Interior Design. Hiroko, une jeune femme sans occupation et sans conviction existentielle, se cherche dans Tokyo, sur fond de crise du logement et de soucis matériels. Ni son amant ni son amie, ni les petits services qu’elle tente de rendre ne lui permettent de trouver son chemin. Figure de l’âme errante, elle finit par rejoindre les fantômes plats des interstices entre les buildings. Sa place, absurde donc confortable, va se révéler être dans ce bois dont on fait les chaises (ou les poupées désarticulées de Bellmer ?). De la chair au bois et retour, aux côtés d’un musicien tranquille, là était sa voie, loin des bruits de la ville.
Merde. Surgie des égouts, une créature mâle, verte, dégoûtante et muette, court dans les rues propres du quartier de Shibuya, terrorisant les passants chics qu’il bouscule. Un jour, sous la terre où il vit, il découvre un nid de grenades, et tout naturellement en fait usage en surface. Conformément à la doxa démocratique, on le médiatise, on l’arrête, on l’emprisonne, et on trouve quelqu’un (un Français) de la même race, et de la même langue invraisemblable, qui va être son interprète (sans sous-titres) et son avocat. Mr Merde a d’excellentes raisons de dynamiter, il n’aime pas les gens, et surtout pas les Japonais. Prochaine étape, les USA.
Shaking Tokyo. Cet homme a choisi de couper tout contact avec le monde extérieur : il est « hikikomori » depuis plus de dix ans, et vit isolé dans un appartement soigneusement rangé, plein de livres, et où les rouleaux de papier cul et les boîtes de pizzas vides s’empilent, imitant les boîtes de soupe Campbell. Pour vivre, il téléphone et se fait livrer. Un jour, lors d’une livraison, Tokyo se met à trembler, et la jeune coursière s’évanouit. Sur son corps, des tatouages désignent les points d’impact : il appuie sur « coma », elle revient à elle, s’en va, abandonne son job, et se retire du monde à son tour. Mais l’apaisante routine s’est détraquée : elle lui manque, elle lui a pourri sa solitude. Cela l’oblige à sortir dans une Tokyo devenue déserte et sans repère, à la chercher, à la trouver, à la convaincre de ce à quoi il ne croit pas encore, et à quoi elle ne croit plus : la possibilité d’une interlocution. Suffit d’appuyer sur le bouton « love ».
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On disait autrefois « film à sketches », ce fut très à la mode dans les années 60. Une thématique commune permettait d’associer des réalisateurs prestigieux, qui se payaient le luxe inouï d’élever ainsi le statut des courts ou des moyens métrages de l’esquisse (le cm du débutant) à l’équivalent de la nouvelle littéraire (la forme aboutie).
Ce cinéma « à contrainte » entraînait aussi, le plus souvent, des comparaisons instructives et parfois cruelles (cf. le Tobby Dammitt de Fellini, dans Histoires extraordinaires après le pathétique Vadim et le Malle appliqué). Et plus rarement des télescopages fertiles à la manière d’un collage, vers l’unité d’une œuvre plurielle. Pour cela, il fallait de la connivence ou du jeu entre les réalisateurs pressentis, même s’ils ne travaillaient réellement pas ensemble.
Pour Tokyo !, deux producteurs Michiko Yoshitake et Masa Sawada ont proposé une double contrainte d’espace et de temps : la ville, et 30 minutes. Les réalisateurs, deux Français, Michel Gondry et Leos Carax, et un Coréen, Bong Joon-Ho, ne se sont pas rencontrés. Que le film, homogène, ait dépassé le bric-à-brac de Gondry et les provocations désordonnées de Carax, qu’il ait trouvé une belle cohérence interne, relève peut-être du hasard objectif.
Le film nous raconte que Tokyo est pleine comme un œuf et qu’il n’y a plus de place pour les nouveaux venus, pour les clochards, pour les étranges étrangers, mais pas non plus pour les indigènes croyant être intégrés. Il laisse entendre aussi que toutes les grandes villes de notre nouveau monde ne sont que d’illusoires barrages contre la solitude.
