Bien que le développement des mouvements sociaux ait été réprimé au cours des dix dernières années, les milieux intellectuels ont connu un débat enflammé sur la mondialisation. Plus généralement, on constate l’existence d’un « mouvement antimondialiste » depuis plus d’une décennie dès lors que les débats entrent dans le champ sémantique de l’expression. Alors que les néolibéraux adhèrent à la mondialisation, elle est contestée par ce qu’il est convenu d’appeler la Nouvelle Gauche. Le résultat de ce débat aura une influence importante sur l’histoire future de la Chine et sur sa résistance sociale à la mondialisation. L’objectif de cet article est la description de ce débat et, autant que l’identification de la montée du nationalisme en tant que défi majeur pour la gauche, l’examen des forces et des faiblesses du débat au sein de la Nouvelle Gauche.
La version nationaliste de l’antimondialisation
La mondialisation des entreprises leur a permis de réduire spectaculairement les salaires et la protection sociale des travailleurs partout dans le monde. C’est une des raisons pour lesquelles il faut la combattre en tant que telle et c’est ce qui s’est produit avec la naissance du mouvement antimondialiste dont la composition est largement hétérogène mais dont les aspirations internationalistes sont clairement visibles.
Cette affirmation doit cependant être contrebalancée par le fait qu’il existe également des sentiments nationalistes et même une pensée d’extrême droite dans le discours antimondialiste
Ray Kiely a observé qu’« Un des populistes les plus connus aux États-Unis, Pat Buchanan, a stigmatisé la mondialisation pour sa responsabilité dans le déclin de l’emploi industriel, l’érosion de la souveraineté nationale, l’augmentation de l’immigration et le mouvement vers le socialisme mondial représenté par des institutions telles que le FMI et la Banque Mondiale. (…) Ce recours à la tradition est également un thème fédérateur des oppositions de droite à la mondialisation, au nombre desquelles s’inscrivent le nationalisme indien en Inde, les nationalismes islamiques au Moyen-Orient et en Asie et la résurgence des mouvements fascistes en Europe. Le nationalisme de droite fait référence au “peuple” et à la nation comme fondements d’une réponse défensive face aux incertitudes de la mondialisation. » [1]
Gérard Greenfield, dans son essai intitulé Bandung redux : Anti-Globalization Nationalisms in Southeast Asia,(Bandung redux : Nationalisme antimondialiste en Asie du Sud-Est) exprime son inquiétude face à la montée du nationalisme en Asie : « Alors que les mobilisations de masse, en réponse à la crise économique de 1997-98 en Asie, ont élargi la base des mouvements antimondialistes, le potentiel révolutionnaire et les limites de ces oppositions restent en débat parmi les militants. Ce que ces mouvements ont effectivement montré, c’est la position prioritaire du nationalisme comme point de référence du mécontentement populaire face à la mondialisation. Et cette position reste identique, que cette mondialisation soit désignée en termes purement économiques sous l’appellation de mondialisation des entreprises ou en termes radicaux sous l’appellation de mondialisation capitaliste ou d’impérialisme. Pour un large éventail politique, le FMI est apparu à la fois comme le symbole et la source de l’injustice et de la destruction sociale provoquées par la crise et ses soubresauts.
« Le désir de voir émerger une stratégie indépendante depuis une combinaison correcte de choix politiques, sans relation avec les pouvoirs structurels et les intérêts du capital, est une faiblesse récurrente des Visions Project [en Thaïlande]. Dans la mesure où le capital est incorporé à l’analyse, il est intégré a priori dans une dichotomie entre étranger et national, selon laquelle le capital national devient virtuellement synonyme de la nation. (…) Un des aspects les plus remarquables de l’accession au pouvoir du parti Thai Rak Thai en 2001, est sa capacité d’attirer dans ses rangs des figures éminentes des ONG et des mouvements sociaux. (…) Ces alliances politiques larges ont permis au Thai Rak Thai de transformer le sentiment nationaliste en projet politique global visant à une réorganisation radicale de l’État dans le but de mieux servir les intérêts des “capitalistes progressistes”. » [2]
Dans le marché mondialisé actuel, le grand capital et même le capital moyen sont partie prenante de la compétition mondiale. Il s’ensuit que l’expression « capital national », compris comme séparé et opposé au capital étranger, est plus trompeur que jamais. L’alliance de la gauche et du mouvement syndical avec le capital national pour s’opposer à la mondialisation conduite par « l’impérialisme occidental », pourrait réduire les travailleurs au rôle de supplétifs du capital national dans le renforcement de la logique de mondialisation, bien que cette version de la mondialisation puisse être plus conforme aux besoins du « capital national ». Ainsi la réponse nationaliste à la mondialisation, soumet nécessairement les travailleurs aux intérêts des élites dirigeantes dans le combat pour la cause suprême d’un intérêt « national » souvent fictif [3].
Une nouvelle bannière pour le Parti Communiste Chinois
He Xin est le premier nationalise chinois connu à avoir été autorisé à publier des livres anti-occidentaux au début des années 1990, dans le contexte de l’après Tienanmen et des sanctions imposées par l’Occident. Ce qui vaut la peine d’être remarqué, ce n’est pas la réponse nationaliste de He Xin à l’hostilité occidentale du moment, mais plutôt le fait que son livre ait suscité peu de débats. Même l’arraisonnement et la fouille du navire The Milky Way battant pavillon chinois, dans les eaux internationales, ne soulevèrent qu’une faible protestation publique. La sortie en 1996, du livre du nationaliste Wang Xiaodong « La Chine Peut Dire Non », fit brièvement sensation mais fut rapidement oubliée. Il fallut attendre le bombardement de l’Ambassade de Chine en Yougoslavie par l’armée américaine en mai 1999 et les manifestations anti-américaines massives qui s’ensuivirent, pour que le nationalisme fasse un retour effectif. Je définis ce phénomène sous l’appellation de « nouveau nationalisme chinois ». Ce nouveau nationalisme est totalement différent de l’ancien qui, entre 1840 et 1949, était dans une large mesure une réaction légitime à l’agression étrangère et l’expression des aspirations populaires à l’indépendance nationale. C’est une réaction à la fois de l’élite dirigeante et d’une importante partie des intellectuels aux problèmes internes et externes, qui a accompagné le processus de réintégration dans le système capitaliste mondial. C’est aussi la justification de la modernisation de la Chine via l’État à parti unique. Le but final du nouveau nationalisme chinois est le rétablissement de la splendeur de l’ancien grand empire chinois. De cet objectif découle la propagande sur « l’éveil de la Chine » [4]. Ce nouveau nationalisme ne contient rien que l’on puisse qualifier de progressiste.
Dans son livre Globalization and State Transformation in China (La mondialisation et la transformation de l’état en Chine) Zheng Yongnian, de l’Université Nationale de Singapour, défend l’idée que la recrudescence du nationalisme chinois est la conséquence des nouveaux besoins du Parti Communiste Chinois. « Pendant l’époque post maoïste, la recherche d’un héritage politique a remplacé la menace étrangère et s’est imposée comme la base principale de la résurgence du nationalisme chinois. En d’autres termes, les principales sources du nationalisme dans l’ère post-maoïste sont plus internes qu’externes » [5]. Ailleurs, il explique ce qu’il entend par « la recherche d’un héritage politique » : « Le nationalisme a été utilisé par le Parti Communiste Chinois, comme une réponse au déclin de la foi en Mao, et ce nationalisme s’apprête à devenir une autre vision de l’idéologie du Parti Communiste Chinois. » [6]
La dichotomie de Zheng entre source interne et source externe n’est pas entièrement satisfaisante. Il a cependant raison d’affirmer que le Parti Communiste Chinois a besoin d’une nouvelle source de légitimité. Le remplacement de la vision d’un communisme mondial avec la Chine dans le rôle dominant (vision tombée en désuétude depuis le début des années 1980) par le projet de construction d’une grande nation chinoise et de reconquête de la position dominante occupée jusqu’en 1840, semble plus plausible. De plus il est dans l’intérêt de l’État à parti unique de détourner le mécontentement populaire, tel qu’exprimé par le mouvement démocratique de 1989, contre des ennemis extérieurs. Le Parti communiste Chinois a donc entrepris de modifier sa position sur la question du nationalisme et, en pratique, a encouragé sa résurgence. Sa position précédente était de condamner le nationalisme en tant que « point de vue de la bourgeoisie sur les nations » [7]. En réalité, sous couvert de patriotisme, ses politiques à l’égard des minorités ethniques, de l’éducation publique et du programme culturel, ont toujours contenu une dose de nationalisme. Le Parti Communiste Chinois n’a cependant jamais assumé explicitement le nationalisme, mis à part l’autorisation formelle de publication d’écrits ouvertement nationalistes. Le changement de politique s’est initié dans les années 1980, quand il a graduellement opté pour une adhésion sans réserve au capitalisme mondialisé.
