En tant qu’ancien animateur d’un réseau d’aide au FLN, que pensez-vous du débat qui s’est engagé autour de l’affaire Aussaresses ? La place prise par ces « révélations » vous donne-t-elle raison quarante ans trop tard ?
Francis Jeanson – Je ne sais pas si cela me donne raison, mais je ne comprends pas qu’on pose aujourd’hui la question de la torture sans poser la question de la guerre coloniale. Ce sont deux questions indissociables. On semble dire que, si la guerre avait pu se passer de la torture, elle aurait été justifiée. Pour moi, c’est le contraire. La torture ne pouvait être qu’un des aspects déchirants de cette situation. La vraie question est : pourquoi faisions-nous la guerre au peuple algérien ? Au nom de quels intérêts ? Je constate que, depuis qu’on a ouvert cette boîte de Pandore, la perspective morale l’emporte sur la perspective politique. Tout se passe comme si on voulait dédouaner la politique de guerre coloniale menée pendant des années.
Pourtant le débat incrimine aussi la politique menée par les gouvernements de la IVe République.
Mais ce n’est pas la responsabilité de la guerre qu’on incrimine. Ce sont les incidences de cette guerre. J’ai d’ailleurs constaté qu’on n’incrimine pas toutes les conséquences de la guerre. Il y avait aussi les viols, les camps de concentration, qui faisaient partie de la guerre au même titre que la torture. Ce qui compte, à mes yeux, c’est que nous avons mené une politique de colonisation insoutenable. Depuis mai 1945, et les massacres de Sétif, on aurait dû le savoir. La torture n’est pas née de la guerre d’Algérie en 1954. Elle existait avant, par exemple entre 1945 et 1954. De nombreux témoignages, mais aussi des historiens, le confirment. La vraie question, c’est : comment pouvait-on soutenir une colonisation qu’on aurait dû savoir intenable ? Quels intérêts ont été assez puissants pour que l’Etat les soutienne ? Quel lobby a contraint les institutions françaises à maintenir cette politique de colonisation ? A l’époque, si nous avions été de vrais citoyens, nous aurions dû refuser tout ce qui tenait aux intérêts de ce lobby des colons. Nous avons laissé les gouvernements successifs régler les problèmes sans intervenir. Or ce n’était pas fatal. Nous avons démissionné, laissant les véritables intérêts de la nation disparaître face aux exigences du grand colonat algérois.
Certains mettent en cause François Mitterrand, qui était alors ministre de la justice ?
Si certaines des phrases ou des déclarations de celui qui fut ministre de la justice en 1957 sont inacceptables, par exemple, « Ën Algérie, la seule négociation c’est la guerre », faire grief de ces seules déclarations me paraît inutile. La France métropolitaine était incapable de s’opposer à la poursuite de la guerre coloniale, c’est cela l’essentiel. On cherche des boucs émissaires, mais nous n’étions pas de vrais citoyens. Voilà la question qui compte à mes yeux. Nous avons laissé faire des choses qui n’avaient pas de raison d’être. Une part importante de responsabilité revient aux gouvernements successifs qui n’ont pas informé la population des problèmes qui se posaient, du fait de la poursuite de la colonisation. Par exemple, n’est-il pas incroyable qu’il n’y ait pratiquement pas eu de débat à l’Assemblée nationale après Sétif ?
A vous suivre, on comprend que vous et votre réseau avez représenté une certaine France, je dirais presque l’honneur de la France, face à cette démission nationale vis-à-vis du problème de la colonisation.
Cela me plairait qu’on le dise, si on le pense, mais il ne s’agit pas de l’honneur de la France. Le problème se situe aujourd’hui. Comment faire pour que progresse la situation sans qu’on relance les vieux débats stériles entre France et Algérie ? Nous, avec le réseau, nous avons fait ce que nous avons pu pour que la France continue à exister au regard de la population algérienne. Mais la question essentielle, c’est aujourd’hui. Comment progresser aujourd’hui ? Qu’on cesse de prendre parti à la place des Algériens ! Pas de prise de position qu’on ne soit en mesure d’assumer ! Nous avons le droit d’analyser les faits mais seuls ceux qui sont sur le terrain peuvent prendre des positions politiques !
Trente-huit ans après son indépendance, l’Algérie souffre toujours. Vous y êtes retourné à plusieurs reprises, après la guerre. Et vos comptes rendus de voyages sont tous marqués par un certain optimisme. Vous pensez toujours que la situation va s’arranger, la réalité ne vous dément-elle pas en partie ?
Je n’en suis pas sûr... Et je suis bien loin de me sentir optimiste.
Mais vous dites que l’Algérie va s’en sortir.
Oui, je persiste à le penser. Cette population composite, et si riche de sa diversité, a toujours fait preuve d’exceptionnelles ressources dans les pires moments de son histoire. Le courage et l’humour ne lui ont jamais fait défaut... Mais c’est vrai qu’elle est aujourd’hui confrontée à une très redoutable conjoncture : celle du terrorisme islamiste et de la crise sociale, le premier de ces deux éléments ayant d’ailleurs trop longtemps occulté le second.
