Jean Calvin est né le 10 juillet 1509, à Noyon en Picardie. Par son père Girard, il descend d’une lignée de mariniers sur l’Oise, promus artisans depuis une à deux générations. Par sa mère, Jeanne Le Franc, fille d’un hôtelier fortuné, membre du Conseil de la ville, il appartient à une bourgeoisie plus aisée. Le mariage de son père, qui a mené une brillante carrière d’homme de loi, sous la protection des évêques Charles, puis Jean de Hangst, consacre l’ascension sociale des Cauvin – leur véritable nom – reçus bourgeois de Noyon en 1497. Cependant, la mère de Jean meurt en 1515, alors qu’il n’est âgé que de six ans, et son père se remarie assez vite. Il n’a ainsi pas manqué d’historiens pour expliquer le destin ultérieur du réformateur par le besoin de dépasser l’angoisse insupportable de cette perte. Pourtant, il est sans doute plus éclairant de réfléchir au contexte historique exceptionnel dans lequel grandit Calvin.
Noyon au cœur de la « première mondialisation »
Noyon, la petite ville picarde des Cauvin, est dominée par une bourgeoisie très ancienne. Dès 1027, celle-ci s’est débarrassée de son châtelain, et moins d’un siècle plus tard, elle a conquis la première charte du royaume, ce qui lui permet d’administrer ses affaires et de rendre la justice. Cette cité connaît une longue période d’essor à compter du milieu du 15e siècle, due au dynamisme des marchés des céréales et du drap, en lien avec les villes voisines et la capitale (située à une centaine de kilomètres au Sud-Ouest). Mais surtout, Noyon se trouve sur la route de Paris à Anvers, aux premières loges de la révolution commerciale qui ébranle l’Europe occidentale à l’ère des Grandes Découvertes.
Cette première étape de la « mondialisation » est dominée par la formidable ascension d’Anvers (à moins de 300 kilomètres au Nord-Est), nouveau centre névralgique d’un Vieux Continent à la conquête de l’Afrique, de l’Amérique et des marchés asiatiques. Elle offre alors un point de rencontre au « roi de Lisbonne, maître des épices, et [aux] marchands de la Haute-Allemagne, maîtres du métal blanc », avant de devenir le principal débouché de l’argent d’Amérique, stimulant en retour les économies de la Baltique, des Pays-Bas, d’Allemagne, d’Angleterre et de France, puis de développer l’une des plus puissantes industries textiles d’Europe.[1]
Pourtant, le 16e siècle est une période d’inquiétude exacerbée. L’inflation rogne les salaires et les rentes. Les inégalités se creusent et attisent les conflits sociaux, la misère et le déracinement des uns contrastant avec l’enrichissement et le luxe tapageurs des autres. Le diable et les démons suscitent un effroi redoublé qui justifie la lutte des pouvoirs publics contre la sorcellerie. La guerre, les épidémies et le démembrement des solidarités anciennes rendent le spectre de la « mort de soi » plus angoissant à des sociétés où l’individualisme progresse, porté par une bourgeoisie urbaine conquérante aux relations marchandes toujours plus denses, plus étendues, mais aussi plus incertaines. Pour Erich Fromm, c’est ce « sentiment d’isolement impuissant et de doute » qui va pousser les classes moyennes vers la Réforme.[2]
Le salut « par les œuvres » n’est plus assuré. Un renouveau de la pensée chrétienne fait en effet dépendre de plus en plus le salut de la seule grâce de Dieu. Il faut donc trouver d’autres voies pour échapper à l’enfer ou réduire son temps de purgatoire, par exemple prévoir des messes par testament ou obtenir des indulgences de Rome [3], ce qui nourrit une « comptabilité de l’au-delà ». Mais Dieu n’est pas un marchand, comme le dira Calvin dans le 93e sermon sur l’épître à Tite : il est le seul à prédestiner souverainement et de toute éternité le salut ou la damnation des âmes.
Pour Engels, cette inflexion théologique traduit l’esprit naissant du capitalisme : « dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habilité de l’homme, mais de circonstances échappant à son contrôle. […] ils sont à la merci de puissances économiques supérieures à l’individu et inconnues de lui. Cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que de nouveaux centres commerciaux et de nouvelles routes de commerce remplaçaient tous les anciens, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économiques les plus respectables – la valeur de l’or et de l’argent – commençaient à chanceler et à s’écrouler ».[4]
Conversion et premiers combats de Calvin
Après les années d’enfance et de prime jeunesse à Noyon, Calvin poursuit ses études à Paris, à Orléans et à Bourges, sous la protection de la puissante famille de Hangst. En 1523, on le retrouve dans la capitale, où il suit les enseignements de l’humaniste Mathurin Cordier, avant d’accéder au collège Montaigu, dont le régime disciplinaire est particulièrement éprouvant. Après sa maîtrise ès arts de Paris, il étudie le droit à Orléans, puis à Bourges, où il se familiarise avec la pensée des évangélistes – partisans d’un retour aux sources du christianisme – et découvre sans doute Luther. Licencié en 1532, il retourne dans la capitale, pour y poursuivre des études de Lettres. Le Pantagruel de Rabelais vient d’être publié, tandis que Nicolas Cop, recteur de l’Université dont Calvin se sent proche, s’apprête à prononcer un discours retentissant qui va provoquer l’ire des conservateurs.
Entre le discours de Cop et les Placards (affiches) apposés dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 dans plusieurs villes et jusque sur la porte des appartements du roi, qui dénoncent la messe papale comme blasphème et l’eucharistie comme « doctrine des diables », il s’est écoulé à peine un an. Cette provocation a été conçue par un pasteur de Neuchâtel, Antoine Marcourt, dans le but de torpiller les discussions engagées entre catholiques et réformateurs modérés. En effet, nier la présence physique du Christ dans la communion et reléguer le sacré au ciel, comme le font les réformateurs, c’est ébranler les fondements divins de la monarchie qui s’expriment dans des rituels codifiés (culte des saints, vénération des reliques, pouvoirs surnaturels de guérison du roi, etc.).
C’est au cours de cette période que Calvin rompt définitivement avec Rome. Avec les plus en vue des biblistes – qui n’envisagent pas de fonder une autre religion, mais veulent réformer le christianisme sans le pape – il prend alors le chemin de l’exil. Sa première destination sera Bâle, irriguée par le commerce anversois et dominée par une oligarchie bourgeoise, où Erasme a laissé une forte empreinte, et qui est passée à la Réforme en 1529. Calvin y a l’occasion d’étudier de plus près la pensée de Luther et de Zwingli, mais aussi de suivre les progrès de la Réforme à Strasbourg, à Zurich, dans le Pays de Vaud et à Genève.