Ce Parti peut confier progressivement le contrôle d’une partie de l’économie, même du secteur financier, à l’entreprise privée et au capital étranger, mais il n’est pas prêt à lâcher les rênes du contrôle de la production et de la liberté de l’information, parce qu’il ne veut pas perdre la moindre parcelle de pouvoir sur ce que les gens pensent et sur leur façon de penser. Quand l’ensemble des maisons d’édition, des médias et des compagnies cinématographiques restent entre ses mains et ne sont pas affectés par la grande vague de privatisations, ce que le Parti Communiste Chinois permet ou interdit d’apparition en public devient primordial dans le modelage de l’opinion publique. Aucun livre n’est publié, aucun film n’est tourné sans son approbation préalable. C’est dans ce domaine que la position ou la préférence de l’État devient cruciale. Toutes les voix dissidentes ont été sévèrement censurées : revendications démocratiques, défense des travailleurs et même les critiques les plus modérées de la politique environnementale. Par exemple quand un éditeur chinois a entrepris la publication de Blue Gold de Tony Clark et Maud Barlow, qui contenait simplement quelques paragraphes critiquant légèrement la politique chinoise de gestion de l’eau et des fleuves, le livre a été considéré comme offensant et par conséquent, censuré.
À l’inverse, le Parti autorise la production et la distribution massive d’ouvrages nationalistes dans tous les domaines. Les dix dernières années ont vu nombre de livres et de programmes de télévision glorifiant les anciens grands empereurs, défendant le chauvinisme chinois et la pensée anti-occidentale, voire le darwinisme social et même le fascisme. Entre 2004 et 2006, un éditeur d’État a imprimé 900 000 copies de Wolves Totem, un roman qui raconte l’histoire des féroces et brutaux Loups de Mongolie. Craignant l’incompréhension des lecteurs, l’auteur a écrit une longue postface pour décrire ses motivations. Selon lui, les Chinois doivent prendre exemple sur les Loups de Mongolie pour apprendre à survivre dans la jungle de la mondialisation. Si la civilisation chinoise a naguère été si grande, c’est, selon lui, uniquement parce qu’elle a été, pendant des milliers d’années, imprégnée du culte que les nomades du nord vouaient aux loups, ce qui a facilité le maintien d’un grand empire par les élites. Ce principe combine darwinisme social et messianisme chinois. Bien que ce livre ait été édité à partir d’une initiative personnelle, le Parti Communiste Chinois ne peut nier sa part de responsabilité, pas plus qu’il ne peut invoquer la liberté d’expression, car une telle liberté est inconnue en Chine.
Dans les années 1980, les thèmes des programmes de télévision et des livres étaient souvent dominés par un profond sentiment d’infériorité nationale. Ce sentiment se traduisait par la peur d’être marginalisé dans la compétition mondiale [8] et par un désir ardent de réformes sociales. L’ambiance générale a radicalement changé au milieu des années 1990, quand le Parti Communiste Chinois a pris conscience de l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’Ouest de résister à la tentation du gigantesque marché chinois. Il a également compris que les gouvernements et les capitalistes étaient tout prêts à pardonner la répression de 1989 dans le but de bénéficier d’une part de ce marché. Le fait que la Chine ait su éviter le misérable destin de l’Union Soviétique, allié à la forte croissance qu’elle connaît comparativement, a encore renforcé la confiance en soi du Parti Communiste Chinois. C’est sur cet arrière-plan qu’un changement de ton s’est opéré depuis le milieu des années 1990 dans l’opinion publique, les programmes TV, les publications, etc. Le sentiment d’infériorité nationale a laissé place à un sentiment de confiance nationale et de soif d’un retour à la gloire passée de l’Empire du Milieu. Le bombardement de l’Ambassade de Chine par les États-Unis en 1999 a renforcé au sein du Parti et de la population chinoise, le sentiment que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable. Le sentiment de vivre sous une menace extérieure a alimenté encore plus la pulsion nationaliste. Cette période a également coïncidé avec un épisode d’intenses négociations entre les États-Unis et la Chine sur son adhésion à l’OMC. Dans ces négociations les États-Unis ont contraint la Chine à plus de concessions qu’il n’en était exigé de la plupart des pays en voie de développement. De plus les capitaux étrangers ont rapidement pris le contrôle de nombreuses firmes chinoises, ce qui a été largement ressenti comme une menace contre la sécurité économique du pays.
Le néolibéralisme, les nationalistes et la Nouvelle Gauche
Nous avons vu précédemment que Zheng considère que « les principales sources du nationalisme dans l’ère post-maoïste sont plus internes qu’externes ». Ce problème est débattu avec passion entre les néolibéraux et la « Nouvelle Gauche ». Avec le terme « néolibéral » nous faisons référence aux libéraux et néolibéraux chinois. L’amalgame des deux dans une même catégorie reflète la difficulté qu’il y a à faire la distinction dans le contexte chinois. La ligne de partage entre les deux catégories est assez floue en occident, mais en Chine l’enthousiasme débordant de libéraux tels que Yu Jie pour les privatisations, l’OMC, le licenciement des employés des entreprises publiques, l’invasion de l’Irak par les États-Unis et ainsi de suite, laisse peu de place aux idées progressistes dans la conception du libéralisme.
Selon Dale Wen, une intellectuelle invitée aux États-Unis, également membre de la Nouvelle Gauche, cette Nouvelle Gauche s’étend des « sociaux-démocrates aux nationalistes économiques et aux maoïstes » [9]. Les néolibéraux ont tendance à penser que le plus grand ennemi de la Chine sont ses propres institutions désuètes, alors que la mondialisation est l’incarnation du principal courant de modernisation et de la civilisation. Dans le même esprit, le risque pour la Chine de s’arrêter à mi-chemin de l’intégration totale dans ce processus représente l’horreur absolue. L’éventuelle montée du nationalisme est donc exclusivement imputable aux institutions intérieures. Le commentaire de Zheng fait écho aux arguments des néolibéraux dans leurs débats avec la Nouvelle Gauche. Entre temps, la Nouvelle Gauche ou à tout le moins ses principaux porte-parole, avance des arguments opposés. Si quelque chose ne va pas bien en Chine, la faute est à imputer aux ennemis de l’extérieur, à savoir la mondialisation et l’impérialisme. Quand des membres éminents de la Nouvelle Gauche attaquent le Parti Communiste Chinois c’est pour affirmer que celui-ci est trop modéré face aux challengers étrangers [10]. Dans la dichotomie entre marché et État, étranger et national, Occident et Orient, les libéraux défendent le premier paradigme tandis que la Nouvelle Gauche est favorable au second.
