En 1934 je n’avais aucune expérience et je le savais. Pour m’approprier cette expérience, pour déchiffrer les faits neufs que j’avais sous les yeux, il me fallait d’abord recueillir une multitude de données. Car pour comprendre il faut d’abord apprendre, et si possible apprendre en ordre. Les sociologues et les historiens sont logés à la même enseigne : ils disposent de faits, c’est-à-dire d’effets. Mais ce qui importe ce sont les causes. Quand il s’agira de choisir ou d’inventer des causes aux effets qui auront été longuement collectés, il faudra faire un tri. Et qui guidera ce tri (il s’appelle comprendre) ? Rien d’autre que les expériences acquises en propre.
Je devais apprendre plus tard qu’il n’y a qu’une expérience valable pour chacun de nous, celle que nous avons sentie dans nos propres nerfs et dans nos propres os. Depuis l’expérience la plus banale que tout être humain connaît ou croit connaître — la faim — jusqu’à l’expérience la plus haute — celle de ces conflits déchirants dans lesquels une personnalité s’affirme ou se détruit —, rien, absolument rien ne s’invente. Comprendre, imaginer, deviner, c’est associer selon des modalités inépuisablement diverses des sensations acquises par l’expérience, et acquises seulement par l’expérience... Toute la mécanique de notre érudition ressemble aux notes écrites d’une partition musicale, et notre expérience d’être humain, c’est la gamme sonore sans laquelle la partition restera morte. Combien y a-t-il d’historiens, de psychologues, d’ethnologues — les spécialistes de l’homme — qui, lorsqu’ils assemblent leurs fiches, ressemblent à un sourd de naissance copiant les dièses et les bémols d’une sonate ?
Nous n’avons l’accès que d’un être humain — nous-même — et il est impossible d’inventorier les autres, si ce n’est par rapport à cet inventaire premier que nous ne pouvons trouver qu’en nous. Si l’on ne se connaît pas soi-même, on ne connaîtra jamais personne. Et oserais-je dire qu’on ne se connaît qu’à l’usage ? Un usage de nous-même, il est vrai, qui remonte à notre naissance, et qui peut, à cause de cela, ressembler à l’intuition pour les êtres rares que chaque expérience instruit.
Après quatorze mois de cellule, je fus déportée à Ravensbrück, le mardi 19 octobre 1943, avec tous mes manuscrits. C’est alors, et alors seulement, que je refis mes classes « humanistes », et que j’appris sur le crime et les criminels, la souffrance et ceux qui souffrent, la lâcheté et les lâches, sur la peur, la faim, la panique, la haine, des choses sans lesquelles on n’a pas la clé de l’humain, car tout cela, à l’état de larves, rampe dans n’importe quelle société, mais on n’apprend à l’identifier que lorsqu’on a regardé longuement la bête adulte, épanouie dans sa peau.
Donner le détail de cette expérience représente une épreuve dont la seule pensée m’accable, mais je ne peux pas considérer cette expérience comme négligeable, je ne peux pas omettre de la mentionner, et admettre qu’il existe deux sortes de défaite — celle des autres et celle qui nous écrase —, deux sortes d’humiliation, deux sortes d’aliénation, deux sortes de torture — celle que nous subissons et celle que nous infligeons —, deux sortes de rancune — celle que nous ressentons et celle que nous inspirons.
Certes, j’avais senti d’instinct les pudeurs qui entouraient tous les rites de la nourriture dans ces pays où la famine est chronique. Je les avais senties d’instinct, et même, très naturellement, adoptées, mais je ne les ai vraiment comprises que lorsque, dans l’aube glaciale, j’ai vu des fantômes chancelants se détourner, tous, d’un seul mouvement, pour ne pas rencontrer le regard d’un autre fantôme qui — brusquement isolé des autres — grignotait dans les ténèbres, tandis que, dans le silence devenu total, on n’entendait plus que le bruit énorme des dents grinçant sur quelque chose, des lèvres suçant quelque chose, de la salive mouillant quelque chose, et de la glotte se tendant et se détendant pour avaler quelque chose.