Contre « les folles rêveries » des anabaptistes
Calvin va très vite se confronter aux éléments radicaux de la Réforme, rassemblés autour de l’anabaptisme [5] : « Cette vermine diffère en cela d’avec toutes les autres sectes d’hérétiques qu’elle n’a pas seulement erré en certains points, mais a engendré comme une mer de folles rêveries ».[6] Ce courant rejette en effet le baptême des enfants, le serment, le ministère payé, l’autorité des tribunaux, le service militaire, et refuse toute soumission de la religion au prince. Dans sa version révolutionnaire, incarnée par Thomas Münzer, il prône l’abolition de la propriété privée du sol en vue d’établir le royaume du Christ sur terre, justifiant la grande révolte des paysans allemands (1524-1526) et plusieurs soulèvements des petits métiers urbains. Le pasteur André Biéler, auteur d’une importante thèse sur La pensée économique et sociale de Calvin, a consacré quelques pages à justifier ce combat contre l’anabaptisme, cette « dépravation » de la religion chrétienne « qui a fait de si terribles ravages en Europe […] ».[7]
« Si l’inquisition [catholique] fut aussi facilement accueillie, note l’historien libéral belge Henri
Pirenne, c’est qu’elle apparut aux classes possédantes, au moment où l’Europe venait de connaître les folies de l’anabaptisme communiste, comme le moyen suprême de défendre l’ordre, non seulement contre l’hérésie, mais surtout peut-être contre les théories sociales subversives ».[8] Ceci explique aussi l’attitude de Martin Luther, pourtant lui-même d’origine paysanne. En avril 1525, il dénonce ainsi les insurgés : « l’Evangile ne justifie pas, mais condamne la révolte […] il faut obéir et souffrir en silence ». Il soutient aussi sans réserve la répression : « Mieux vaut la mort de tous les paysans que celle des princes et des magistrats » ;[9] « Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger en secret et publiquement comme on abat des chiens enragés ».[10] Le sort de la Réforme en Allemagne est désormais entre les mains des princes.
En Suisse, de larges secteurs du monde rural – 80 000 hommes au début du 16e siècle – tirent d’importantes ressources du service mercenaire, servant autant l’empereur, le pape, que François Ier. Dans un climat où la tension sociale ne cesse de croître, la Confédération est au seuil de l’implosion. La Diète redoute « le soulèvement de l’homme du commun dans les villes et les campagnes et le renversement de toute autorité ».[11] Pour conjurer ces périls, un ancien curé d’Einsiedeln, aumônier aux armées, du nom d’Ulrich Zwingli, dénonce la vente du sang chrétien et appelle au redressement moral. Ses partisans tiennent un langage populaire, mais font front contre l’anabaptisme et les revendications radicales de la paysannerie. A Zurich comme à Berne, ils incitent pourtant le patriciat urbain à la prudence et au compromis face aux campagnes révoltées (avril 1525). C’est dans ce contexte que la Réforme triomphe à Zurich, Berne et Bâle, de 1526 à 1529.
Réforme et indépendance de Genève
Au début du 16e siècle, Genève est une ville de 10 000 habitants, de la taille de Bâle, deux fois plus grande que Zurich. Elle dépend du Saint-Empire romain germanique, mais plus directement du duc de Savoie et d’un prince-évêque proche de sa maison, contre lesquels elle cherche appui auprès des Confédérés, plus particulièrement de Berne, de Fribourg, puis de Bâle. Dès 1532, Guillaume Farel y prêche la Réforme pour le compte de Berne, soutenu par des marchands étrangers et des groupes de réfugiés de Lyon ou d’Italie. En 1534, trois syndics élus sur quatre y sont déjà luthériens. Le 8 août 1535, le peuple – petites gens et bourgeois réunis – détruit les « images impies » à la cathédrale. La messe est suspendue, les biens de l’Église saisis et les congrégations catholiques expulsées. L’année suivante, tandis que les troupes du roi de France pénètrent en Savoie, les Bernois occupent le pays de Vaud et entrent à Genève. Le 25 mai 1536, le Conseil général prend l’engagement de vivre « selon l’Évangile », le Petit Conseil reprenant les prérogatives de l’évêque.
Au moment où Jean Calvin s’établit pour la première fois à Genève, le 5 septembre 1536, c’est déjà un minuscule État souverain. Simon Schama préfère y voir un « conventicule agrandi et géographiquement fortifié », peu différent de ces « enclaves » de huguenots français, bohémiens ou hongrois qu’inspire un farouche esprit de résistance.[12] Cependant, Genève est politiquement indépendante, ce qui est exceptionnel pour une ville du 16e siècle. Or, ce statut, elle ne le doit pas à la hauteur de ses murailles, mais à la rivalité de ses voisins, essentiellement de Berne, de la Savoie (adossée au Saint-Empire) et de la France, qui donne à ses élites une certaine marge de manœuvre. Elles sauront en tirer parti pour renforcer leur cohésion autour d’un projet politique, mais aussi d’un consensus idéologique durable, capables de recueillir un certain degré d’assentiment populaire. Et pour cela, Calvin est l’homme providentiel, ce dont il va prendre rapidement conscience.[13]
Le rôle irremplaçable du réformateur picard ressort des tribulations liées à son bannissement de Genève en 1538 et à son rappel en 1541. Certes, la Confession de foi exigée de toute la population avait suscité de fortes résistances ; la mise en place d’un consistoire et les prérogatives de l’Église en matière d’excommunication avaient été rejetées par l’autorité ; mais c’est à propos de l’alignement de la liturgie genevoise sur Berne qu’intervient la rupture, les prédicateurs français refusant de s’y soumettre. Ils apparaissent ainsi dès le départ comme les meilleurs garants de l’indépendance genevoise, que leur départ va compromettre : en 1539, le Petit Conseil concède des territoires à Berne, provoquant une crise politique ; cette même année, il doit faire appel à Calvin pour répondre à Jacques Sadolet, évêque de Carpentras, qui s’est adressé à Genève aux instances du pape pour l’adjurer de revenir au sein de l’Église catholique.[14] En 1540, les élections donnent la majorité aux partisans du réformateur banni, tandis que les factions opposées en viennent aux mains. C’est dans ces conditions que Calvin est supplié de revenir.