En 2004 les néolibéraux ont rassemblé leurs arguments contre les nationalistes et la Nouvelle Gauche, dans un ouvrage intitulé Qian Liu (Under Current) – Critique on and Rethinking of Narrow Nationalism. Un des auteurs, Xiao Xuehui, attaque les nationalistes en dénonçant leur croyance dans le principe qui veut « que “la loi du plus fort reste le principe de base qui régit ce monde” (…) Les nationalistes ne voient pas que beaucoup de pays dans le monde, y compris les États-Unis (…) établissent des règles (gouvernant le monde) plus justes, plus loyales et plus raisonnables dans leur gestion des affaires internationales » [11]. Le libéral plus connu, Qin Hui, prétend que « Au final, le libéralisme implique l’universalisme. Parce que la libéralisation économique et son impartialité nécessitent la libre circulation de tous les facteurs de production partout dans le Monde. (…) Sous la condition d’une concurrence loyale, le retour sur investissement des facteurs de production a tendance à s’égaliser. (…) Pour les pays pauvres, le combat en faveur de la libre circulation de tous les facteurs de production est plus avantageux que le combat contre le libre échange. Le libéralisme universel est nécessairement plus efficace que le nationalisme dans la défense de l’intérêt national. » [12]
Les néolibéraux militaient activement pour l’adhésion de la Chine à l’OMC. Liu Junning universitaire libéral bien connu, suggérait que « L’entrée de la Chine dans l’OMC obligera les institutions chinoises qui dirigent l’économie à se réformer. (…) Quand les grandes sociétés occidentales s’implanteront massivement en Chine, elles exigeront une économie de marché plus ouverte et plus loyale. (…) L’adhésion à l’OMC nécessite l’ouverture de la politique et de l’action du gouvernement chinois ; (…) Ceci est déterminé par le principe d’ouverture de l’économie de marché ainsi que par le principe de responsabilité comptable. (…) L’adhésion à l’OMC implique l’intégration officielle de la Chine dans le système capitaliste mondial et la redéfinition de toutes ses institutions économiques et politiques selon les principes de l’économie de marché et de la démocratie. » [13]
Ceci constitue la version la plus grossière du déterminisme économique qu’on puisse imaginer. Mais il faut poursuivre la lecture de leurs écrits sur la politique et la guerre. Le célèbre Yu Jie a condamné la Nouvelle Gauche pour sa dénonciation de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, assimilant cette position à un soutien à Saddam Hussein. « Il existe un genre de guerre », écrivait-il, « menée pour défendre les valeurs absolues de liberté et d’humanité. Nous considérons que la guerre des États-Unis contre le régime de Saddam Hussein, en fait partie. (…) Il y a quelques jours un groupe d’intellectuels chinois à publié ce qu’il est convenu d’appeler un manifeste anti-guerre. Nous affirmons que cette déclaration n’est que la représentation exacerbée de la dégénérescence des intellectuels chinois. Les auteurs de ce manifeste méprisent les valeurs morales universelles de l’humanité et ne font qu’exprimer une haine profondément enracinée des États-Unis qui sont les représentants de la civilisation et du progrès de l’humanité. » [14] On peut se demander si un libéral sincère peut être l’auteur de ces lignes.
Dans le cas de Yu Jie on peut même soupçonner qu’il n’est qu’un simple complice de l’empire états-unien. L’enthousiasme des néolibéraux pour les privatisations, qui ont eu pour effet le licenciement de 40 millions de travailleurs, leur a valu l’attribution du surnom de « dépeceurs » (des actifs de l’État).
Alors que les néolibéraux ont tendance à adopter tout ce que produit la mondialisation, les nationalistes, tels que Wang Xiaodong, sont l’exact contraire. Dans la période qui suivit le bombardement de l’Ambassade de Chine par l’armée états-unienne, Wang publia un ouvrage intitulé The Chinese Road Under the Shadow of Globalization (La voie de la Chine à l’ombre de la mondialisation) [15] qui caricature le monde de l’après guerre froide comme rien d’autre que la même vieille histoire du « droit du plus fort », par contraste avec la notion de Nouvel Ordre Mondial vanté par George Bush Sr. Il considère les néolibéraux pro-états-uniens comme des renégats de leur propre culture et de leur identité traditionnelle, ce qu’il qualifie de « racisme inversé ». Il affirme continuellement que puisque l’État-nation reste le garant en matière de sécurité, il s’ensuit que le nationalisme reste une valeur fondamentale. Au lieu d’une adhésion aveugle à la mondialisation, la Chine devrait opter pour un « splendide isolement », ne devrait placer aucun espoir ni passer aucune alliance avec un quelconque État et faire uniquement confiance à sa propre capacité défensive. En 2000, il publia On Contemporary Nationalism (Sur le nationalisme contemporain) qui approuve la théorie nazie de « l’espace vital » et adhère ouvertement au darwinisme social.
Cependant la montée de la Nouvelle Gauche, suivie de l’adhésion de certains de ces principaux porte-parole aux thèses nationalistes au début de ce nouveau siècle, est un phénomène plus important que les travaux des vieux nationalistes. Car, contrairement à ceux-ci, les plus importants leaders de la Nouvelle Gauche retiennent l’attention de la direction du Parti Communiste Chinois.
Auprès des lecteurs non chinois, l’appellation de Nouvelle Gauche peut faire référence à la Nouvelle Gauche occidentale des années 1960. Cependant il n’existe aucun lien idéologique entre ces deux courants. La Nouvelle Gauche chinoise est un terme uniquement utilisé pour faire la distinction avec la vieille gauche (les conservateurs) composée de staliniens endurcis. À l’inverse cette Nouvelle Gauche regroupe sous le même vocable, des partisans très différents les uns des autres. Ce qui les fédère principalement, c’est leur critique de la mondialisation, du marché, des privatisations et de la démocratie libérale. L’accord est moins évident entre eux sur les alternatives au discours libéral et néolibéral. Un point commun peut être l’insistance sur le rôle de l’État à parti unique, la valeur du collectivisme, l’importance de la cohérence de l’État multiethnique chinois, une voie de développement économique plus autonome et la référence à une légitimité maoïste. Cependant, les partisans de la Nouvelle Gauche ne partagent pas tous l’ensemble de ces orientations.
Les principaux porte-parole de la Nouvelle Gauche affichent de fortes tendances étatiques et défendent le parti unique, revenant ainsi à la période de répression de l’après Tienanmen, bien qu’alors l’expression Nouvelle Gauche ne fusse pas encore apparue. Tandis que les néolibéraux ont accueilli positivement la disparition de l’Union soviétique, la Nouvelle Gauche la considère comme un désastre, un destin que la Chine doit s’efforcer d’éviter à tout prix. En fait, si grande est leur volonté de conserver l’État multiethnique chinois, avec l’ethnie han comme ethnie dominante, qu’on peut considérer qu’il s’agit de leur motivation première surpassant toutes les autres valeurs telles que démocratie ou égalité. Leur scepticisme à l’égard du néolibéralisme et de la démocratie libérale est principalement dicté par la menace de l’instabilité que pourraient provoquer la réforme du marché, l’accession à l’OMC, la tenue d’élections législatives, etc. Tous ces événements sont considérés comme indésirables car ils pourraient mener à l’effondrement de l’État chinois. En fait ce courant de pensée fait écho aux positions de l’administration de Deng et de Jiang à cette époque : La stabilité passe avant tout ! Cette prise de position est une réponse à toute aspiration à la réhabilitation du mouvement de 1989, à des élections démocratiques ou encore à la liberté d’expression.
