Les Japonais ont voté massivement, dimanche, en faveur de l’opposition centriste, mettant fin à cinquante-quatre ans de règne sans partage des conservateurs sur la deuxième économie du monde. Selon les résultats officiels, annoncés lundi 31 août, le PDJ a obtenu 308 sièges sur 480, contre 119 seulement pour le Parti libéral-démocrate (PLD), la formation de droite du premier ministre sortant Taro Aso.
Déjà majoritaire au Sénat, grâce à l’apport de deux autres partis d’opposition, les démocrates vont désormais avoir un contrôle absolu sur le Parlement et la voie libre pour mener leur programme ambitieux de réformes sociales. L’annonce de la victoire a été accueillie par une explosion de joie et un tonnerre d’applaudissements au quartier général électoral du PDJ, dans le quartier tokyoïte branché de Roppongi. En votant pour le changement, les Japonais ont voulu également sanctionner les excès de la politique libérale menée par le PLD au cours des dernières années, responsable selon certains de l’aggravation des disparités sociales, du chômage et de la précarité. Le rejet du PLD est sans appel : celui-ci avait temporairement perdu le pouvoir entre 1993-1994 en raison d’une défection dans ses rangs. Cette fois, ce sont les électeurs qui lui font mordre la poussière.
« AU SERVICE DE LA VIE DES GENS »
Le président du PDJ, Yukio Hatoyama, 62 ans, qui devrait être nommé premier ministre par le nouveau Parlement d’ici deux semaines, a promis de mener une politique « au service de la vie des gens », basée sur un programme d’allocations pour les retraités, les familles et les plus démunis. Partisan de la relance économique par la consommation, il a promis également la gratuité partielle de l’éducation, une prime à la naissance et la suppression des péages sur les autoroutes. Dimanche, M. Hatoyama a dit son intention de former une coalition avec les petits partis compagnons de route du PDJ.
Du côté du PLD, la secousse devrait être difficile à encaisser. Plusieurs caciques du parti ont été battus dans leur circonscription et le premier ministre sortant, Taro Aso, a annoncé son intention de démissionner de la présidence de la formation.
UNE PLUS GRANDE INDÉPENDANCE VIS-À-VIS DES ÉTATS-UNIS
Le PDJ a chiffré à 16 800 milliards de yens (125 milliards d’euros) le coût annuel de son programme à partir de 2012, qu’il compte financer en faisant la chasse aux « gaspillages » budgétaires, comme les travaux publics superflus et les subventions clientélistes aux régions, et en réduisant les salaires des fonctionnaires. Riche héritier d’une longue dynastie d’hommes politiques souvent comparée aux Kennedy, le futur premier ministre est partisan d’un Japon plus indépendant à l’égard des Etats-Unis et davantage tourné vers l’Asie, sans toutefois remettre en cause l’alliance stratégique avec son allié américain.
Le PDJ, qui n’a jamais gouverné, prend les rênes d’un pays qui sort à peine de la pire récession de l’après-guerre, et certains doutent de sa capacité à mener de front toutes les réformes sans augmenter les impôts. Conscient de cette faiblesse, le PDJ devrait nommer dès lundi une équipe restreinte qui sera chargée d’assurer une transition en douceur avec l’administration sortante, sur le modèle de ce qui se pratique aux Etats-Unis.
LEMONDE.FR avec AFP et Reuters | 30.08.09 | 13h25 • Mis à jour le 31.08.09 | 13h43
Après un demi-siècle de pouvoir libéral, le Japon bascule au centre gauche
Philippe Pons
Tokyo, correspondant
Les électeurs japonais ont franchi le pas en mettant fin, dimanche 30 août, à un demi-siècle de monopole du pouvoir par le Parti libéral-démocrate (PLD). Un vote sans appel qui revient à inverser le rapport de force à la Chambre basse : le Parti démocrate du Japon (PDJ, opposition) obtient 308 sièges (sur 480), alors qu’il n’en avait que 112, et le PLD, qui en détenait 300, n’en a plus que 119.
La victoire est entière et le taux de participation (69 %) ne laisse planer aucun doute sur la volonté de changement de la majorité. La défaite est sévère pour le PLD dont plusieurs « poids lourds » ainsi que des jeunes réformistes, les Koizumi Children, qui se situent dans le sillage du populiste premier ministre Junichiro Koizumi (2001-2006), ont mordu la poussière.
Le premier ministre, Taro Aso, a annoncé sa démission de la présidence du PLD. Il assumera ses fonctions de chef du gouvernement jusqu’à l’élection par le Parlement, le 15 septembre du président du PDJ, Yukio Hatoyama, pour lui succéder.
Si, avant les élections, on a pu s’interroger sur l’ampleur du mécontentement dans un Japon qui traverse une crise économique aux effets sociaux douloureux, le vote de dimanche est éclairant. Les démocrates ont capitalisé sur un malaise social : mises à pied, précarité, montée des inégalités et appauvrissement relatif. Ils ont promis de mettre « la vie des gens au centre de la politique », d’améliorer la couverture sociale.
Le vote-sanction du PLD n’est cependant pas un vote de confiance pour le PDJ. Beaucoup sont sceptiques sur les capacités des démocrates à gouverner la deuxième économie du monde. « Historique », leur victoire ne suscite pas de débordements d’enthousiasme : elle est d’abord un appel au changement.
