Comment s’est créé Globalization Monitor ? A qui s’adresse-t-il ?
Globalization Monitor a été fondé en 1999, quelques mois avant la mobilisation de Seattle [3].
Nous étions quelques militants liés à des syndicalistes et des écologistes qui avaient organisé à Hong Kong la première mobilisation contre la Banque mondiale en 1997. Les autres mouvements sociaux de Hong Kong nous ont ignorés. Aussi, après discussion, nous avons décidé de lancer un journal et un site web pour fournir des éléments de réflexion aux militants syndicaux et associatifs. Au début, nous avons travaillé avec la confédération syndicale HKCTU [4].
Actuellement, le Monitor a un comité de rédaction de douze membres venant du mouvement des femmes, d’associations écologistes, de syndicats du privé et du public. Nous cherchons à faire connaître des informations concernant les salariés engagés dans les grèves spontanées. À travers notre réseau de contacts en Chine continentale, nous rassemblons les informations sur la situation des salariés et les conflits qui s’y déroulent.
Lorsque cela est possible, nous invitons à Hong Kong les travailleurs les plus combatifs pour participer à des groupes de discussion informels, même si cela est compliqué et d’un coût prohibitif pour la plupart des travailleurs migrants qui doivent auparavant retourner dans leur village d’origine pour y obtenir un passeport. Notre idée est d’élever la conscience des salariés qui participent à des actions concrètes, en espérant qu’ils deviendront des militants.
Quels types de campagnes avez-vous organisés ?
En 2004, grâce à nos contacts en Chine continentale, nous avons entendu parler de deux usines de piles électriques dans la province du Huizhou, appartenant à Gold Peak [5], où il avait été diagnostiqué que 177 salariés étaient empoisonnés par le cadmium.
Cette compagnie emploie au niveau mondial 12 000 salariés avec un chiffre d’affaires de plus de 500 millions de dollars. Nous avons révélé cette information dans la presse de Hong Kong et cela en a fait les gros titres des journaux. Le PDG de Gold Peak, Victor Lo, est membre du conseil municipal de Hong Kong. L’entreprise a aussi des usines dans la province du Shenzen et une à Hong Kong, où l’on nous a aussi signalé des cas d’empoisonnement par le cadmium que nous avons dévoilés.
Cette information a été répercutée par la presse de Chine continentale et, fin 2004, la télévision nationale chinoise y a consacré une émission étonnamment critique par rapport aux habitudes. Cela a beaucoup aidé à une prise de conscience large des coûts du « miracle chinois ». Ceux qui y étaient auparavant indifférents ont maintenant un minimum conscience de ce qui se passe. Nous avons fait circuler cette émission en DVD parmi des salariés pour leur montrer qu’il était possible de faire propager par les médias ce qui leur arrive. C’est le point positif de notre action. Mais, malheureusement, ce reportage télévisé n’a pas été suffisant pour contraindre Gold Peak à indemniser les victimes.
Par trois fois en 2006, nous avons organisé la venue de salariés de Gold Peak à Hong Kong, où ils ont essayé de rencontrer les dirigeants de l’entreprise. Ils ont organisé des rassemblements là où se trouvait Victor Lo. En novembre 2006, nous avons finalement réussi à organiser une rencontre entre le PDG et les salariés. Mais il a refusé de satisfaire leurs revendications et il poursuit maintenant en justice Globalization Monitor et la confédération syndicale HKCTU.
Quel a été l’impact de l’entrée de la Chine dans l’OMC ?
Le principal impact a été d’accélérer les restructurations favorables au capital. Les entreprises d’Etat, initialement l’industrie manufacturière et l’énergie, en ont fait les frais : un total de 26 millions d’emplois industriels ont été perdus entre 1996 et 2001.
