, les tortures, les exécutions, comment, qui, pourquoi.... Au besoin, elle hébergeait collègues et journalistes dans son modeste appartement, au 11e étage d’un immeuble privé d’eau. Et tant pis pour les voisins, prompts à médire sur sa vie de femme seule, une incongruité dans le nord du Caucase, où la vie est rythmée par l’islam soufi et l’adat (le droit coutumier).
Née en 1959 à Saratov (région de la Volga) d’un père tchétchène et d’une mère russe, Natalia était arrivée adolescente avec son père à Grozny. Professeur d’histoire dans un lycée, sa vie a basculé au moment des deux guerres russo-tchétchènes (1994-1996 et 1999-2004). Elle a perdu son mari, a mis à l’abri sa fille Lana pour sillonner, alors comme journaliste, les routes de la république bombardée.
Collaboratrice de Mémorial depuis 2000, Natalia avait ses entrées partout, rien ne lui échappait. Le 7 juillet 2009, au moment où le premier ministre russe, Vladimir Poutine, prenait le café avec le président américain, Barack Obama, les hommes de Kadyrov ont exécuté sommairement un jeune homme, Rizvan Albekov, devant la population du village d’Akhtimtchou-Borzoï, rassemblée pour l’occasion.
Après enquête, Natalia a publié l’information sur le site de Mémorial. Son geste a déplu. Depuis des mois, elle était la bête noire de Ramzan Kadyrov, le tout-puissant président tchétchène, qui, selon Sergueï Stepachine, le président de la Cour des comptes russe, considère son pays comme « sa propriété personnelle ».
Le 31 mars 2008, Natalia est convoquée par lui. Elle ne porte pas le foulard désormais imposé aux femmes. « Tu dois te comporter comme une femme respectable, pas comme une pute », lui dit-il. « Tu me provoques, tu m’excites avec tes cheveux », crie-t-il entre deux bordées de jurons.
Elle est debout ; il est assis. Il crache, il est rouge de colère ; elle lui tient tête, lui reproche d’ignorer la tradition tchétchène, celle du respect envers une mère de famille. Ses proches se souviennent encore du récit qu’elle leur fit de cette entrevue. Ramzan Kadyrov se serait alors targué d’avoir du sang sur les mains et de n’en concevoir « aucune honte ». Après cette altercation, l’étau s’est resserré.
« La mort marche vers elle à grands pas », confiaient des femmes tchétchènes rencontrées récemment. Les menaces étaient quotidiennes. Il y a quelques mois, la mise en garde d’un haut fonctionnaire de l’administration Kadyrov - « Tu n’en as plus pour longtemps, tes jours sont comptés » - l’avait ébranlée. Elle s’interrogeait : « Cherche-t-il à m’intimider ? »
Natalia ne connaissait pas la peur. Au matin du 15 juillet, elle est allée prendre son bus comme d’habitude à 8 h 30. Une Lada blanche a stoppé net, quatre hommes en sont sortis, l’ont poussée dans la voiture. « Elle a crié à l’enlèvement, mais ses voisins, témoins de la scène, n’ont pas donné l’alerte. Il y a deux ans, ils l’auraient fait ; aujourd’hui, ils ont peur », explique Sacha Koulaeva, sa collègue et amie de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) à Paris.
Normalisation tchétchène ou tchétchénisation de la Russie ? Qui veut critiquer, enquêter ou s’élever contre l’impunité risque la mort. Alors que des listes de personnalités à abattre circulent sur la Toile, une question revient sans cesse : « Qui sera le prochain ? » Sept mois avant Natalia, l’avocat Stanislas Markelov était abattu en plein jour d’une balle dans la tête au centre de Moscou. Le 7 octobre 2006, la journaliste Anna Politkovskaïa était assassinée dans son immeuble moscovite.
Natalia croyait que les responsables des crimes de guerre seraient jugés un jour. Ses informations ont servi à la rédaction d’un rapport intitulé « Tribunal international pour la Tchétchénie », 1 100 pages, une base juridique pour l’inculpation des responsables, dont « Vladimir Poutine, de facto chef de l’Etat ». L’ouvrage est sorti à Moscou le jour de la mort de Natalia Estemirova. Son nom ne figure pas sur la couverture, mais elle y a participé. Au nom de la lutte « contre l’extrémisme », le rapport vient d’être saisi.
Le Quai d’Orsay, le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, l’ONU étaient au courant des menaces qui pesaient sur Natalia Estemirova. Elle avait reçu, outre le premier prix créé en mémoire d’Anna Politkovskaïa, un prix du Parlement suédois et la médaille Robert Schuman du Parlement européen. La vague d’indignation suscitée par sa mort en Occident laisse un goût amer. « Sur le coup, les déclarations sont fortes, mais entre les assassinats, plus rien. Or il ne s’agit pas de bavures isolées, c’est un système », dénonce Sacha Koulaeva.
Un système efficace. Mémorial a annoncé la fermeture de sa représentation en Tchétchénie : « Trop dangereux. »
Marie Jégo
1959
Naissance à Saratov (région de la Volga).
2000
Entre à l’organisation Mémorial.
15 juillet 2009
Mort.