Pour ne pas avoir perçu cette dimension politique de la réforme genevoise, de nombreux historiens ont achoppé sur le sens à donner aux relations conflictuelles entre Calvin et la Seigneurie genevoise, qu’ils ont interprétées à tort comme les signes d’une rivalité inconciliable entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, voire entre réfugiés français et Genevois de souche. Pourtant, elles reflètent les tensions qui traversent l’ensemble d’un corps social soumis à une formidable entreprise de remodelage. Calvin est devenu indispensable aux cercles dirigeants de la bourgeoisie genevoise et ils sont prêts à en payer le prix : en 1544, les salaires des dix-sept ministres représentent le second poste des dépenses de la Ville, après les intérêts de la dette.[15]
Construire l’« homme nouveau »
L’indépendance de la cité suppose la gestation d’un « homme nouveau », facilitée par l’afflux de cinq à dix mille réfugiés.[16] Dès lors, si les Genevois ont brisé les liens qui les asservissaient au duc de Savoie et au prince-évêque, la nouvelle Église « charge leurs cœurs de chaînes » [17] pour les soumettre directement à Dieu. En effet, selon Calvin, l’homme est « complètement insignifiant », sa seule chance de salut repose dans le Christ et celle de la société « dans les Élus choisis pour exécuter les desseins de Dieu ».[18] La bourgeoisie industrieuse se reconnaîtra sans peine dans ce portrait. La ville lémanique se transforme ainsi en « la plus parfaite école du Christ qui n’ait jamais été sur terre depuis le temps des apôtres » (John Knox).[19] Avec les prêches quotidiens à heure fixe, les sermons obligatoires du dimanche, la cène quatre fois par an – « confession de foi communautaire en acte » –, l’étude des abécédaires et du catéchisme, mais aussi la mémorisation des psaumes, qu’on chante au temple, dans la rue ou au travail, la nouvelle Église veut ériger la loi de Dieu en idéal quotidien découlant de la foi. Depuis 1546, la modification des prénoms usuels exigée par le consistoire rend compte de la révolution culturelle en cours : avant la Réforme, 46 % des enfants recevaient des noms de saints, contre 2 % seulement en 1550-60.[20] Voilà le secret de la vigoureuse expansion de la République de Genève dans les décennies qui suivent la Réformation, mais surtout au 17e et au 18e siècles, tandis que ses rares homologues européens déclinent face à l’inexorable ascension des États territoriaux.[21]
Un tel projet justifie le développement d’une police des âmes, des esprits et des corps sans précédent. Afin de consolider l’ordre patriarcal et de garantir la transmission de la propriété au sein des familles, l’encadrement du mariage, la lutte contre la paillardise et la fornication, mais aussi la condamnation de l’adultère, de l’infanticide et de la sodomie sont renforcés. Vers 1560, les taux de naissances illégitimes et de conception avant mariage sont ainsi à Genève parmi les plus faibles d’Europe.22 En même temps, la morale publique fait l’objet d’une surveillance accrue : règlementation des hôtelleries, des tavernes et des étuves, dénonciation du luxe et de la coquetterie, répression de la vente à la criée, de l’obscénité, de l’ivresse publique, des danses et des chansons déshonnêtes, interdiction du jeu et de la prostitution, etc. Les fêtes religieuses chômées sont aussi supprimées. Chaque année, des dizeniers commis pas les pasteurs visitent les maisons pour en interroger les habitants, dont un sur quinze (certains auteurs parlent d’un sur huit) sont convoqués devant le consistoire.[23] Depuis la fin du 15e siècle, la Florence de Savonarole avait montré le chemin que reprendra le concile de Trente (1545-1563) pour le monde catholique, mais dès le second tiers du 16e siècle, c’est la Genève de Calvin qui devient la championne de cet effort de « disciplinarisation sociale » pour le monde protestant.[24]
La femme de « l’homme nouveau » paie un tribut plus lourd encore. L’adultère est ainsi puni de mort lorsqu’elle est seule mariée et que le scandale est public ; l’homme est fouetté et banni. En revanche, lorsque seul l’homme est marié, il est sanctionné de douze jours de prison. Si le divorce est exceptionnellement admis, il est plus souvent refusé à la femme. Enfin, les identités transgenres sont persécutées. « Dieu requiert […] qu’il n’y ait point de femmes semblables à des lansquenets, prêche Calvin ; […] on doit lever la boue pour jeter sur telles vilaines, quand elles sont si audacieuses de pervertir ainsi l’ordre de la nature. […] » [25] Il vilipende de même les hommes « qui s’attifent comme des épousées [et semblent] marris que Dieu ne les ait fait femmes ». D’où la multiplication des procès pour sodomie. En mars 1554, Lambert Le Blanc et quatre de ses amis sont brûlés vifs. En septembre, cinq adolescents sont poursuivis, battus et brûlés en effigie. En janvier 1555, Mathieu Durand est décapité et livré aux flammes. En 1562, deux autres condamnés sont exécutés. En 1566, un jeune collégien piémontais de 14 ans, Bartholomé Tecia, est dénoncé par un camarade, le futur poète et conseiller d’Henri IV, Agrippa d’Aubigné, pour avoir « tenté de le bougrer ». Il est torturé et noyé dans le Rhône.[26] Et nous ne connaissons sans doute qu’une minorité de cas.…
Calvin se moque des « superstitions papistes » ; il réfute l’astrologie qui prétend prévoir l’avenir des hommes, alors qu’il n’appartient qu’à Dieu. Il s’insurge pourtant contre Copernic et les esprits possédés par le diable qui pensent que la Terre tourne autour du soleil.[27] C’est que cet artisan du « désenchantement du monde » croit à la sorcellerie et la réprime sans ménagement. Au 16e siècle, les victimes de ces persécutions – des femmes marginalisées accusées de pactiser avec le diable – sont condamnées à mort après d’effroyables souffrances. En 1544-1545, face à la peste, Calvin est convaincu que des sorciers « engraissent » les serrures avec une pommade faite à partir de cadavres pestiférés : les femmes condamnées ont la main droite coupée avant d’être brûlées. Les campagnes sont particulièrement visées en raison de leurs pratiques idolâtres supposées : sur quarante-trois personnes traduites en justice à Peney, trente-huit sont exécutées.[28]
Le nouvel ordre politique
De retour à Genève en 1541, Calvin participe à l’élaboration de ses lois. Il s’occupe d’abord des Ordonnances ecclésiastiques qui régissent l’organisation de l’Église et définissent ses fonctions sociales (le baptême, la cène, le mariage, l’inhumation et le catéchisme). En principe, le pouvoir temporel se réserve la haute main sur les décisions les plus importantes, en particulier l’excommunication, qui est du ressort de l’ordre des anciens (ou consistoire), formé d’une vingtaine de membres et nommé par le Petit Conseil. En 1543, Calvin participe à la compilation des Édits politiques qui règlent la voirie et la police, les offices municipaux – du sonneur de cloches au veilleur de nuit –, les lois somptuaires et le droit matrimonial. Ils fixent aussi l’architecture du pouvoir oligarchique. Ainsi, le Petit Conseil (ou Seigneurie) recrute ses membres par cooptation, désigne ceux du Conseil des Deux-Cents (Grand Conseil) et propose les candidats aux charges de syndics, parmi lesquels le Grand Conseil retient huit papables, dont quatre sont finalement élus par le Conseil général.[29] Ce dernier réunit deux fois par an l’ensemble des citoyens de sexe masculin (fils de bourgeois, nés à Genève) pour adopter les lois que les autres conseils proposent.