Il est évident que les premiers partisans de la Nouvelle Gauche n’ont fait que s’allier au pouvoir. Les premiers parmi eux qui aient écrit quelque chose à ce sujet sont Wang Shaoguang and Hu Angang. Tandis que les libéraux croient qu’il faut réduire au maximum l’intervention de l’État pour faciliter la croissance de l’économie de marché, Hu et Wang affirment le contraire. En 1993 ils ont publié Une Étude des Capacités de l’État Chinois [16], dans laquelle ils affirment la nécessité d’un État fort pour conduire la réforme du marché. Ils considèrent que le trop bas niveau du budget du gouvernement central rend la Chine vulnérable aux forces centrifuges, ce qui pourrait amener à sa disparition comme le montre l’exemple de la Yougoslavie. Malgré l’importance du problème spécifique des recettes centrales, les préoccupations des auteurs sont en fait plus profondes. Deux ans plus tard, Hu publia Challenging China (Le défi chinois), ouvrage qui exprimait sa crainte d’un éventuel effondrement après la mort de Deng : « Le problème central et la capacité ou non de la Chine d’effectuer une transition paisible et stable après l’ère Deng. (…) Mao Ze Dong savait que la Révolution Culturelle qu’il avait initiée était très impopulaire. À l’inverse, Deng Xiaoping sait que les réformes et l’ouverture qu’il a entamées sont populaires. (…) Mais il sait qu’il est malsain et dangereux que le destin de la nation dépende entièrement de l’autorité d’une ou deux personnes spécifiques, (…) ce qui renforce encore l’importance et l’urgence de la reconstruction institutionnelle. » [17] Le conseil le plus important qu’il donne pour la « reconstruction institutionnelle » est non seulement de renforcer le pouvoir central par le biais d’une réforme fiscale et de l’éradication de la corruption, mais également de renforcer l’actuel État à parti unique.
Un autre partisan de la Nouvelle Gauche, Cui Zihyuan, se réfère à la légitimité maoïste et plaide pour la « participation des masses » et la « démocratie économique ». Il se montre particulièrement sceptique sur le sujet de la démocratie libérale et des élections législatives au motif de leur vulnérabilité face à la manipulation par les possédants. Il défend en tant que meilleure alternative possible, l’idée de la Charte AnGang mise en avant par Mao. AnGang est une aciérie qui, dans les années 1960, avait défendu l’idée de la participation des travailleurs à la direction de l’usine tandis que les cadres les relaieraient dans les ateliers. L’expérience reçut l’approbation de Mao qui y voyait une expression de la démocratie. Cui écrit que la Charte AnGang « est la meilleure partie de la pensée de Mao. Mis à part les erreurs commises lors de la mise en place de la Charte AnGang, son idée de démocratie économique reste un trésor de ressources spirituelles pour la Chine à l’aube du XXIe siècle. » Aujourd’hui, la Charte AnGang a largement disparu des mémoires en Chine, mais selon Cui elle fleurit au Japon, au point d’avoir été adoptée comme mode de fonctionnement par la société Toyota qui, grâce à son organisation « post-fordiste » permet la mise en place d’éléments de démocratie économique [18].
Toyota comme modèle de démocratie économique ? Cui est en faveur d’élections tant que la politique de partis est bannie, car cette interdiction « évite un scénario dans lequel les partis d’opposition affrontent le parti au pouvoir (…) Le Parti Communiste Chinois a introduit la primauté exclusive du parti depuis 1943. Cette doctrine a deux conséquences. D’abord elle renforce le contrôle du parti [sur la société], ensuite elle provoque la fusion des intérêts du parti et des intérêts du pays. » [19]
« Fusion » par le massacre de centaines sinon de milliers d’innocents en 1989 ? Examinons plus en détail le modèle d’AnGang et nous verrons qu’AnGang n’a jamais connu la participation des travailleurs via une élection démocratique, ni dans la haute direction, ni au niveau de l’usine, ni même au niveau des ateliers, mais uniquement au niveau de chaque équipe de travail. Cette expérience fait pâle figure face au modèle d’autogestion par les travailleurs dans l’ex-Yougoslavie qui leur garantissait le pouvoir de choisir eux-mêmes la direction. Il est tout simplement ridicule de faire de l’expérience d’AnGang, un cas remarquable de « démocratie économique ». L’expérience qui exige des cadres qu’ils travaillent en première ligne ne fait que réactiver la vieille vision de Xu You, qui vécut il y a plus de 2 000 ans. Xu You plaidait pour une société où les rois laboureraient la terre au côté des simples paysans. Cela n’a cependant rien à voir avec une vision socialiste moderne. Cette dernière envisage une société égalitaire, caractérisée non par l’obligation faite aux travailleurs intellectuels d’accomplir des tâches manuelles, mais plutôt par l’élimination de la division sociale du travail entre ces deux catégories de travailleurs, grâce à l’innovation technologique, à la réduction du temps de travail et à la fin de l’exploitation.
L’approbation de l’expérience d’AnGang par Mao révèle simplement que la vision de celui-ci se limitait à ce que Marx appelait le « communisme primitif ». Malheureusement cette nostalgie de Mao pour le « communisme primitif » est devenue la marque de la Nouvelle Gauche contemporaine. Ses partisans considèrent l’héritage de Mao comme la seule alternative idéologique au discours néolibéral, sans prêter attention au fait que c’est précisément le socialisme étatique excessivement mis en avant par Mao qui est à l’origine de « l’économie socialiste de marché » de Deng et qui donne au discours libéral sa force de conviction auprès de la majeure partie de la bureaucratie et des intellectuels. La tentative de Cui d’opposer le modèle d’AnGang aux réformes démocratiques est plus significative que la juste évaluation de ce modèle. En faisant de la taupinière AnGang une montagne de « démocratie économique », il rejette les aspirations populaires et rejoint le camp de la dictature du parti unique. Grâce au soutien des principaux porte-parole de la Nouvelle Gauche, la mutation du Parti Communiste Chinois vers l’ère post-Deng Xiaoping s’est accomplie progressivement avec une douceur exceptionnelle.
La fusion de la Nouvelle Gauche et des nationalistes
Vers la fin des années 1990, l’impact des aspirations de la Nouvelle Gauche s’est considérablement renforcé, parallèlement à la forte anxiété nationale face aux menaces « extérieures ». L’ouverture de la Chine au monde était entrée dans une nouvelle période. La peur d’une régression de l’industrie nationale chinoise face à la concurrence sur le marché intérieur, semblait tout à fait réelle. En 2003, les firmes étrangères représentaient 31 % de la totalité de la production industrielle chinoise alors que ce pourcentage ne dépassait pas 9,5 % en 1992. L’augmentation de la part de marché du capital étranger aux dépens des entreprises publiques et la pression énorme subie par ces entreprises dans le sens d’une restructuration radicale afin de maintenir leur compétitivité après l’entrée de la Chine dans l’OMC, entraînèrent le licenciement de plus de 40 millions de travailleurs. Agents de la mondialisation, les multinationales et l’OMC, étaient considérées par certains comme une « menace extérieure » sur la Chine, crainte légitime dans une certaine mesure. Dans le même temps, le bombardement de l’Ambassade de Chine à Belgrade en 1999, par les forces états-uniennes, déclenchait une vague de sentiments nationalistes. Malgré la forte interdépendance économique de la Chine et des États-Unis, ces derniers voient en elle un de leurs principaux concurrents et pensent qu’elle doit, comme telle, être contenue. Ce contexte infirme sérieusement la thèse de Zheng qui voit des causes intérieures plutôt qu’extérieures au regain de nationalisme qui a suivi l’époque de Mao.
