C’était le 14 février 1989, le jour de la Saint-Valentin. Jusqu’à cette date, Salman Rushdie était un romancier britannique d’origine indienne, né à Bombay en 1947 dans une famille musulmane. Il avait reçu en 1981 le prestigieux Booker Prize pour un roman qui lui avait valu un début de notoriété internationale, Les Enfants de minuit, la naissance de l’Inde moderne vue par un jeune garçon. Il avait ensuite publié La Honte, puis, à la fin de 1988, Les Versets sataniques. Ce roman avait déclenché la colère des musulmans intégristes, et été interdit dans de nombreux pays. Rushdie recevait des menaces de mort, et était protégé par Scotland Yard. Le 14 janvier 1989, 1 500 personnes s’étaient rassemblées devant la mairie de Bradford, une ville industrielle du nord de l’Angleterre, pour brûler des piles d’exemplaires des Versets sataniques. Un mois tout juste plus tard, en Iran, l’ayatollah Khomeyni lançait une fatwa contre Salman Rushdie, appelant à son meurtre.
Qui aurait pu croire qu’à la fin du XXe siècle on pouvait être condamné à mort pour avoir écrit un roman ? « Et un roman comique, dira Rushdie, ce qui est la pire des choses : le pouvoir de faire rire de la religion, n’est-ce pas intolérable ? » En Europe, aux Etats-Unis, on s’est indigné, tout en se demandant s’il n’était pas nécessaire de renoncer aux traductions en cours, et en suggérant que Rushdie s’était peut-être montré imprudent. L’islam, rappelait-on, n’admet aucune représentation de Dieu sous forme de tableau ou de sculpture. L’interdit n’est pas aussi absolu en ce qui concerne la vie du Prophète, mais l’idée de mêler des éléments de celle-ci à un récit romanesque est ressentie comme sacrilège par la plupart des croyants.
CHAÎNE DE SOLIDARITÉ
Tout de même, le livre a été publié dans de nombreuses langues, et une chaîne de solidarité et de protection s’est organisée autour de Salman Rushdie, contraint à se cacher. De nombreux intellectuels et artistes se sont mobilisés pour le défendre. « Rushdie s’est attiré la colère des mollahs pour avoir osé se promener en toute liberté au pays des merveilles de l’islam, expliquait le cinéaste et écrivain indien Vijay Singh peu après la fatwa. Le livre de Rushdie n’évoque rien que cette frontière invisible entre le vrai et le faux, le pur et l’impur - problématique à laquelle les plus grands saints et les païens invétérés se sont souvent trouvés confrontés. En temps ordinaire, il aurait été diffusé dans le monde entier, comme tout bon livre ; et surtout en Inde, où l’on a rarement prononcé des mesures d’interdiction contre des livres. Malheureusement, (...) l’Inde est depuis peu confrontée à une montée alarmante du fondamentalisme religieux. L’interdiction des Versets sataniques est une attaque contre tout ce qui crée, ou aspire à créer, dans un monde où la littérature abandonne de jour en jour son devoir de se promener dans les régions interdites. »
Salman Rushdie est ainsi devenu une star, pour de bien mauvaises raisons. Plusieurs de ses traducteurs ont été assassinés. En 1997, toujours un jour de Saint-Valentin, on a augmenté la prime que recevrait celui qui accomplirait la fatwa lancée en son temps par l’ayatollah Khomeyni contre cet homme auquel ni son pays ni l’Europe n’avaient encore réussi à rendre sa liberté de mouvement. Quelques jours plus tard, dans la suite d’un hôtel londonien, sous bonne garde, il recevait Le Monde, et insistait sur son désir de parler de littérature et non de sa mort annoncée. « Je ne suis pas un symbole. Je suis moi. Et, comme écrivain, je ne veux pas qu’on me définisse par ce qui m’est arrivé. C’est une de mes façons de résister. » Il n’était pas très indulgent à l’égard de l’Europe, et de son indifférence ou abstention à son sujet. « L’Europe que j’ai choisie, ce n’est pas ce qu’on appelle aujourd’hui l’Europe. Les valeurs de l’Europe, dans lesquelles je me reconnaissais, dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître et nous rassembler, sont des valeurs de civilisation. Qu’ont-elles à voir avec ce système bureaucratique qui est désormais en cours de construction ? Construire un pays seulement sur la religion est un mauvais principe, on le voit bien. Mais fonder une communauté seulement sur l’argent n’est pas plus satisfaisant. L’Europe ne fonctionnera pas, comme union bureaucratique. Mais l’Europe que j’aime a perdu confiance en elle-même, en ce qu’elle défendait. Nous ne savons plus qui nous sommes. »
Pendant près de dix ans, Salman Rushdie a donc vécu reclus. Et, bien qu’une fatwa ne puisse s’annuler, en 1998, alors que Mohammad Khatami était à la tête de la République islamique, le ministre iranien des affaires étrangères déclarait aux Nations unies : « Notre gouvernement n’a pas l’intention de prendre et ne prendra aucune action menaçant la vie de l’auteur des Versets sataniques. (...) Il n’encouragera personne à le faire, se dissocie de toute prime offerte à cette fin et ne la soutient plus. »
Depuis l’an 2000, Rushdie vit à New York ; il écrit, il publie, il se promène en liberté.