L’éducation doit former des chrétiens qui craignent et servent Dieu. Calvin se méfie des enfants et des adolescents, qu’il traite de « petites ordures » ou de « merdailles » [30], parce qu’ils refusent souvent de se soumettre à l’autorité du chef de famille. Il faut donc instruire les jeunes « tant en bonnes mœurs que bonne doctrine » dans des écoles – il en existe six en 1546 – et au collège de Rive, fondé en 1536, que dirige Sébastien Castellion jusqu’en 1542. Il y règne un ordre austère, fondé sur la hiérarchie et l’émulation : dans chaque classe, les élèves sont regroupés par dix avec un décurion à leur tête, désigné par le maître, chargé d’aider ses camarades et de faire régner la discipline. En 1559, ce niveau élémentaire est complété par l’Académie de Genève, où seront formés les pasteurs, grâce notamment au recrutement de professeurs démissionnaires de l’Académie de Lausanne, dont Théodore de Bèze.
Calvin choisit ses ministres en fonction de leur adhésion à sa doctrine : la médiocrité est jugée préférable à l’ambition (sur 31 pasteurs en exercice de 1538 à 1546, 9 sont démis et 5 démissionnent).[31] Les livres et écrits qui circulent ou sont imprimés à Genève font enfin l’objet d’un contrôle sévère, en particulier lorsqu’ils mettent en cause le Conseil ou le consistoire. En 1559, Calvin fait brûler l’Amadis de Gaule, un roman de chevalerie considéré comme un modèle par Cervantès, qu’il présume corrompre la jeunesse. En 1563, c’est le tour du livre de Jean Morely, qui préconise le gouvernement démocratique de l’État et de l’Église.[32]
En 1547, Jacques Gruet est torturé et décapité. Libertin au sens moderne du terme, il revendique le droit à la paillardise. Proche des ennemis politiques de Calvin parmi les vieux Genevois, il défend aussi des idées qui confinent à l’incroyance : pour lui, le monde n’a ni début ni fin, il n’y a rien après la mort, Jésus n’est pas le fils de Dieu et Dieu n’est rien. [33] Pourtant, les poursuites les plus dramatiques visent des chrétiens « hérétiques », en désaccord avec Calvin. C’est le cas de Jérôme Bolsec, qui défend le libre arbitre et conteste la prédestination. Il est jeté en prison en 1551 pour s’être opposé publiquement à Farel, puis banni à l’issue d’un procès qui émeut l’opinion et ne fait pas l’unanimité des Églises de Suisse. En effet, comment l’homme pourrait-il être responsable de sa condamnation s’il ne l’est pas de son salut ? Le Conseil devra descendre dans l’arène pour interdire toute critique de L’Institution de la religion chrétienne de Calvin. Enfin, il ne se passe pas une année sans qu’un artisan, un boutiquier ou un prédicateur ne soit poursuivi pour anabaptisme, battu, banni et ses livres brûlés. En 1553, le médecin et théologien aragonais Michel Servet, rescapé de l’inquisition catholique lyonnaise, de passage à Genève, est arrêté et jugé à la demande de Calvin pour ses positions sur la Trinité et le baptême. Il sera condamné au bûcher par la Seigneurie (cf. p. VII).
On le voit, la lutte implacable contre l’hérésie ne distingue pas la Rome protestante des autres villes européennes du 16e siècle, même si elle est menée ici avec une rigueur d’autant plus extrême, que le calvinisme est aussi le garant du destin d’une bourgeoisie genevoise encore fragile, banc d’essai d’un projet aux dimensions européennes (il existe une Église de langue italienne à Genève depuis 1552, et une Église de langue anglaise, de 1555 à 1560). Toute contestation d’un aspect de cette doctrine est dès lors considérée comme une menace pour l’ordre établi.
Le triomphe de Calvin
Que dire des conflits qui émaillent les relations de Calvin avec certaines familles en vue ? L’un des premiers concerne un fabricant de cartes à jouer, Pierre Ameaux, mécontent des ordonnances contre le jeu. En 1546, il est condamné à sillonner la ville en chemise, tête nue, une torche à la main et à demander pardon à genoux. C’est le début d’une décennie troublée qui oppose le réformateur aux Berthelier, Bonna, Favre, Perrin, Sept, Vandel, etc. Cette période coïncide avec une montée des périls extérieurs : en 1544, le duc de Savoie reprend le contrôle de ses États ; l’année suivante, les persécutions religieuses reprennent en France ; en 1547, les princes réformés allemands connaissent défaite sur défaite ; en 1553, Marie Tudor la catholique accède au trône d’Angleterre ; en 1556, l’alliance avec Berne n’est pas renouvelée ; en 1557, les troupes du duc de Savoie menacent à nouveau Genève ; en 1559, les principales puissances catholiques font la paix. À Genève, ces périls stimulent un patriotisme de citadelle assiégée : on fait serment de vivre et de mourir pour l’Évangile et la liberté ; on stocke le sel et le blé ; les habitants – y compris Calvin – travaillent aux fortifications et montent la garde sur les remparts.[34]
C’est pourtant à ce moment que l’étendard de la résistance contre le rigorisme des prédicateurs français est levé par les « Enfants de Genève » ou « bons Genevoysiens ». Calvin dénonce en ses adversaires des « libertins », convaincus de sympathies pour Berne ou pour la France. Le pasteur Froment rappelle que leurs chefs, Pierre Vandel et Ami Perrin, sont tous deux de modeste extraction et de « race taillable ».[35] Ce dernier, capitaine général de la République (chef de la force armée), ne revendique-t-il pas que ses hommes puissent porter des chausses chapelées (taillées au genou), celles que les mercenaires suisses au service du roi de France affectionnent et que le réformateur a fait interdire parce qu’il les juge indécentes. Dans cette guerre d’usure, comment va se positionner la majorité du patriciat, dont quatorze représentants sur vingt-cinq siègent sans interruption au Petit conseil, de 1541 à 1555, en particulier sa fraction la plus dynamique ? On manque d’études croisées sur l’évolution du statut économique et des positions politiques des principaux chefs de file de la cité pour répondre précisément à cette question.