L’antériorité dans la prise de position critique face au néolibéralisme dans cette nouvelle époque est à verser au crédit de la Nouvelle Gauche qui a ainsi probablement empêché cette doctrine de devenir encore plus dominante. Deux intellectuels majeurs, Han Deqiang et Yang Fan, sont devenus les porte-parole les plus connus de la Nouvelle Gauche au tournant du siècle. Ils ont publié pléthore d’écrits sur la mondialisation et l’entrée de la Chine dans l’OMC. En 2000, Han a publié The Crash – The Global Trap and China’s Realistic Choice [20] (L’effondrement – Le piège de la mondialisation et le choix réaliste de la Chine). Il y décrit comme un « romantisme du marché » l’espoir important qu’ont suscité en Chine, l’accession à l’OMC et l’efficacité supposée du marché. Contrairement aux affirmations des néolibéraux, l’accession de la Chine à l’OMC dans les conditions actuelles n’aurait pour effet que de fragiliser l’industrie nationale naissante. Il fait remarquer que « La mondialisation a pour effet de favoriser le passage rapide de secteurs de l’économie chinoise à haute valeur ajoutée, sous la dépendance de capitaux étrangers et de biens d’importation. Les entreprises publiques et des entreprises privées chinoises ont vu leurs sources de profit se tarir, les pertes s’accumuler, la dette s’aggraver. Des entreprises sont au bord de la faillite tandis que la courbe d’augmentation du chômage s’accentue vertigineusement. Tous ces facteurs menacent sérieusement l’amélioration des conditions de vie de la population ainsi que la stabilité sociale. » [21]
Au « romantisme de marché », Han oppose le « réalisme de marché » qui considère que le protectionnisme, plutôt que le libre échange, est la condition nécessaire au développement national. Dans le livre il ne s’oppose jamais au principe de l’entrée de la Chine dans l’OMC, mais il considère que les conditions acceptées par la Chine vont trop loin. Il plaide seulement pour de meilleures conditions de son accession, des conditions qui protègeraient mieux le marché chinois tout en permettant simultanément à la Chine d’acquérir une part plus importante du marché mondial. Il reste à savoir comment atteindre cet objectif. Sa réponse est la suivante : « Le réalisme de marché demande de considérer l’État comme la matérialisation de notre intérêt supérieur et d’avoir une compréhension raisonnable du marché en tant que champ de bataille de la concurrence. Guidé par le réalisme de marché, l’ensemble de notre jeune industrie se combinera pour former un ensemble unique sous les auspices de l’État. Elle pourra ainsi entrer dans la compétition mondiale, mener durablement le combat du faible contre le fort et à la fin, réaliser l’éveil singulier de la Chine. » [22] « Quand, à la fin, nous sortirons vainqueurs de la guerre économique, la Chine ne se contentera pas de se développer pleinement sous le régime de l’OMC, mais il lui sera même possible de le dominer. » [23]
Au cours des années 1990, un épisode d’un programme TV grand public mettait en scène une mère qui écrivait une lettre à son fils, étudiant aux États-Unis et qui travaillait à temps partiel comme plongeur dans un restaurant. Elle lui écrivait : « Travaille dur mon fils. Plus tard, quand notre pays sera devenu fort et puissant, ce seront ces Lowai (occidentaux) qui feront la vaisselle pour nous. »
La critique par Han, de la mondialisation et de l’OMC reprend globalement ce que cette mère écrit à son fils. Il ne s’agit pas d’une opposition à la mondialisation menée par les entreprises en tant que telle, mais essentiellement d’un plaidoyer en faveur de sa version chinoise. Cette version peut contenir plus de protectionnisme mais pour l’essentiel est uniquement une seconde voie, différente de celle adoptée par les États-Unis et l’Union Européenne, pour l’intégration de la Chine dans le capitalisme mondial. Han veut remplacer l’américanisation du monde par sa sinisation. Il n’est pas entièrement sûr que la Chine puisse atteindre ce but qui reste néanmoins son objectif. Il y a donc toujours un élément de messianisme chinois dans le discours de Han (et dans ceux d’autres auteurs de la Nouvelle Gauche) : « Si la voie chinoise peut arriver à résoudre le problème resté insoluble pour la Civilisation Occidentale, la Nation chinoise sera capable de conquérir le cœur du monde et la Chine apparaîtra en Orient comme une nation riche, démocratique et civilisée. » [24]
Un autre partisan bien connu de la Nouvelle Gauche, Yang Fan, développe son programme dans un article de juin 2005 : « Le Combat Idéologique et Théorique dans La Société Chinoise » : « Sur la question du développement, [nous devons] baser nos recherches fondamentales sur la théorie de la Grande Nation, grâce à laquelle nous pouvons trouver la voie pour l’éveil de la Chine en tant que grande nation spécifique. Sur la question de l’ouverture au Monde sur l’arrière-plan de la mondialisation, nous devons explorer le chemin vers notre sécurité nationale et l’éveil de notre nation. Nous devons briser la logique du capital, abandonner le postulat de l’absence d’ennemis extérieurs et placer la sécurité nationale au cœur de notre engagement stratégique. Sur la question des réformes, nous soutenons le genre de la réforme loyale qui transcende le discours de droite et le discours de gauche et abolit à la fois le dogme et le fondamentalisme de l’économie de marché et ceux de l’économie planifiée. Nous devons proposer une nouvelle règle de conduite des réformes, le concept de “l’industrie nationale stratégique”. Nous devons être particulièrement attentifs au guidage des entrepreneurs privés et de l’économie privée au sein de l’Industrie Nationale. Sur la question de la théorie, nous soutenons une position de type centre-gauche qui combine le nouveau socialisme et le patriotisme. Nous sommes partisans d’une alliance avec le centre-droit, le centre et la gauche libérale, même d’un bloc avec les fondamentalistes de l’économie planifiée, la vieille gauche, dans le but de construire un front commun qui s’oppose aux néolibéraux chinois et aux sécessionnistes d’extrême droite. » ( [25]
Le programme ci-dessus n’a rien de neuf. C’est toujours la même histoire de croissance guidée par l’État. Han et Yang adoptent si intégralement le nationalisme Grand Han qu’ils ont poussé le gouvernement à attaquer Taïwan et à l’intégrer aussi tôt que possible. « Si nous gagnons cette guerre », écrivait Han, « nous effacerons les années d’insultes infligées par les États-Unis, le peuple chinois se rassemblera une fois de plus autour du Parti Communiste Chinois et le développement de l’économie et de la société chinoises sera garanti pour le XXIe siècle. » [26] Han et Yang ainsi que de nombreux partisans de la Nouvelle Gauche, sont tellement immergés dans le nationalisme du Grand Han qu’ils ne peuvent en aucun cas concevoir que la population de Taïwan jouisse du droit de décider démocratiquement de sa volonté et des conditions d’unification avec la Chine continentale. Il n’est pas non plus surprenant qu’ils restent aveugles au déni des droits démocratiques élémentaires infligés aux minorités ethniques du Tibet et du Xinjiang. Si la « stabilité surpasse tout », elle doit logiquement surpasser également les droits des minorités et les droits démocratiques [27].
Les facteurs intérieurs sont également extérieurs
Le débat essentiel de Han et de Yang n’est ni le protectionnisme de marché ni le keynésianisme, mais le renforcement de l’État à parti unique comme planche de salut de la Chine contre la menace extérieure de la mondialisation, mais également comme un outil qui permettra au final de surpasser ses rivaux sur le marché mondial. Pendant ce temps les néolibéraux avancent des arguments diamétralement opposés. Pourtant, les deux parties commettent la même erreur fatale qui consiste à opposer les facteurs « internes » aux facteurs « externes », sans prendre en compte le fait qu’ils sont réciproquement complémentaires et qu’ils constituent jusqu’à un certain degré, le même et unique facteur. Quand Han et Yang avancent que la mondialisation est une menace extérieure, ils occultent le fait que c’est leur propre État à parti unique qui a non seulement ouvert la Chine au capitalisme mondial mais qui a également opté pour une stratégie intrinsèquement dépendante des capitaux étrangers à un niveau largement supérieur à celui de nombreux pays émergents. Et cette stratégie résulte d’un choix conscient et autonome. Bien que cet État ne soit pas totalement libre dans le choix de sa politique (qui l’est ?), il est difficile de prétendre que ces politiques ont été imposées par l’empire états-unien ou par « l’impérialisme » en général.