Mais au-delà des trois petites histoires, chacune un peu en dérive et flirtant avec le fantastique, il faut sans doute observer le point prégnant de tout le film, qui figure dans le film de Bong : le « hikikomori ».
Défini par les normaux (ceux du milieu de la courbe de Gauss), le mot de hikikomori désigne un humain, atteint d’une « pathologie » asociale, le plus souvent un adolescent, se retirant d’un monde réel qu’il juge insupportable. Il y aurait près d’un million de hikikomori au Japon, soit un jeune sur dix, et presque 1% de la population (qui est de 127 millions). Les normaux remarquent que ces hikikomori ne sont ni grabataires, ni autistes, ni retardés mentaux, et qu’il ne s’agit pas d’agoraphobie. Ils trouvent toutes sortes d’origines familiales et sociales à ce phénomène qu’ils déplorent. Bref, ce sont des normaux. Le boulot des normaux, c’est l’ordre, dont chacun connaît l’utilité sociale, politique, médicale, matérielle, voire philosophique. La désocialisation, comme le parricide ou la révolution, c’est toujours le wild side.
D’une certaine façon, on s’en fout de cette définition et de ses afférents thérapeutiques.
Les ermites, on les imagine de préférence comme Zarathoustra, vieux et barbus, à la chair triste, ayant lu tous les livres, et plutôt sur la montagne. Mais les enfants aussi - et tous ceux qui ne seront jamais des grandes personnes -, traversent de grands trous de grand air, seuls ou par générations, mais toujours loin du troupeau, et pas seulement au Japon et pas seulement de nos jours. De Lenz à Hölderlin, de Chatterton à Crevel, les passerelles sont innombrables qui forment la grande nébuleuse des réfractaires et des parias. C’est le paradis virtuel où se rejoignent les grands mélancoliques, qui trouvent enfin leur lieu de dérobade, dans cette sorte de chaud ventre maternel sans échéance.
Car là, bien à l’abri, tout devient possible, la grande liberté du rire, de la métamorphose, des polysémies. L’écriture automatique, le crime et le silence sont, en fin de compte, les mêmes écrins. Le devenir-chaise en bois de Hiroko (Gondry), les facéties du grand méchant loup (Carax), le retrait de l’homme sans qualités (Bong) sont trois façons de dire que, comme l’huile et l’eau, l’individu et la foule ne sont pas intersolubles, sauf à produire une émulsion éphémère, toujours de l’ordre du fantasme. Trois façons de (ne pas) choisir son camp, dans ce no man’s land qu’est la bonne vieille frontière entre réel et surréel.
Mais seul l’homme de Bong, dans la grande ville qui tremble, et sans doute parce qu’elle tremble, donne une perspective à l’aporie. Avec courage, il se donne la chance d’accéder au monde parallèle qui pourrait le sauver, lui et ses semblables, les humains. Il trouve les bons boutons où appuyer, il rencontre et reconnaît le coup de foudre, et, dans le silence des rues désertées, il fait comme s’il était encore temps : il ose appeler à sortir, au grand soleil, sans peur, avant la fin du monde.
Tokyo ! film à skteches. Interior Design , réal : Michel Gondry, sc : Gabrielle Bell et Michel Gondry, adapté de la BD Cecil and Jordan in New York sur une idée de Sadie Hales ; ph : Masami Inomoto ; mu : Etienne Charry ; mont : Jeff Buchanan ; int : Ayako Fujitani, Ryo Kase, Ayumi Ito. Merde , sc et réal : Leos Carax ; ph : Caroline Champetier ; son : Fusao Yuwaki ; mont : Nelly Quettier ; int : Denis Lavant, Jean-François Balmer, Renji Ishibashi, Azusa Takehana, KaoRi, Julie Dreyfus. Shaking Tokyo , sc et réal : Bong Joon-Ho ; ph : Jun Fukumoto ; mu : Lee Byung Woo ; int : Teruyuki Kagawa, Yu Aoi ; Naoto Takenaka. (France, Japon, Corée, Allemagne, 1h50, 2008).