Un test important intervient cependant en février 1553, lorsque quatre « Enfants de Genève », emmenés par Ami Perrin, sont nommés syndics. Dès lors que le consistoire fait front et que Calvin menace d’abandonner la ville, la majorité du Conseil atermoie. Le 3 septembre, Philibert Berthelier [36] est admis à la cène sur décision du Conseil, malgré son excommunication, mais on lui recommande de ne pas s’y présenter pour éviter un scandale. Cette demi-mesure permet à Calvin de triompher. Le 21 décembre, son frère François Berthelier est lui aussi excommunié, cette fois-ci sans opposition de la Seigneurie. Début 1554, Calvin fulmine : ses adversaires sont « pires que les Turcs et les juifs […] des chiens, des taureaux, des diables ».[37]
Évincés du pouvoir en 1555, ceux-ci font d’autant plus de bruit qu’ils se sentent isolés. Le 16 mai, ils perturbent l’ordre public et sont accusés de sédition. Le réformateur appelle à la répression la plus implacable, même si les troubles n’ont pas duré plus d’une heure et que les manifestants ont été dispersés sans faire de blessés.[38] Ami Perrin, Philibert Berthelier, Baltasar Sept et plusieurs de leurs partisans, réfugiés en terre bernoise, sont ainsi condamnés par contumace à être décapités, leurs corps mis en quatre quartiers et attachés aux quatre lieux les plus apparents des Franchises de Genève. En tout, soixante-six personnes sont poursuivies, dont vingt-deux condamnées à mort et huit exécutées. Calvin a gagné la partie. Le nombre des excommunications ne cesse dès lors d’augmenter : plus de cinquante en 1554, une centaine en 1555, quelque deux cent cinquante par an de 1557 à 1560 et trois cents par la suite [39] En 1560, il semble que près d’un Genevois sur vingt-cinq ait été excommunié.[40]
Plaie des gueux et xénophobie
De nombreux historiens ont invoqué une montée de la xénophobie, en particulier à l’encontre des prédicateurs et des réfugiés français, souvent jeunes et aisément reconnaissables à leur parler.[41] Les analogies faciles avec le monde actuel n’ont pas manqué non plus. Elles sont pourtant absurdes. En effet, les étrangers admis à Genève au 16e siècle sont le plus souvent des gens instruits et qualifiés, disposant parfois de larges réseaux à l’étranger, quand ils ne jouissent pas d’une fortune qui leur permet d’acheter rapidement la bourgeoisie. Ils ont opté de leur propre chef pour la Réforme et partagent souvent a priori « les idées calvinistes au sens large ». Yves Krumenacker évoque même « une élite intellectuelle, sociale, religieuse, qui tend à dominer la ville ».[42] La pression démographique stimule pourtant la hausse des prix et la pénurie de logements, suscitant des réactions populaires hostiles, exacerbées par l’attitude méprisante dont les pasteurs témoignent parfois. Ainsi, le 15 mars 1546, à l’issue d’un prêche au temple de Saint-Gervais, Calvin déclare que plus de cent de ses paroissiens sont pis que des bêtes, mettant ainsi le quartier en émoi et suscitant de sérieux troubles. La Seigneurie réagira en dressant un « gibet comminatoire » pour intimider la foule.[43]
De telles réactions n’ont pas grand-chose à voir avec le racisme d’État et ses avatars populaires actuels, qui stigmatisent les immigrés les plus démunis d’origine extra-européenne. Ils tirent plutôt leur origine des politiques d’« immigration choisie » des villes du 16e siècle qui distinguent trois cercles de candidats : d’abord, les immigrants « dotés de compétences et de moyens [qui sont] bien accueillis en ville comme nouveaux citoyens ou partenaires à épouser » ; ensuite, ceux qui y sont recensés « comme apprentis ou journaliers », indispensables aux activités de la cité, mais qui y font souvent l’objet d’une surveillance particulière ; enfin, les prolétaires sans feu ni lieu, qui sont « le plus souvent appréhendés et bannis de la ville comme petits voleurs ou cas sociaux ».[44] Dans la Genève du 16e siècle, les étrangers autorisés à résider obtiennent le statut d’habitant et leurs descendants celui de natif ; les mieux lotis d’entre eux peuvent acquérir la bourgeoisie (comme Calvin en 1559) et leurs enfants la citoyenneté.[45]
La politique sociale de la République genevoise et de son Église ne fait pas exception en Europe, où les réformes municipales du 16e siècle visent à conjurer la plaie des gueux. Si elles s’emploient à secourir les habitants incapables de subvenir à leurs besoins – parce que malades, infirmes ou trop âgés –, elles entendent surtout contraindre au travail les indigents valides et chasser les étrangers misérables.[46] Le fait que les villes protestantes mobilisent les revenus ecclésiastiques confisqués à l’Église catholique pour financer l’aide sociale – à Genève, l’hôpital général, depuis 1535 – ne change rien à l’affaire. C’est l’époque où le roi d’Angleterre Edouard VI (1547-1553), champion de la Réforme, arrête que celui qui refuse de travailler doit être « marqué au fer rouge sur la poitrine » et « asservi pendant deux ans à toute personne qui pourrait donner des renseignements sur un tel fainéant ». Il pourra être battu, enchaîné et voué « à tout travail si vil soit-il », voire marqué à la joue ou au front et réduit en esclavage pour le restant de ses jours, s’il tente de s’évader.[47] Si l’approche de Calvin paraît plus humaine, c’est sans doute en raison du caractère moins sérieux de la question sociale à Genève. Comme le remarque à juste titre André Biéler : « L’absence d’un prolétariat urbain ou minier, comme il en existe en Allemagne ou en France, et d’une classe paysanne nombreuse évite que la Réforme ait à résoudre dans cette cité les problèmes sociaux graves en face desquels elle est placée ailleurs ».[48]
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Nature du calvinisme
Avant la publication de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, Engels avait vu dans Calvin l’idéologue de la bourgeoisie conquérante des 16e et 17e siècles : « Là où Luther échoua, écrit-il, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste convenait particulièrement bien aux éléments les plus hardis de la bourgeoisie de l’époque. […] Tandis que le luthéranisme allemand devenait un instrument docile entre les mains des princes, le calvinisme fonda une République en Hollande et d’actifs partis républicains en Angleterre et, surtout, en Écosse ».49 Après lui, Franz Mehring caractérisait ainsi le berceau du calvinisme : « Calvin a introduit cette doctrine dans la riche cité commerçante de Genève et avec sa constitution démocratique, elle convenait aux intérêts des bourgeois les plus avancés de la ville. […] Partout où le calvinisme a développé un pouvoir fanatique stimulant, les intérêts de la bourgeoisie étaient au premier plan ».[50]