Compte tenu de sa taille et du degré élevé de contrôle de l’État à tous les niveaux de la société et de l’économie, la Chine est dans une bien meilleure position que celle de nombreux pays émergents pour concurrencer les pays développés. Les privilèges du « traitement supra-national » dont bénéficient les sociétés étrangères et qui ramènent leur imposition sur les bénéfices à la moitié de celui qui pèse sur les entreprises publiques chinoises, mis à part les réductions d’impôts et autres privilèges, est une décision consciente prise par les dirigeants au plus haut niveau dans le but d’attirer autant d’investissements étrangers directs que possible. Il en va de même pour les concessions humiliantes acceptées lors de la négociation d’entrée de la Chine dans l’OMC. Le choix de cette voie n’est pas uniquement dicté par la rationalité économique telle que la comprennent les élites dirigeantes, mais il est principalement et avant tout motivé par leur intérêt personnel. La bureaucratie administrative de l’époque de Mao s’est transformée en une sorte de « bureaucratie capitaliste » telle qu’elle prévalait sous la gestion du Kuomintang avant 1949. De Pékin jusqu’au niveau local, les fonctionnaires responsables sont souvent directement ou indirectement (via des membres de la famille ou des relations) impliqués dans les affaires économiques. Il est de leur intérêt de rechercher une grande alliance avec le capitalisme mondialisé et ils en profitent immensément.
Peter Nolan fournit une vision plus large de l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis en disant que « La Chine est devenue une “pompe d’alimentation” de l’économie mondiale, tandis que les États-Unis sont devenus la “pompe de consommation” de la planète. Chacun d’eux croit d’une manière profondément déséquilibrée. (…) Aujourd’hui, les États-Unis absorbent presque 40 % des exportations de la Chine et la Chine détient la majorité de ses réserves de change en dollars. (…) Les économies chinoise et étasunienne sont maintenant étroitement imbriquées. » [28]
La grande alliance économique entre les élites dirigeantes chinoises et celles de l’Occident n’est, bien sûr, pas complètement stable ; particulièrement dans le contexte de l’actuel « éveil apparent de la Chine ». Après vingt années d’intégration dans le capitalisme mondial, les entreprises chinoises se sont développées à un point tel qu’elles ont acquis suffisamment de confiance en elles-mêmes pour exiger une part plus importante de la valeur ajoutée dans la chaîne mondiale d’approvisionnement, un développement qui évidemment n’est pas du goût de l’Occident ni du Japon. La compétition pétrolière entre la Chine et les pays riches a apporté de l’eau au moulin du « péril jaune ». Cependant, ces frictions ne permettent pas de nier l’intérêt commun qui lie tous les protagonistes. Cet intérêt commun est l’expression d’un monde globalisé dans lequel la dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur est une notion dépassée. Un simple fait en est la démonstration : aujourd’hui les grandes entreprises chinoises, souvent des entreprises publiques, appartiennent de plus en plus à des investisseurs multinationaux, soit parce qu’elles sont cotées à Hong Kong, soit que les actions qui composent leur capital sont directement vendues à des multinationales occidentales ou japonaises. Alors même qu’elles sont considérées comme les détentrices des principales commandes de l’économie, certaines banques publiques subissent le même traitement. Déjà, au cours des vingt dernières années, de nombreuses entreprises publiques se sont associées avec des firmes occidentales, japonaises ou coréennes. Leslie Skair évoque une « classe capitaliste supranationale basée sur des sociétés multinationales [qui] initie et qui contrôle plus ou moins le processus de mondialisation » [29].
Bien que l’affirmation de Skair reste encore à démontrer, une chose est cependant sûre : à l’ère de la mondialisation, des concepts tels que « bourgeoisie nationale », « industrie nationale » etc. doivent être sérieusement définis avant de représenter une quelconque valeur analytique. En vérité, les éléments « nationaux » portent souvent en eux-mêmes des éléments étrangers, et vice-versa. Une approche plus spécifique est nécessaire pour aller au-delà de la dichotomie entre national et étranger et pour démonter les mécanismes internes de la classe capitaliste mondiale et du capitalisme mondial en action.
La Nouvelle Gauche représente-t-elle les travailleurs ?
Ce discours nationaliste n’est pas simplement le résultat d’une théorie incorrecte. En fait, il est correct du point de vue de l’élite chinoise, dont l’ambition est de prendre le contrôle d’une plus grande part du marché mondial avec l’aide de l’État. De ce point de vue, les États étrangers et les entreprises multinationales apparaissent comme des concurrents extérieurs. Ils considèrent les travailleurs et les paysans chinois comme intérieurs parce qu’ils constituent la main-d’œuvre de l’atelier de misère du monde, la Chine, avec un travail et une nourriture bon marché, ce qui rend les entreprises chinoises plus compétitives sur le marché mondial. C’est en ces termes que la dichotomie entre national et étranger prend tout son sens. Ainsi, au lieu de défendre un intérêt national commun, le discours nationaliste défend uniquement les intérêts étroits des élites dirigeantes.
Cependant Zheng défend un point de vue différent : « Les néolibéraux représentent les intérêts de la nouvelle classe riche montante, tandis que la Nouvelle Gauche représente les intérêts des travailleurs et des paysans. » [30] La vision que Zheng a des libéraux est correcte, mais il se trompe fondamentalement sur la Nouvelle Gauche en ce qui concerne les porte-parole principaux de celle-ci. En fait, dans un atelier animé par une ONG lors de la VIe Conférence Ministérielle de l’OMC, Han Deqiang admettait sans détour que : « La Nouvelle Gauche ne défend pas les travailleurs et les paysans ; notre préoccupation majeure est d’éviter la catastrophe. Nous espérons obtenir des ajustements [de la politique du gouvernement]. Nous bénéficions de soutiens importants aux niveaux moyen et supérieur [de l’administration gouvernementale]. Aux yeux des travailleurs et des paysans nous pouvons apparaître comme les chiens de garde des capitalistes. Nous ne voulons pas de l’instabilité. Nous sommes des réformistes. » [31]
Plus tard, Han écrivit un article encore plus explicite : « La nouvelle direction du gouvernement central a déjà constaté l’existence du problème [de l’élargissement du fossé entre les riches et les pauvres, du chômage, etc.]. C’est pourquoi ces dirigeants défendent le développement durable, une société harmonieuse, l’innovation autonome, etc. Leurs idées sont à un certain degré, influencées par la Nouvelle Gauche. Quant à la question de savoir si nous devrions faire quelque chose pour les travailleurs, ma réponse est que je suis davantage préoccupé par les crises sociales et le risque de catastrophe. Aux yeux des travailleurs et des paysans ma position peut apparaître comme au service des capitalistes. Ce que je propose est le remplacement de l’exploitation outrancière par l’exploitation supportable. » [32]
Il ne s’agit pas d’un glissement sémantique mais d’une pensée délibérée. Dans un autre article il affirme que « Le problème actuel de l’économie chinoise n’est pas de savoir si nous voulons ou non l’exploitation, il est de savoir si nous voulons l’exploitation outrancière ou si nous voulons l’exploitation supportable. » [33] « Les accidents dans les mines sont la conséquence de l’exploitation outrancière, car ils provoquent la mort de travailleurs. Si les travailleurs [sont traités de sorte à] pouvoir survivre ou même [de sorte à pouvoir] pourvoir aux besoins de leurs familles, je pense que les mineurs seront reconnaissants de subir un type d’exploitation qui est supportable. » [34]
Par ailleurs Yang Fan indique explicitement à ses lecteurs, la classe sociale qu’il soutient : « Nous voulons brandir la bannière du patriotisme. Les capitaux publics chinois et les capitaux privés nationaux ont besoin de la protection de l’État. Sans cette dernière, il nous sera impossible de rivaliser avec les entreprises multinationales après notre entrée dans l’OMC. (…) Je pense qu’il faut liquider [privatiser] la plupart des entreprises publiques. Nous n’avons pas besoin d’un si grand nombre d’entreprises publiques. Cependant l’État a un rôle à jouer dans la protection des capitaux publics et des capitaux privés nationaux, par la création de règles communes de protection de notre propriété intellectuelle et de nos marques commerciales. » [35]
Les différences entre les néolibéraux et certains intellectuels éminents de la Nouvelle Gauche (pas tous, bien entendu) n’est pas qu’ils représentent des classes sociales diamétralement opposées, mais plutôt un projet différent pour une seule et même classe, la nouvelle classe capitaliste montante. L’augmentation de l’influence des néolibéraux dans les années 1990 a coïncidé avec la tendance de l’époque, quand l’État a délibérément choisi d’accueillir les capitaux étrangers. À la fin du XXe siècle, le vent a de nouveau tourné, quand après dix ans de croissance dépendante, le danger de recolonisation économique est devenu une menace tangible. C’est alors que les dirigeants sont devenus sensibles au discours de renaissance nationale et de renforcement de l’autonomie. De toute évidence ni les capitalistes bureaucratiques, ni les capitalistes privés ne constituent un groupe homogène en termes d’intérêts directs. Il y a toujours une fraction d’entre eux qui, en raison de leur situation spécifique dans le système économique, considère le renforcement du partenariat avec les capitaux étrangers comme une priorité ou qui, dans l’intervention de l’État, voit plus un handicap qu’un avantage. Ils sont donc plus réceptifs au discours néolibéral. Si bien qu’au lieu que les néolibéraux et les principales figures de la Nouvelle Gauche représentent respectivement les intérêts contradictoires des riches et des pauvres, la vérité est plutôt que chaque groupe représente une voie différente du développement capitaliste, l’un étant plus dépendant du capital étranger et moins dépendant de l’État et inversement pour l’autre.