En ce qui concerne l’agriculture, l’OMC aura pour effet de détruire les bases de la petite économie paysanne. Les droits de douane sur les produits agricoles ont été abaissés, comme le demandait l’OMC, et sont maintenant parmi les plus faibles du monde tandis que les subventions à l’agriculture domestique sont passées de 10 % du total de la production agricole à 8,5 %. La Chine est récemment devenue un importateur net de produits agricoles, ce qui est alarmant étant donné la taille et la tradition agricole de ce pays. Les responsables de l’État présentent l’abolition des taxes sur l’agriculture comme une mesure favorable aux paysans. Mais cet impôt ne représente qu’une fraction de l’argent payé par les paysans aux autorités, qui imposent toutes sortes de redevances pour l’enseignement, les infrastructures, et même la milice locale. De plus, de nombreux fermiers sont expropriés de leurs terres pour des raisons commerciales.
Conformément aux règles de l’OMC, la Chine devra ouvrir à la concurrence le secteur des services en 2007, y compris le secteur bancaire et financier. Ces dernières années, le secteur bancaire a supprimé 250 000 emplois. La libéralisation généralisée des services a affecté en particulier l’enseignement. Cela rendra également la Chine plus vulnérable qu’en 1997 aux crises financières régionales. Cela sera aggravé par le manque de fiabilité des statistiques officielles. Personne ne connaît le montant exact des prêts à risques ou des dettes étrangères cachées. Il existe toute une série d’estimations sur les fuites illégales de capitaux. Elles atteignent peut-être les 70 milliards de dollars, la plus grande partie est blanchie à Hong Kong ou Macao.
Le manque de transparence entourant l’état réel de l’économie chinoise est évidemment lié au problème de la corruption. Les élites ne sont pas inquiétées, même s’il arrive occasionnellement qu’un responsable soit poursuivi en justice. Très souvent, les procès sont davantage liés à des luttes entre clans qu’à l’éradication de la corruption. Le message donné à Tienanmen est que la bureaucratie est totalement au-dessus de la loi. Nous assistons au retour d’une ancienne tradition suivant laquelle les condamnations n’étaient destinées qu’aux citoyens ordinaires. Une analogie encore meilleure pourrait être faite avec les « mianzui tiejuan » – une sorte de certificat accordé aux ministres préférés de l’empereur qui leur accordait par avance le pardon pour tous les crimes qu’ils pourraient commettre. Dans de telles conditions, il ne peut pas y avoir d’Etat de droit. Le même principe permet de mieux comprendre l’expérience postsoviétique. Un militant européen, rencontré en 1990, m’expliquait que la bureaucratie soviétique ne pouvait pas devenir capitaliste, parce qu’elle manquait d’argent pour acheter les biens de l’État. En fait, étant au-dessus des lois, elle pouvait tout simplement les piller.
Y a-t-il eu en Chine une opposition à l’OMC ?
En raison de la sévérité de la censure, la plupart des salariés de la République populaire de Chine ne comprennent pas très bien l’impact que l’OMC aura sur eux. Les rédacteurs de Globalization Monitor ont réalisé beaucoup d’interviews, et découvert que les travailleurs migrants issus des campagnes étaient les moins informés. Les salariés des entreprises d’État sont plus au courant. Dans des usines automobiles, des salariés ont, par exemple, entendu parler de la baisse des droits de douane, et ils savent que cela aura un impact sur leur emploi. Mais l’apathie règne sur ce sujet. Des oppositions sont apparues dans la bureaucratie du parti et dans le monde universitaire, alors, qu’avant 2001, elles avaient été confinées à un très petit cercle d’intellectuels de la « Nouvelle gauche » [6].
Depuis, les critiques ont été beaucoup plus ouvertes, mais souvent sur une base purement nationaliste. Les critiques visent un mode d’accumulation trop dépendant du capital étranger, mais elles ne s’opposent pas au principe de l’OMC. Certains sont même favorables à l’entrée de la Chine, mais sur des bases plus avantageuses pour elle. L’économiste Han Deqiang [7], par exemple, réclame une meilleure protection pour la Chine, tout en demandant pour elle un accès croissant au marché mondial.
Si l’on adopte un point de vue nationaliste, alors tous les moyens sont bons pour faire des profits, d’où la récente apparition d’arguments en faveur d’une armée puissante pour défendre les intérêts géopolitiques chinois. Après tout, il y a des champs pétrolifères en Indonésie et des mines de charbon et de fer au Pérou à protéger.
Certains pensent que la meilleure façon de mobiliser les salariés pour défendre leurs droits était d’utiliser des moyens légaux. Que penses-tu d’une telle stratégie ?