Entre ces deux périodes, j’ai accumulé toute une série de connaissances dont j’affirme qu’elles m’ont aidée à parfaire mon apprentissage scientifique dans une proportion au moins égale à toutes les années que j’ai consacrées à l’étude proprement dite.
Je tiens à signaler que les rapports « scientifiques » — c’est-à-dire basés sur l’observation des autres — sont faux et factices : pour connaître une population il faut à la fois la « vivre » et la « regarder ». Ce pourquoi ceux qui vivent doivent apprendre à regarder, ou ceux qui regardent doivent apprendre à vivre — au choix.
En 1946, dans la période d’usure extrême qui suivit ma captivité en Allemagne, un institut international me demanda le compte rendu des enquêtes scientifiques que j’avais menées en Algérie entre 1934 et 1940. Mes trois principaux manuscrits avaient disparu et ma documentation était trop minutieuse pour pouvoir se reconstituer de mémoire. Je me mis à feuilleter les quelques fiches et brouillons rescapés du désastre — et qui dataient exclusivement de ma première série de missions — mais sans parvenir à éviter de les comparer mentalement au niveau atteint par mon enquête à la fin de mon second « séjour ».
Je ne discernais plus que les insuffisances de ces documents — de ces miettes de documents — retrouvés dans le désordre de ma maison dévastée et vide, mais je me sentais moralement endettée vis-à-vis des services scientifiques qui m’avaient fait confiance, et, à cause de cette dette, j’entrepris de reconstituer l’inventaire des ouvrages que je venais de perdre.
En même temps, je restais obsédée par le souci du « bien public » : le sentiment d’une utilité objective pouvait seul me permettre de réagir contre un épuisement physique continuel et un très grand manque d’intérêt pour l’acte de vivre. Or, en dehors de la justification purement formelle qui m’était demandée, à quoi cet inventaire pouvait-il servir pratiquement ?
Pour donner à l’expérience que j’avais acquise une chance de servir à quelque chose, je pris donc le parti d’intituler la notice que je me mis à écrire Méthodes d’enquête sociale en pays berbère, afin de l’incliner nettement dans la direction de ce que je voulais pour elle — une direction pratique. Comment s’y prend-on, en fait, quand on arrive directement de Paris au milieu des tribus africaines qu’on a la charge d’étudier ?
J’ambitionnais de faire un compte rendu sérieux, compétent et sec — scientifique en un mot — des problèmes matériels et intellectuels qui s’étaient trouvés sur ma route, des solutions que j’avais choisies, puis des retouches apportées à ces solutions. Mais pour retrouver ces souvenirs de l’Afrique (alors vieux seulement de cinq ans), il me fallut d’abord écarter avec peine la pierraille brûlante du passé proche. Lorsque la paroi de l’autre passé fut atteinte, alors, en l’effleurant, jaillirent des sources limpides, torrentielles, irrésistibles...
Pendant quelques jours ce passé resurgi s’interposa en écran devant l’irrespirable présent ; à l’abri de cet écran, je repris souffle. Mais lorsque je voulus faire le point de mon enquête dans sa dernière phase, de nouveau les fils s’emmêlèrent : dans une main, le fil de l’observation scientifique se croyant objective ; dans l’autre, la connaissance vécue et passionnée des êtres et des situations...
Par conformisme scolastique, par désir de satisfaire les gens auxquels je destinais mon texte, je fis l’effort de lutter contre ces interférences — mais sans toutefois parvenir à me convaincre de la nécessité de les écarter totalement. Il me semblait (il me semble de plus en plus) que, pour discourir sur les sciences humaines, l’érudition pure ne peut suffire, et qu’une expérience vécue, profonde et diverse, constitue l’indispensable substrat de la connaissance authentique de notre espèce : il n’est que de vivre pour se convaincre que les événements vécus sont la clé des événements observés... A quelques âmes tourmentées et rares, il est parfois donné de comprendre d’emblée l’expérience des autres, mais la plupart des hommes ne connaissent et ne comprennent que ce dont ils ont fait, personnellement et très minutieusement, l’apprentissage. La réciproque est vraie aussi, et pour chacun, pour bien se connaître, il faut apprendre à considérer sa propre expérience avec des yeux étrangers. Des erreurs cruelles pourraient être évitées si l’on parvenait à élargir un peu ce système de double référence.