Ceci explique également pourquoi les principaux porte-parole de la Nouvelle Gauche ont été si complaisants envers la répression menée par l’État, même quand cette répression s’abat directement sur la Vielle Gauche ou les maoïstes. Interrogé sur la raison de « l’éveil plus tardif en Chine que dans de nombreux autres pays, de la résistance contre le néolibéralisme », Dale Wen répond que c’est en raison « 1. de l’accumulation considérable de moyens politiques par l’État au cours des années de pré-réforme et 2. du déguisement efficace sous lequel la réforme a été menée. » [36]
Ce qui est le plus frappant dans sa réponse, c’est l’absence d’une quelconque mention de la répression d’État contre tous les types de mouvements sociaux. En fait ce problème est totalement absent des 47 pages de son rapport. La Nouvelle Gauche voit l’État en général, mais d’abord et avant tout l’État spécifique régi par le Parti Communiste Chinois, comme la seule planche de salut de la Chine contre l’agression étrangère et contre le sous-développement intérieur. Alors qu’ils font preuve d’une profonde hostilité contre les néolibéraux (et ceux-ci réagissent de manière similaire contre la Nouvelle Gauche) [37], ils s’accommodent fort bien de la répression d’État. Ainsi malgré la poursuite et même l’aggravation de la répression, sous la conduite de Hu Jintao, dans le but d’écarter tout risque de « révolution de couleur » en Chine, Dale Wen (ou Han et Yang) refuse d’émettre une quelconque critique contre le parti unique et l’État. Vers la fin de la version chinoise de son rapport elle exprime l’espoir suivant pour Hu Jintao : « Heureusement l’État répond aux attentes du peuple (sur la crise sociale et environnementale). Depuis 2003, la nouvelle direction gouvernementale a mené de nombreuses actions de réformes pour régler les nombreux problèmes dus aux politiques néolibérales menées aux cours des sept dernières années. (…) Le gouvernement chinois optera-t-il pour une redéfinition plus profonde de la politique et une rupture plus nette avec le néolibéralisme ? Nous sommes plutôt optimistes à ce sujet. » [38]
Nous apprenons ensuite comment le gouvernement de Hu Jintao a adopté des « mesures progressistes » : réduction des taxes rurales, promesses d’augmentation des crédits pour l’éducation, etc. Il s’agit au mieux d’améliorations économiques très parcellaires. Il n’y a rien dans les décisions de Hu qui confère à la population de quelconques droits politiques fondamentaux tels que la liberté d’association ou la liberté de la presse. Si le peuple avait disposé de ces droits, il n’aurait pas été en premier lieu, totalement sans défense face aux expropriations administratives ! Le Parti Communiste Chinois peut faire de temps en temps quelques concessions économiques superficielles, mais il n’accorde jamais aucune avancée politique, même pour accorder une liberté aussi fondamentale que le droit de manifester. Il adhère à la philosophie politique de toutes les élites dirigeantes et l’applique à la lettre : « Il faut travailler pour le bien du peuple, mais le peuple ne doit rien entreprendre par lui-même. » [39]
Ensuite, ce qui importe réellement, ce n’est pas la rupture éventuelle de Hu Jintao avec le néolibéralisme, mais plutôt l’alternative que ce gouvernement choisira. Il existe de nombreuses « alternatives », différentes du néolibéralisme. Le problème est que du point de vue des travailleurs, elles ne valent pas forcément la peine d’être soutenues. Cette perspective nécessite un type spécifique d’alternative qui place la démocratie, l’égalité et les libertés politiques au cœur des préoccupations.
L’élément le plus troublant est précisément à nos yeux le fait que ces valeurs n’apparaissent jamais dans le discours des partisans de la Nouvelle Gauche tels que Han et Yang. Ils défendent plutôt une « alternative » d’étatisme et de nationalisme, dont les nouveaux dirigeants du Parti Communiste Chinois peuvent facilement prendre un ou deux éléments pour promouvoir « l’éveil de la Chine ». Dale Wen est moins nationaliste dans son rapport, mais il n’y apparaît aucune revendication démocratique, ni la moindre critique du régime à parti unique. Cette absence n’est en aucun cas accidentelle. Elle est en rapport avec la thèse prépondérante dans la Nouvelle Gauche, à savoir la confiance dans la capacité de l’État à parti unique de construire une Chine modernisée. On ne critique pas sévèrement celui qui apparaît comme un sauveur.
Cependant les défenseurs de cette proposition réalisent rarement le dilemme qu’elle contient. En même temps que l’État leur apparaît comme la solution, il constitue en fait un problème, un très gros problème. L’État à parti unique est si profondément dégénéré et corrompu que Chen Yun, deuxième personnage du régime après Deng Xiaoping, faisait remarquer peu de temps avant sa mort en 1995, que cette situation pouvait aboutir au wangdang wangguo — l’effondrement du parti et de l’État. Plus de dix ans plus tard la corruption de l’époque fait pâle figure à côté de celle qui règne aujourd’hui. Son omniprésence et la brutalité des privatisations contribuent au développement de forces centrifuges au sein du Parti Communiste Chinois. Avant les privatisations, la corruption se limitait essentiellement à l’appropriation du bien public sous forme de produits de consommation. Puis au milieu des années 1980, les dirigeants commencèrent à engranger des profits en spéculant sur le marché. Depuis le début des années 1990, ces mêmes dirigeants se sont jetés dans la création de leurs propres sociétés ou ont poussé leur famille ou leurs relations à mettre en place des sociétés privées pour faire de l’argent. Une des meilleures méthodes pour développer des profits est de transférer la propriété publique dans leurs propres sociétés. La corruption est devenue tellement rampante qu’elle est à l’origine d’une célèbre plaisanterie : sélectionnez cent fonctionnaires de rang moyen au hasard et fusillez-les, il est probable que seulement dix d’entre eux étaient innocents, sélectionnez cent grands mandarins de la même manière et faites-leur subir le même sort, vous courrez un petit risque qu’un d’entre eux ait été innocent
Bien sûr, ces chiffres ne doivent pas être pris au sérieux, ils reflètent pourtant le niveau de la corruption actuelle qui affaiblit grandement la capacité administrative de l’État. Même quand une politique est intrinsèquement bonne, son application est souvent ralentie et dévoyée par l’avidité de profit de la bureaucratie, ce qui se traduit par du chaos, des erreurs et des dommages à la population. Quand des problèmes apparaissent et se multiplient, la seule préoccupation des fonctionnaires est d’essayer de les cacher par tous les moyens possibles. Il est de notoriété publique qu’aucune statistique n’est fiable en Chine. Par exemple, les chiffres de la balance commerciale pour le mois d’août 1998 enregistraient un excédent de 20 milliards de dollars US. Curieusement l’accroissement des réserves de change en devises sur la même période, n’a pas dépassé 1 milliard de dollars US. Au-delà de la démonstration de l’absence de fiabilité des statistiques, cette anomalie met en lumière le problème de la fuite des capitaux (les statistiques douteuses masquant le pillage). Il est donc courant de voir les problèmes s’accumuler jusqu’au point où une crise devient inévitable, après quoi seulement ils retiennent l’attention du gouvernement central, généralement trop tard. De plus la corruption est la principale source de conflits entre gens ordinaires. Elle est à l’origine d’innombrables protestations, de grèves et même d’émeutes. La répression de Tienanmen est un message envoyé à toute l’administration pour indiquer que, même en face de tels incidents, le parti n’a pas l’intention de céder à la pression du peuple. Il s’agit en pratique d’une sorte de mianzui tiejuan [40] ou pardon anticipé accordé aux mandarins corrompus. Peut importe que l’appétit de la bureaucratie ait enflé démesurément au début des années 1990 et peu importe également que la révolte gronde à nouveau.