Qu’entendait-il par « constitution démocratique » ? Sans doute la même chose qu’Engels, qui avait à l’esprit l’Église calviniste : « là où le royaume de Dieu était républicanisé, les royaumes de ce monde ne pouvaient rester sous la domination de monarques, d’évêques et de seigneurs féodaux ».[51] Il faut cependant nuancer cette opinion pour ce qui est de Genève : si son Église ne connaît pas de hiérarchie et défend la nomination au consistoire d’habitants qui n’ont pas le statut de bourgeois, ceux-ci sont tout de même élus sur une liste établie par le Petit conseil.[52] Dans une lettre de 1571, Bèze traite même explicitement du « principe aristocratique du consistoire ».[53] Mais revenons au régime politique de Genève. Eugène Choisy l’a décrit comme une « bibliocratie », où l’État et l’Église seraient bien distincts l’un de l’autre, mais tous deux « soumis à la parole de Dieu ».[54] Ceci ne faisait que repousser la question de ses racines sociales… Or, il s’agit d’évidence d’une dictature de classe particulière, au service d’une bourgeoisie encore immature, contrainte pour cela de combiner le pouvoir temporel des bien nés – le patriciat des riches marchands –, d’inspiration clairement oligarchique, avec le pouvoir spirituel des élus de Dieu, plus ouvert aux aspirations démocratiques de la petite et moyenne bourgeoisie en plein essor.[55]
Cette dernière caractéristique permet de comprendre la filiation démocratique du calvinisme, saluée par Rousseau dans Le Contrat social,[56] qui s’incarnera notamment dans les combats des patriotes hollandais de la seconde moitié du 16e siècle, des puritains et révolutionnaires anglais du 17e siècle, ainsi que des quakers états-uniens des 17e et 18e siècles. Mais elle n’existe qu’à l’état de trace dans la Genève du 16e siècle. Dans la même veine, certaines féministes, comme Alexandra Kollontaï, ont rappelé la participation active des femmes à la Réforme : « Les réformateurs religieux (Luther, Calvin et Zwingli) avaient des épouses qui ne se contentaient nullement de leurs seuls travaux ménagers. Elles étaient aussi leurs élèves et leurs disciples enthousiastes. […] Les femmes étaient souvent des adeptes plus zélées des nouvelles religions que les hommes ».[57] L’une d’elles est bien connue à Genève : c’est Marie d’Ennetières ou Dentière, originaire de Tournai et épouse du pasteur Antoine Froment, qui participe à la tentative de conversion des Clarisses et adresse une épître à Marguerite de Navarre, plaidant pour la participation des femmes aux affaires religieuses. Mais Calvin ne l’entend pas de cette oreille, dénonce les femmes qui veulent « faire les prophétesses » et parvient à lui faire adopter une attitude plus discrète.[58]
De façon assez saisissante, l’historien anglais R. H. Tawney a vu en Calvin l’accoucheur d’une ère nouvelle : « […] sur une arène plus étroite, mais avec des armes non moins formidables, Calvin a fait pour la bourgeoisie du seizième siècle ce que Marx fera pour le prolétariat du dix-neuvième siècle ». Et d’ajouter : « […] la doctrine de la prédestination a répondu au même besoin de certitude que les forces de l’univers sont du côté des élus, que la théorie du matérialisme historique à une autre époque ».[59] Christopher Hill, sans doute le meilleur spécialiste marxiste du 17e siècle anglais, a aussi été jusqu’à rapprocher Lénine de Calvin : il « fut, disait-il du premier, ce que Cromwell et Napoléon n’étaient pas – un penseur aussi. Personne depuis Calvin n’avait combiné ainsi ces deux rôles ».[60] Récemment, un théologien chrétien est allé dans le même sens en faisant observer que Calvin, tout comme Lénine, n’avait pas été qu’un pur théoricien. Compte tenu de sa « capacité à générer et à alimenter un mouvement capable de transcender les limites de son ancrage historique et de ses caractéristiques personnelles […] grâce à sa […] compréhension de l’importance de l’organisation et des structures sociales, Calvin a été capable de forger une alliance entre la pensée et l’action religieuses […] ».[61]
Pourtant, le calvinisme a aussi conforté des postures plus conventionnelles : « pour ceux qui n’avaient aucun goût pour la révolution », il « dispensait des choix difficiles et permettait d’éviter une rupture traumatisante avec le passé ». Ainsi, a-t-il pu faire appel « aux instincts humains les plus conservateurs » [62]. À la fin de sa vie, Calvin recommandait d’ailleurs à ses successeurs de se méfier de l’innovation, « parce que tous changements sont dangereux et quelquefois nuisent ».[63] À ce titre, le calvinisme a souvent été assimilé à l’esprit de caste des vieilles familles genevoises, jalouses de leur monopole du pouvoir économique et politique. Il est aussi demeuré une référence incontournable pour la plupart des banquiers privés genevois, qui célèbrent en lui la synthèse de la morale chrétienne et de l’esprit du capitalisme.[64] Une opinion que ne démentirait pas l’historien traditionaliste Pierre Chaunu, qui écrivait en 1991 : « Le protestantisme ramené aux secteurs les plus peuplés de la tradition réformée zwinglio-calvinienne donne les plus hauts PNB et PIB par tête, les premiers démarrages, 80 % des prix Nobel, les pourcentages les plus élevés de l’édition, des adolescents effectivement scolarisés dans un enseignement supérieur de qualité vérifiable, 90 % des brevets d’invention effectivement utilisables ».[65] Qui oserait après cela encore douter du dogme de la prédestination ?
Jean Batou
Calvin contre Servet
« Michel Servet eut la singulière infortune d’avoir été brûlé deux fois : en effigie par les catholiques, et par les protestants en chair et en os […] Son débat avec Calvin […] c’est en fait le conflit intérieur de la droite et de la gauche de la Réforme », note Roland H. Bainton, l’un des meilleurs spécialistes des origines du protestantisme, auteur d’une biographie de Servet (cf. note 18), dont nous nous inspirons ci-dessous.
Né à Villanueva, une petite bourgade d’Aragon, en 1511, Servet est d’origine marrane (juif converti) par sa mère. Sa conscience s’éveille au cours de la brève période de tolérance religieuse que connaît l’Espagne du premier tiers du 16e siècle. Le cardinal de Cisneros vient d’achever l’édition polyglotte complète de l’Ancien et du Nouveau Testament en hébreu et en grec, le mouvement des alumbrados appelle à une « réforme de l’Église par les hommes de l’Esprit » et la cour du roi Charles, récemment élu empereur, s’enthousiasme pour la pensée d’Erasme…
Dès ses quatorze ans, Servet est au service du franciscain Juan de Quintana, avant d’étudier le droit à Toulouse. Il y découvre que rien dans les Écritures n’étaye le dogme de la Trinité, admis pour la première fois par le Concile de Nicée (325), qui consacre aussi le pouvoir temporel de la papauté. Juifs et musulmans y voient cependant une concession au polythéisme qui empêche tout dialogue entre religions du Livre.