Pour ce qui est de l’islamisme, de sa tentative de prise de pouvoir au nom de l’islam, ses représentants sur le terrain ne sont plus que de sanguinaires desperados, dépourvus de tout objectif politique ; et il n’est certes pas facile de venir à bout de petits groupes de terroristes qui n’ont plus rien à perdre et qui - çà et là - ne cessent de se reconstituer. Mais le problème de fond se situe au plan social : c’est la société entière qui est au bord d’une explosion généralisée. C’est bien là qu’une politique résolue devrait intervenir de toute urgence. Ce que l’arrivée de Bouteflika a fait d’emblée espérer, d’autant plus qu’il a très vite adopté un ton nouveau et osé bousculer différents tabous. Et sans doute était-il nécessaire de commencer par là : décomplexer les consciences, rouvrir des pistes qui semblaient condamnées.
Reste qu’il lui a été de plus en plus difficile de joindre les actes à la parole, faute de pouvoir constituer un gouvernement assez homogène pour être en mesure de définir et d’assumer une politique déterminée. Je ne pense pas ici à une politique globale, qui aurait l’ambition de résoudre tous les problèmes à la fois : il me semble au contraire qu’il y aurait intérêt à se fixer d’abord telle ou telle priorité, celle, par exemple, qui concerne le logement. Il s’agit là d’un véritable drame psycho-social dont on n’a pas fini de mesurer l’impact, en profondeur, sur la jeunesse algérienne. Une attitude résolue à cet égard constituerait une véritable entreprise nationale, tout à la fois créatrice de travail et significative d’une responsabilisation du pouvoir politique vis-à-vis des populations concernées. Or il semble bien que Bouteflika ne dispose plus d’une marge de man[oe]uvre suffisante pour mettre à profit le confortable matelas de devises étrangères dont l’Algérie dispose aujourd’hui grâce aux hydrocarbures. En fait, tout comme l’ensemble de l’économie algérienne demeure en panne de productivité, le pouvoir algérien lui-même est en panne d’efficacité.
Mais c’est l’armée qui a porté Bouteflika à la présidence.
Oui, mais rien ne prouve qu’elle envisage de le soutenir dans la période présente. Je ne vois pas l’intérêt de porter condamnation contre l’armée dans son ensemble. Il s’agit là d’une institution complexe, secouée par des conflits de générations et par des scandales dus à la corruption de très hauts gradés ; des clans s’y sont apparemment constitués et il est difficile de savoir ce qui peut résulter de leur coexistence pour la façade « politique » du pouvoir.
Revenons sur l’islamisme : comment a-t-il pu s’imposer de la sorte ?
Il y a à mon sens deux aspects. L’un tient au fait que, pour répondre au besoin énorme de l’éducation nationale, l’Algérie a « importé » des enseignants arabes d’Egypte, ceux dont le pays « frère » voulait justement se débarrasser. Ces professeurs se sont mis à faire de l’enseignement sur la seule base du Coran. L’autre aspect est que les islamistes ont associé la religion à la morale. La population éprouvait une indignation par rapport à tout ce qui se passait en Algérie et à tout ce qu’elle recevait par la parabole. Une indignation contre la décadence, la perversion morale, etc. Les islamistes se sont présentés comme des gens qui allaient redonner du sens à ce qui n’en avait plus, une identité à une Algérie fragmentée, une moralité. Un certain nombre de gens qui avaient besoin de ce genre de discours et qui ne supportaient plus leur condition ont été convaincus. Les islamistes se sont mis aussi à jouer les bonnes [oe]uvres, à faire du social. Ils se sont peu à peu révélés comme des gens soucieux de prendre le pouvoir, jusqu’à dire ouvertement qu’ils voulaient en finir avec la démocratie et instaurer la charia. Ils avaient commencé par gagner les élections municipales de façon plus feutrée, sur des thèmes moins violents.
Jusqu’à l’interruption du processus électoral.
Oui. En France, on a dit un peu légèrement que cette interruption était une atteinte à la démocratie. Si les islamistes avaient fini par prendre la majorité des deux tiers au second tour, ils auraient balancé la Constitution. J’ai personnellement approuvé ce coup d’arrêt. Beaucoup d’Algériens ont rapidement compris ce qu’était l’islamisme : non pas une rénovation de l’islam, mais sa négation.
Les organisations des droits de l’homme, comme vous le savez, ont toujours stigmatisé à égalité les organisations islamistes et les représentants du pouvoir, en affirmant que ces derniers torturaient, étaient responsables de la disparition d’un certain nombre de gens, voire d’exactions prétendument islamistes... Pensez-vous que les islamistes sont les seuls coupables de la guerre civile qui règne en Algérie depuis dix ans ?
C’est la fameuse histoire du « qui tue qui ? ». Il est hors de doute que le pouvoir a manipulé certains groupes à certains moments, mais il ne peut y avoir de confusion possible. On peut dire par contre que le comportement général du pouvoir, c’est-à-dire son inaptitude à gouverner, a créé un vide dans lequel l’islamisme s’est engouffré.
En disant que le pouvoir est responsable de tortures et de disparitions, la Ligue des droits de l’homme ou Amnesty International ont donné l’impression qu’ils faisaient la part égale entre le pouvoir et les islamistes.
A mes yeux, les islamistes sont les principaux artisans de ces crimes. Reste que le pouvoir demeure en tout cas coupable de s’accommoder de sa propre impuissance. Et sans doute s’est-on un peu complu à mettre en relief le danger islamiste, dans la mesure où cela permettrait de maintenir entre parenthèses le véritable problème politique : la dégradation croissante de la situation économique et sociale.