Le capitalisme de copinage du Parti Communiste Chinois prépare également une crise financière et économique qu’il devra affronter. Personne, par exemple, ne connaît exactement le montant des prêts douteux ou des actifs pourris qui plombent le système bancaire chinois, de même que personne ne peut affirmer que les livres de compte des sociétés chinoises officiellement déclarées sont sincères et fiables. Il est impossible de gérer quelque chose dont on n’a pas la moindre idée. Seul le fait que les bons du trésor chinois n’étaient pas convertibles à l’époque, a permis à la Chine d’échapper à la crise qui a frappé l’Asie en 1987. Avec la convertibilité actuellement à l’ordre du jour du gouvernement, il est peu probable que la Chine puisse résister à une seconde crise. Une crise économique provoquera immanquablement un soulèvement populaire, fait remarquer l’intellectuel sinophile Peter Nolan [41] En résumé, dans le droit fil de la spoliation des travailleurs et des paysans et dans le pillage des propriétés de l’État, la bureaucratie met en marche une explosion économique et sociale à laquelle elle devra faire face.
Il est stupéfiant que bien que Chen Yun ait fait de la corruption sa principale préoccupation, la plupart des partisans les plus connus de la Nouvelle Gauche tendent à n’y accorder que peu d’attention. Même quand ils s’en préoccupent, il se contentent de répéter le lieu commun du dogme du vieux parti qui veut que les dirigeants soient déterminés à éradiquer la corruption, que la corruption est le résultat de la « pollution spirituelle venue de l’Occident » ou de la mondialisation, d’où ils concluent à la nécessité du contrôle par le parti, et ainsi de suite. Ils ne se tournent jamais vers une solution beaucoup plus simple : mettre un terme au régime à parti unique et placer la bureaucratie d’État sous le contrôle démocratique du peuple. Hors de cette solution, il est impossible d’arrêter l’enrichissement de la bureaucratie par le biais des privatisations et de la corruption plus ou moins affichée au grand jour. La bureaucratie est parfaitement consciente de cette solution, ce qui explique sa résistance forcenée contre toute avancée démocratique qu’elle vienne du sommet ou de la base. Elle dénie au peuple ses droits les plus essentiels de sorte à le laisser sans la moindre défense. Il existe cependant toujours un point au-delà duquel personne n’est prêt à supporter la spoliation de quelque nature qu’elle soit et ce point approche aujourd’hui à grands pas. Le Parti Communiste Chinois en est parfaitement conscient et sa réponse, en dehors de la répression, consiste à encourager le développement du nationalisme afin de masquer les problèmes intérieurs sous la stigmatisation de l’ennemi extérieur. Cette recette est cependant le creuset dans lequel se développent les tensions internationales, voire les risques de conflit armé. Cette voie est sans issue pour le peuple.
La Démocratie est la seule issue
En Chine, le parti étatique est tout-puissant. Le poids de la société civile est quasiment inexistant. Le renforcement grandissant de cet État et le développement du capitalisme d’État sous ses auspices, mènent uniquement à l’emballement de la fuite en avant vers le gouffre dans le marché mondialisé ou, pire encore, vers la guerre. L’antimondialisme dans le sillage du nationalisme chinois ne fait qu’aider les efforts du Parti Communiste Chinois pour éliminer tous les obstacles sur sa route vers l’enfer. Ceux qui défendent une telle voie peuvent difficilement être décrits comme novateurs ou « de gauche ». C’est toujours la même histoire de nationalisme. Certains partisans de la Nouvelle Gauche, dans une tentative de différenciation avec Cui, Hui et Yang, décrivent ces derniers sous l’appellation de qianggo zuopai, ou nationalistes de gauche, plutôt que partisans de la Nouvelle Gauche.
Nous comprenons bien qu’il faille tenir compte du fait que tous les participants chinois au débat n’ont pas la possibilité de parler librement dans un régime dominé par la censure. Cependant la vérité impose de dire que sous le même régime de censure, il existe des partisans de la Nouvelle Gauche, des maoïstes sincères ou des gauchistes engagés qui n’ont succombé ni au nationalisme ni à l’étatisme. Wang Hui, autre intellectuel éminent de la Nouvelle Gauche, fait preuve de peu de nationalisme dans sa critique de la mondialisation. Son insistance sur le rôle actif du mouvement ouvrier dans les changements sociaux, est inhabituelle dans la Nouvelle Gauche. Kuang Xinnian, qui est considéré comme un maoïste, est à bien des égards resté fidèle à la position critique défendue à l’origine par le Parti Communiste Chinois sur le nationalisme et à certains égards il va même au-delà : « Le nationalisme est une sorte d’idéologie bourgeoise. C’est par essence un genre de pensée utilisé pour supprimer la conscience de classe du prolétariat et l’idéologie socialiste. Une des causes importantes de l’effondrement de l’Union Soviétique est à chercher dans les limites du “socialisme dans un seul pays” qui a produit la dégénérescence idéologique d’une vision socialiste en un nationalisme et au final sa métamorphose en “social-impérialisme” (…) Si la Chine adopte simplement le nationalisme comme une idéologie alternative, elle ne sera pas capable de résoudre l’antagonisme intérieur entre les classes sociales ni le conflit entre les États-nations. Au contraire, ce nationalisme ne fait que renforcer ces conflits. Ce serait une tragédie, non seulement pour la Chine mais également pour le reste du monde. » [42]
Malheureusement ces voix sont bien trop marginalisées, mis à part le fait que la Nouvelle Gauche constitue un groupe bien trop hétérogène pour opposer des réponses efficaces aux nationalistes.
Pour conclure, il existe en Chine, des raisons d’espérer une réponse de plus en plus forte au néolibéralisme et à la mondialisation capitaliste dans les années à venir. Nous restons optimistes à ce sujet. Cependant, l’État à parti unique, avec l’aide des nationalistes et de qiangguo zuopai tels que Han et Yang, a dans une large mesure, modelé la réponse en un discours nationaliste et étatiste. Si un mouvement partant de la base s’oriente dans cette direction, il apportera de l’eau au moulin du nationalisme chinois. Il va sans dire que la gauche a un rôle à jouer autre que de rester assise pour observer ce qui va se passer ensuite. La gauche doit de toute urgence faire une critique rigoureuse de la tradition étatiste et nationaliste, qui est profondément enracinée en Chine, et de l’État à parti unique. Notre vision d’une société juste ne peut pas intégrer d’éléments étatistes ou nationalistes, ni s’accommoder en une quelconque façon de l’État à parti unique. Si un autre monde est nécessaire, il doit placer les droits individuels, le pluralisme des partis politiques, la démocratie politique et économique et enfin l’internationalisme comme ses valeurs centrales. Ce monde auquel nous aspirons, implique également une transcendance du discours étroit aussi bien des néolibéraux que de la Gauche nationaliste
Hong-Kong, le 3 août 2006