Il accompagne l’empereur au Vatican en 1529 et, de sa vision du pape Clément VII, il laisse un témoignage empreint d’une indignation toute luthérienne : « nous l’avons vu, porté dans la pompe, sur les épaules des princes, […] se faisant adorer le long des rues par le peuple à genoux, si bien que tous ceux qui avaient réussi à baiser ses pieds ou ses pantoufles s’estimaient plus fortunés que le reste, et proclamaient qu’ils avaient obtenu nombre d’indulgences, grâce auxquelles des années de souffrance infernales leur seraient remises. Ô la plus vile des bêtes, ô la plus effrontée des catins ! »
On le retrouve à Bâle, fraîchement réformée, en 1530. Il y exprime ainsi son rejet de la Trinité : Jésus est bien un homme et il n’est Dieu que dans la mesure où l’homme est aussi capable d’être Dieu ; quant au Saint-Esprit, ce n’est que l’esprit de Dieu en nous. « Ceux qui font une séparation tranchée entre l’humanité et la divinité ne comprennent pas la nature de l’humanité, dont c’est justement le caractère que Dieu puisse lui impartir de la divinité […] Ne vous émerveillez pas que j’adore comme Dieu ce que vous appelez l’humanité ». Ainsi, « quand les temps seront accomplis […] dans la mesure où il n’y aura plus de raisons pour qu’il y ait de gouvernement, tout pouvoir et toute autorité seront abolis […] quand Dieu sera Tous en Tous ».
Servet voit se dresser un à un les réformateurs contre lui lorsqu’il publie ses thèses. On le retrouve un peu plus tard à Lyon, sous le nom de Michel de Villeneuve, où il commente la géographie de Ptolémée avec une sensibilité sociale aiguë : « La condition des paysans allemands est affreuse. […] Les autorités de chaque territoire les dépouillent et les exploitent, c’est la raison de la récente révolte des paysans et de leur soulèvement contre les nobles ». Il étudie aussi la médecine à Paris, ce qui l’amène à découvrir la petite circulation du sang (cœur–poumons).
Établi à Vienne en Dauphiné dès 1540, il y exerce la médecine et s’occupe d’édition. Il travaille surtout à sa somme théologique : La Restitution chrétienne. On en retiendra sa vision d’un « Dieu caché », qui habite tout être et toute chose, et d’un homme capable de s’unir au Christ pour contribuer à son salut. D’où sa défense du baptême à l’âge adulte, comme acte conscient et volontaire. Il entame alors une correspondance avec Calvin, lui envoyant imprudemment le manuscrit de son ouvrage, un échange qui tourne au vinaigre. Calvin confie alors à Farel : « Il viendrait ici […] je ne laisserais plus repartir vivant ».
Le livre de Servet est publié clandestinement en janvier 1553, avant de tomber entre les mains d’un ami de Calvin, Guillaume de Tries, qui en révèle l’auteur à un cousin de Vienne afin de le confondre, ce qu’il fait. Le dénonciateur est sommé d’obtenir des preuves de Genève, que seul Calvin peut fournir. On sait qu’il acceptera. Servet est arrêté le 4 avril, mais parvient à s’évader trois jours plus tard. Il est donc condamné à être brûlé en effigie avec ses livres.…
Le 13 août de la même année, de passage par Genève, il est reconnu et arrêté à la demande de Calvin. Interrogé par le Petit Conseil, puis par le procureur général Rigot, proche des vieux Genevois, il se défend bec et ongles. S’ensuit une dispute théologique avec Calvin, envoyée aux autres cités suisses pour avis, qui le déclarent coupable. Le 27 octobre, il est condamné au bûcher pour ses opinions sur la Trinité et le baptême, avant d’être conduit au supplice par Farel sans abjurer.
Cette mise à mort cruelle d’un « hérétique » a été assumée par la Seigneurie genevoise et n’a pas suscité d’opposition parmi les autorités des villes suisses. En revanche, elle a été contestée par plus d’une voix au sein des Églises réformées de l’époque. La plus connue est celle de Sébastien Castellion, qui s’indignera de l’usage de la violence pour faire triompher des idées religieuses : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. […] Servet ayant combattu par des écrits et des raisons, c’était par des raisons et des écrits qu’il fallait le repousser » (Contra libellum Calvini, 1554).
1 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Vol. III, Paris, Colin, 1979, pp. 18-129.
2 Erich Fromm, Character and the Social Process, Appendix to Fear of Freedom, Londres, Routledge, 1942.
3 En 1516-1517, le dominicain Johann Tetzel vend des indulgences pour le compte de l’archevêque de Mayence qui reçoit 50 % des recettes de la Curie romaine : « Sitôt que dans le tronc l’argent résonne, du purgatoire brûlant l’âme s’envole » (1515).
4 Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction à la première édition anglaise du 20 avril 1892, Paris, éditions sociales, 1969.
5 Bernard Cottret, Calvin, Paris, Payot, 1998. À propos de l’aile radicale de la Réforme, voir George W. Williams, The Radical Reformation, Philadephia, 1962.
6 Jean Calvin, Briève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes, 1544.
7 André Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève, 1959, rééd. 2008. Cet auteur est l’un des pères du tiers-mondisme chrétien des années 60 en Suisse. En 1964, pour le 400e anniversaire de la mort de Calvin, il propose à l’Assemblée des Églises protestantes de consacrer 3% des revenus des particuliers, des Églises et des États du Nord à l’aide au développement. Quatre ans plus tard, la Déclaration de Berne reprend cette idée, relayée par Pain pour le prochain (protestant) et L’Action de Carême (catholique). Dans les années 80, avec d’autres, il lance la Convention d’actionnaires Nestlé (CANES) pour moraliser la politique de la multinationale.
8 Henri Pirenne, Les grands courants de l’histoire universelle, t. 2, Neuchâtel, La Baconnière, 1947, p. 437.
9 Cité par Lucien Febvre, Un destin : Martin Luther, Paris, 1952, p. 170.
10 W. Zimmermann, cité par Friedrich Engels, La guerre des paysans en Allemagne, Paris, éditions sociales, 1974, p. 73.
11 Biéler, La pensée…, p. 36.
12 Simon Schama, L’embarras de richesses. La culture hollandaise au Siècle d’Or, Paris, Gallimard, 1991, p. 137.
13 Pendant la peste de 1542-1543, il explique ainsi à Viret son refus d’assister personnellement les malades : « Je ne suis pas d’avis que pour rendre service à une partie de l’Église, nous abandonnions l’Église toute entière » (cité par Krumenacker, Calvin…, p. 264).