Bref, lorsque j’eus achevé d’écrire la dernière page de mon exposé, je m’aperçus, non sans un peu d’ennui, qu’il semblait conforme, en un sens, à ce que j’avais voulu faire (transmettre à d’autres une façon d’apprendre un métier), mais non conforme à ce qui m’était demandé : un compte rendu pour une revue scientifique internationale. Après en avoir retranché les passages qui me semblaient trop vivants, j’en mis cependant une copie à la poste —, et le reste du manuscrit fut enfoui dans un tiroir où il demeura.
Lorsque j’avais entrepris de confronter ces deux visions d’un même passé, mon objet était de reconstituer un apprentissage dans les sciences dites humaines. Cet apprentissage, je l’avais poursuivi d’abord dans une série d’événements observés, ensuite dans une série d’événements vécus — les premiers, observés avec l’attention la plus constante et un détachement scrupuleux ; les seconds, vécus avec passion, et sans rien ménager.
Observer une civilisation, et s’observer tandis qu’on l’observe sont deux choses bien distinctes ; entre 1934 et 1940, je ne songeais encore qu’à ce que je voyais, et à la meilleure façon de le décrire, mais quelques années plus tard, je fus amenée à faire ce retour sur soi sans lequel il n’y a pas de véritable observation, et que tout sociologue doit faire un jour. Qu’est-ce que la sociologie ? Qu’est-ce que l’ethnologie ? C’est d’abord la remise en question, de fond en comble, de celui qui s’y consacre. Après cela, seulement, il peut regarder fonctionner une civilisation, et il peut distinguer ce qui, en elle, résistera aux ébranlements de la vie qui s’écoule — distinguer, dans le courant, les herbes que le flot incline et celles qu’il va déraciner.
Lorsqu’on cherche les transitions entre la « pensée sauvage » (telle que nous la décrit Claude Lévi-Strauss) et la « pensée moderne », on constate que les sciences dites exactes et les sciences dites humaines ont évolué en sens exactement inverse.
L’homme sauvage croyait qu’il « participait » à l’univers, que tel astre, tel animal, telle orientation, tel jour de la semaine n’étaient pas étrangers à sa vie, à son être, au point qu’il hésitait à se délimiter avec certitude par rapport à eux (notons, en passant, que l’homme sauvage est encore massivement représenté, de nos jours, dans nos capitales — ne serait-ce que par les innombrables lecteurs d’horoscopes). Par contre, ce même homme (si peu sûr de ses frontières par rapport à la planète Mars) se considérait sans hésitation comme d’une autre essence que tous les individus qui ne faisaient pas strictement partie de son campement.
Aujourd’hui, les physiciens, les chimistes et les astronomes se distinguent sans nulle hésitation de l’objet de leurs recherches, et ce sont maintenant les humanistes qui « participent » : disons que, dans les sciences dites exactes, lorsqu’un chercheur observe un phénomène au microscope, on distingue : l’œil qui regarde, l’instrument dont il se sert, l’objet qu’il étudie — tandis qu’une noble froideur (dite scientifique) préside à l’opération... Dans les sciences humaines, au contraire, l’observateur, la lunette grossissante et le microbe qui s’agite sur la plaque de verre ne sont séparés que par d’incertaines cloisons, tandis que l’« expérience » (souvent faite « à chaud ») remplit de buée les microscopes, et communique aux préparateurs l’énervement des bactéries.
Cette solidarité fondamentale de l’observateur et de l’observé et cette lenteur à la percevoir nous expliquent pourquoi, beaucoup plus que toutes les autres sciences, les sciences humaines ont eu grand-peine à conquérir un vocabulaire précis, affranchi des lourdes hypothèques du passé : on peut parler très longuement de chimie ou d’astronomie sans rien savoir des alchimistes et des astrologues — mais avant d’écrire le mot « ethnologue » en sous-titre d’une étude, il faut faire bien attention et très attentivement définir ce qu’on entend par là.