Han Dongfang [8], qui a fondé le China Labour Bulletin, défend cette position depuis plus de 10 ans. Je pense que cette tactique a échoué. Tout d’abord, les travailleurs commencent toujours par agir conformément à la loi, une fois, deux fois, trois fois. Dans presque tous les cas que nous avons étudiés dans le cadre de nos recherches pour Globalization Monitor, les travailleurs, avant de faire grève, de manifester ou de bloquer les routes, avaient envoyé pendant des années des pétitions aux dirigeants des compagnies publiques ou privées. Et les responsables n’en ont jamais tenu compte.
Han explique, par ailleurs, qu’il est possible de transformer les syndicats existants [9] en y organisant des élections. Cela est assez problématique dans le secteur d’État où le premier rôle des syndicats a toujours été d’augmenter la productivité, plutôt que de défendre les travailleurs. Dans le secteur privé, où ont lieu les pires abus et violations des droits des salariés, la situation est encore pire : il n’y a pas de syndicat du tout. Ou alors c’est le patron qui désigne tout simplement les délégués syndicaux, et le DRH est généralement le président du syndicat. Dans les usines Gold Peak de Chine continentale, les contremaîtres des chaînes de production ont été désignés comme représentants du syndicat.
Comment les salariés peuvent-ils répondre collectivement à cela ? Comment peuvent-ils se tourner vers les responsables syndicaux et leur demander la tenue d’élections quand la personne à qui ils s’adressent est leur chef ?
Dans ses deux livres sur la classe ouvrière chinoise, Han a donné clairement les raisons de sa stratégie légaliste : soulignant les terribles conséquences de la Révolution culturelle [10], il explique clairement qu’il faut éviter à tout prix un soulèvement populaire. Nous comprenons son souci, mais rejetons l’idée que la voie légale soit le seul moyen de se battre. En fait, dans la majorité des cas, quand les travailleurs partent en grève ou bloquent des routes, rien de terrible ne se produit, personne n’est tué. Et les travailleurs finissent par récupérer une partie de leur salaire ou obtiennent quelques victoires partielles. De plus, les paysans chinois ont l’habitude de supporter un niveau d’exploitation terrible. S’ils deviennent violents et se mettent à brûler une propriété, c’est très souvent qu’ils ont vraiment été poussés à bout par ce propriétaire.
Dans une entreprise de chaussures à capitaux taïwanais, les salariés avaient été tellement exploités qu’ils avaient pratiquement détruit l’usine. Plusieurs d’entre eux ont été envoyés en prison, alors que c’était la direction qui était responsable de cette situation. Mais dans l’ensemble, les mobilisations sont plus pacifiques, et les situations violentes ont généralement lieu dans le secteur privé où les salariés sont plus vulnérables. Dans ce secteur, la prédominance de travailleurs migrants venus des campagnes rend plus difficile la constitution de syndicats car ils portent avec eux une culture paysanne plus individualiste et sont très divisés. Mais les grèves spontanées sont, d’après nous, plus efficaces que la stratégie de négociation à froid auprès des directions d’entreprise ou des responsables gouvernementaux.
Des organisations syndicales étrangères ont pris des positions divergentes au sujet des syndicats chinois officiels [11]. Certaines mettent l’accent sur des succès limités, comme l’autorisation de constituer des syndicats dans les grands magasins de distributionWal-Mart. Quelle approche préconises-tu ?
À mon avis, les gains supposés dans des cas comme celui de Wal-Mart n’ont pas grand intérêt. La confédération syndicale officielle ACFTU empoche les cotisations sans procurer aux salariés le moindre pouvoir de négociation. Cela permet de présenter aux organisations syndicales internationales une façade respectable, mais ne permet pas aux salariés d’entrer en contact directement avec ces syndicalistes étrangers. Les syndicats chinois officiels ne sont pas faits pour défendre les salariés. Les syndicats étrangers devraient s’opposer à la reconnaissance de l’ACFTU par les instances internationales. Ils devraient refuser d’avoir des liens avec l’ACFTU tant que le pouvoir n’accorde pas au peuple le droit de défendre ses droits syndicaux de façon indépendante.