14 « Épître à Sadolet », in : Jean Calvin, Œuvres choisies, Paris, Galimard, 1995.
15 William E. Monter, Calvin’s Geneva, New York, 1967.
16 Alfred Perrenoud, La population de Genève, XVIe-XIXe siècles, Genève, 1979. Philipp Benedict, « Calvin et la transformation de Genève », in : Martin Ernst Hirzel & Martin Sallmann (sous la dir. de), Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d’influence sur l’Église et la société, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 30.
17 Pour paraphraser Marx à propos de Luther (K. Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843, Introduction, Paris, Allia, 1998).
18 Roland H. Bainton, Michel Servet, hérétique et martyr (1553-1953), Genève, Droz, 1953, p. 84.
19 Cité par John T. McNeill, The History and Character of Calvinism, Oxford, 1967, p. 178.
20 William E. Monter, « De l’évêché à la Rome protestante », in : Paul Guichonnet (sous la dir. de), Histoire de Genève, Toulouse, 1986, p. 147.
21 Peu de villes italiennes parviennent à conserver leur indépendance moyenâgeuse et les villes suisses ne peuvent faire valoir la leur que dans le cadre d’une Confédération proto-étatique.
22 Benedict, « Calvin… », p. 28.
23 William E. Monter, « The Consistory of Geneva, 1559-1569 », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 1976, pp. 467-484.
24 L’historien allemand Gerhard Oestreich parle de Sozialdisziplinierung.
25 143e sermon sur le Deutéronome, cité par André Biéler, L’homme et la femme dans la morale calviniste, Genève, 1963.
26 Benedict, « Calvin… », p. 25 ; William Naphy, « Sodomy in Early Modern Geneva : Various Definitions, Verdicts », in : Tom Betteridge (sous la dir. de), Sodomy in Early Modern Europe, Manchester U. P., 2002 ; Jeannine E. Olson, Calvin and Social Welfare, Selinsgrove, Pennsylvania : Susquehanna U. P., 1989 (en particulier Appendix F : « Text of a Genevan Decision for Five Boys in a Case of Sodomy, 7-16 March 1554) ; Helmut Puff, Sodomy in Reformation Germany and Switzerland, 1400-1600, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2003.
27 Richard Stauffer, « Calvin et Copernic », Revue d’histoire des religions, 1971, pp. 31-40.
28 William E. Monter, Witchcraft in France and Switzerland. The Borderlands during the Reformation, Ithaca, 1976.
29 Partisan de la monarchie d’abord, « parce qu’elle comporte avec soi une servitude commune de tous », Calvin en viendra plus tard à préférer l’oligarchie afin que « plusieurs gouvernent s’aidant les uns les autres » (Krumenacker, Calvin…, p. 242).
30 Respectivement 26e sermon sur l’épître aux Éphésiens et 2e sermon sur Job, cité par Krumenacker, Calvin..., pp. 285-286.
31 Krumenacker, Calvin…, p. 310-311.
32 Mario Turchetti, « Contribution de Calvin et du calvinisme à la naissance de la démocratie moderne », in : Martin Ernst Hirzel & Martin Sallmann (sous la dir. de), Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d’influence sur l’Église et la société, Genève, Labor et Fides, 2008, pp. 301-302.
33 François Berriot, « Un procès d’athéisme à Genève : l’affaire Gruet (1547-1550) », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1979, pp. 577-592.
34 E. Choisy, cité par Biéler, La pensée…, p. 107.
35 Froment, cité par Biéler, La pensée…, p. 111.
36 Il est le fils du patriote du même nom, torturé et mis à mort en 1519 par le prince-évêque.
37 Krumenacker, Calvin…, p. 332.
38 Benedict, « Calvin… », p. 27.
39 Monter, « The Consistory… ».
40 Benedict, « Calvin… », p. 29.
41 Au 16e siècle, les Genevois de souche parlent le francoprovençal ou l’arpitan, dans lequel est écrit le fameux Cé qu’è lainô qui commémore la victoire de L’Escalade, remportée sur le duc de Savoie, le 12 décembre 1602. Le français est pour eux une langue de culture, qu’ils ne prononcent pas de la même manière que la majorité des immigrants français, originaires de Normandie ou de Picardie.
42 Krumenacker, Calvin…, p. 324.
43 Émile Doumergue, Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, vol. 3, Lausanne, 1899, p. 30.
44 Friedrichs, The Early…, p. 132.
45 La bourgeoisie est une condition pour participer au Conseil général et au Conseil des Deux-Cents, mais le Petit Conseil est réservé aux seuls citoyens. En revanche, les habitants et les natifs ne disposent d’aucun droit politique.
46 Bernd Moeller, Villes d’Empire et Réformation, Genève, 1966.
47 Maurice Dobb, Etudes sur le développement du capitalisme, Paris, 1969, p. 249.
48 Biéler, La pensée…, p. 63.
49 Engels, Socialisme…, p. 40.
50 Franz Mehring, Absolutism and Revolution in Germany. Part 1 : « The German Reformation and its Consequences » (www. Marxists.org).
51 Engels, Socialisme…, p. 40.
52 Biéler, La pensée…, pp 130-131 ; Mario Turchetti, « Contribution… », pp. 291-326.
53 Cité par Turchetti, « Contribution… »,
p. 302.
54 Eugène Choisy, La Théocratie à Genève au temps de Calvin, Genève, 1897.
55 Ce dualisme est bien perçu par Max Weber (Éthique protestante et esprit du capitalisme (1905), Paris, Plon – Agora, 1964).
56 « […] tant que l’amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d’y être en bénédiction ».
57 Alexandra Kollontaï, « Ve Conférence à l’Université de Sverdlov sur la libération des femmes (1921) », www.marxists.org.
58 Irena Backus, « Marie Dentière : un cas de féminisme théologique à l’époque de la Réforme », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, 1991,
pp. 177-195.
59 R. H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres, 1926, pp. 111-112.
60 Christopher Hill, Lenin and the Russian Revolution (1947), New Westminster, British Columbia, 2007, p. 228.
61 Alister E. McGrath, A Life of Jean Calvin. A Study of the Shaping of Western Culture, Cambridge, Mass., Basil Blackwell, 1990, pp. xi-xii.
62 William J. Bouwsma, John Calvin : A Sixteenth-Century Portrait, Oxford University Press, 1989, p. 233.
63 Cité par Krumenacker, Calvin…, p. 515.
64 Daniel Alexander & Peter Tschopp, Finance et politique. L’empreinte de Calvin sur les notables de Genève, Genève, Labor & Fides, 1991.
65 Piere Chaunu, L’aventure de la réforme. Le monde de Jean Calvin, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, pp. 280-281.