Le philosophe Francis Jeanson, fondateur d’un réseau de soutien aux combattants du FLN pendant la guerre d’Algérie, est mort, samedi 1er août, dans une clinique d’Arès, en bordure du bassin d’Arcachon (Gironde), sa région natale. Il était âgé de 87 ans.
Rien ne prédisposait le futur « porteur de valises », cible des fanatiques de l’Algérie française, à s’engager dans la lutte clandestine au côté des nationalistes algériens. Issu d’une famille plutôt aisée, acquise à l’idéal républicain mais sans idées politiques arrêtées, le jeune Francis, fils unique, né le 7 juillet 1922, à Bordeaux, est tenté un moment d’entrer à l’Ecole navale. Sa santé fragile l’y fait renoncer. « Ma vie a été une succession de hasards », dira-t-il.
En 1940, le bachelier du lycée Montaigne (Bordeaux) découvre la pensée des philosophes Emmanuel Kant, Henri Bergson et, surtout, les premiers écrits de Jean-Paul Sartre (1905-1980). Cette découverte capitale fonde son propre développement intellectuel. Au début de l’été 1943, alors qu’il vient d’obtenir son diplôme d’enseignement supérieur en philosophie, la guerre met un coup d’arrêt à ses projets universitaires. Pour échapper au Service de travail obligatoire (STO) en Allemagne, Francis Jeanson passe clandestinement la frontière espagnole. Arrêté, interné au camp de concentration de Miranda de Ebro, le jeune étudiant, libéré par la Croix-Rouge le 1er décembre 1943, est aussitôt incorporé dans l’armée d’Afrique : il part au Maroc, transite par Alger, avant de regagner Marseille en décembre 1944.
C’est dans le Paris de l’après-guerre, que Francis Jeanson commence à se faire connaître. Son premier livre, Le Problème moral et la pensée de Sartre (éd. du Myrte, 1947 ; réédition Le Seuil, 1966) suscite l’enthousiasme du père de l’existentialisme. Sur le plan politique, cette période est un tournant. « Gaulliste convaincu » jusqu’en 1945, Francis Jeanson devient « très à gauche » à partir de 1947, commente un proche, cité par Marie-Pierre Ulloa dans sa lumineuse biographie, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence, de la Résistance à la guerre d’Algérie (Berg international, 2001). Surtout, souligne Mme Ulloa, le futur partisan de la révolution algérienne « fait le pont » entre les revues Les Temps modernes et Esprit, ainsi qu’avec les éditions du Seuil, lui-même étant un collaborateur de ces trois « maisons ». C’est dans Les Temps modernes, en 1952, que Francis Jeanson accomplit son premier coup d’éclat, en attaquant L’Homme révolté d’Albert Camus (1913-1960).
Plus spectaculaire, en 1955, L’Algérie hors-la-loi, pamphlet anticolonial que publient Francis Jeanson et sa première épouse, Colette, va précipiter l’engagement des Jeanson au côté du FLN. Ce livre devient « le bréviaire des révolutionnaires » français, dira le journaliste Jean Daniel (cité par Hervé Hamon et Patrick Rotman, dans Les Porteurs de valises, la Résistance française à la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1979 ; réédition Le Seuil, 1982). Quant à Francis Jeanson et à ses amis - communistes ou chrétiens de gauche - ils achèvent leur mue : de plaideurs, ils se transforment en « petites mains » de la guerre algérienne. Le 2 octobre 1957, une réunion clandestine scelle la naissance du « réseau Jeanson », qui va aider au transport (et à la mise à l’abri) des militants du FLN, ainsi qu’à celui des armes, des matériels de propagande et de l’argent des cotisations. « Francis Jeanson est passé de l’autre côté : c’est par lui que le scandale - glorieux - est arrivé », se souvient un autre journaliste-écrivain, Jean Lacouture, resté « profondément admiratif » devant le courage de cet homme « immodéré ».
Homme d’action
Vilipendé comme « traître » (à la patrie française), Francis Jeanson reprend le mot et s’en fait gloire. A l’Assemblée nationale, la commission de la défense nationale s’insurge, sous la plume du député Jean-Marie Le Pen, contre ces « entreprises caractérisées d’intelligence avec l’ennemi ». Imprégné des idées de Frantz Fanon (1925-1961), théoricien de la lutte contre le colonialisme, Francis Jeanson est persuadé que la « révolution » algérienne va provoquer un changement politique en France.
Le disciple sartrien se révèle un efficace homme d’action. Et, à sa manière, un patriote : « Son engagement à nos côtés était une façon de bâtir l’avenir entre nos deux pays », souligne l’ancien dirigeant du FLN, Rabah Bouaziz, joint par téléphone à Alger. « Il caressait l’espoir d’un retournement du PCF » en faveur de l’indépendance algérienne, commente, de son côté, l’historien Mohamed Harbi. Tributaire de ses amis du FLN qui lui versent un salaire mensuel, Francis Jeanson nourrit vis-à-vis du parti de Maurice Thorez (auquel il n’a jamais adhéré) des sentiments ambivalents, qui font de lui un « philocommuniste structurel », selon l’expression de Mme Ulloa.
La plupart des membres du « réseau Jeanson » sont arrêtés. Leur procès s’ouvre, en l’absence du principal intéressé, le 5 septembre 1960. Son écho est retentissant. Francis Jeanson, condamné à dix ans de prison par contumace, ne sortira de la clandestinité qu’en 1966, au moment de l’amnistie. Moins de deux ans plus tard, André Malraux, ministre de la culture du général de Gaulle, le charge de travailler à la création des Maisons de la culture. L’ancien « porteur de valises » interviendra aussi dans le secteur de la psychiatrie, formant « en grand nombre » infirmiers et internes, témoigne le psychiatre Michel Dugnat. Cofondateur, au début des années 1990, de la revue Sud-Nord, folies et cultures, il s’engage enfin - ce sera son dernier combat - dans le collectif Sarajevo, en « soutien à la Bosnie multiculturelle ».
Catherine Simon
7 juillet 1922
Naissance à Bordeaux
1947
Publie « Le Problème moral et la Pensée de Sartre »
1955
Publie avec sa femme Colette « L’Algérie hors la loi » (Le Seuil)
1957
Création d’une structure clandestine d’aide au FLN
1960
Procès des « porteurs de valises » du réseau Jeanson
1967
Travaille à la création des Maisons de la culture
2009
Mort à Ares (Gironde)