En dépit de leur présence sur la scène politique depuis une dizaine d’années, les démocrates sont assez peu connus des électeurs. Leur parti, relativement jeune et sans expérience du pouvoir, n’est devenu une force crédible d’alternance qu’à la suite de sa victoire aux sénatoriales de 2007.
Par commodité, on le situe au centre gauche. Mais comme le PLD, il rassemble des sensibilités allant du centre gauche à la droite et il puise son électorat dans les mêmes couches sociales que l’ancienne majorité. Il se positionne au centre gauche par un programme mettant l’accent sur la protection sociale. Son alliance nécessaire avec le petit Parti social-démocrate (7 sièges) devrait l’ancrer à gauche : majoritaire à la Chambre basse, le PDJ ne l’est pas au Sénat. Bien que parti dominant, il doit se ménager l’appui des sociaux-démocrates. En politique étrangère, il navigue entre sa droite et sa gauche tout en optant pour une relation plus égalitaire avec les Etats-Unis.
Le PDJ est le produit de la recomposition des forces politiques à la suite d’une fronde au sein du PLD qui fit perdre temporairement à celui-ci le pouvoir entre 1993 et 1994 au profit d’éphémères cabinets de coalition.
Au fil de créations et de fusions de petites formations dans la mouvance conservatrice et sociale- démocrate ont émergé deux forces d’un certain poids : un premier Parti démocrate, fondé en 1996, par les deux frères Hatoyama et d’ex-sociaux-démocrates, et le Parti libéral d’Ichiro Ozawa, l’homme qui avait mené la dissidence au sein du PLD.
L’actuel Parti démocrate du Japon est né en 1998 d’une fusion avec le Parti social démocrate puis, en 2003, avec le Parti libéral. Il rassemble des transfuges du PLD (Yukio Hatoyama et Ichiro Ozawa), d’ex-sociaux-démocrates et des personnalités provenant des mouvements de citoyens. C’est sous la houlette de M. Ozawa que le PDJ est devenu une force d’alternance : habile manœuvrier, il a lui donné une certaine cohérence et demeure son « homme fort » dans l’ombre de Yukio Hatoyama.
Ichiro Ozawa a fait « ses classes » comme lieutenant de Kakuei Tanaka, le premier ministre du début des années 1970 qui fit du PLD une machine électorale fonctionnant sur les subventions et les prébendes. Pugnace, il a étendu la base du PDJ à des « bastions » du PLD (les campagnes) et donné espoir aux catégories sociales défavorisées (travailleurs précaires, personnes âgées). Stratégie couronnée par la victoire des démocrates aux sénatoriales de 2007.
Bien qu’il ait dû quitter en mai la présidence du PDJ pour une affaire de fonds politiques, il reste le « shogun de l’ombre ». Le raz-de-marée électoral a renforcé son clan au sein du PDJ et il pourrait devenir un « censeur » du cabinet Hatoyama. Ce dernier est face à un dilemme : neutraliser M. Ozawa en le faisant entrer au gouvernement ou le nommer secrétaire général du PDJ au risque de renforcer sa position de faiseur de roi.
Plus qu’à un point spécifique du programme des démocrates, les électeurs sont attachés à la manière dont ils vont gouverner après des décennies des pratiques opaques du pouvoir de leurs prédécesseurs. La première tâche du PDJ sera de renforcer l’exécutif vis-à-vis d’une bureaucratie qui a partiellement confisqué l’initiative aux politiques. En raison de l’hégémonie du PLD, la collusion entre celui-ci et la bureaucratie par l’entremise de lobbies défendant des intérêts sectoriels a souvent paralysé le cabinet, dont les initiatives se heurtaient à un veto des caciques du parti. Junichiro Koizumi avait court-circuité le système en jouant de sa popularité, mais sans y mettre fin.
Le facteur déterminant dans la victoire des démocrates a été leur capacité à incarner la rupture. Alors que le PLD peinait à faire campagne contre lui-même en se démarquant des politiques qu’il mena, les démocrates, bien que souvent jeunes et novices en politique, ont apporté un courant d’air frais. Mais le PDJ a peu de temps pour faire ses preuves avant de retourner devant les électeurs pour les sénatoriales de 2010.
Philippe Pons
* Article paru dans l’édition du 01.09.09. LE MONDE | 31.08.09 | 15h57.
Yukio Hatoyama, le « prince » du monde politique
Tokyo, correspondant
Ce n’est pas a priori la figure de l’« accoucheur d’une révolution » que l’on peut attendre. Yukio Hatoyama est l’héritier de l’une des deux grandes « dynasties » politiques du Japon moderne, souvent comparée à celle des Kennedy aux Etats-Unis par sa richesse et son poids dans la vie politique nationale. Alter ego en quelque sorte du premier ministre sortant, Taro Aso, descendant de l’autre grande dynastie politique. Contrairement à ce dernier cependant, il n’a pratiquement pas d’expérience ministérielle.
Agé de 62 ans, arrière-petit-fils d’un samouraï, président de la Chambre basse à l’époque Meiji (seconde partie du XIXe siècle), petit-fils du premier ministre Ichiro Hatoyama, l’un des fondateurs du Parti libéral-démocrate (PLD), il est le fils d’un ministre des affaires étrangères de la fin des années 1970.
Yukio Hatoyama a pour frère un autre homme politique, Kunio, membre du PLD, qui fut ministre de la justice dans l’avant-dernier cabinet Aso. Son grand-père maternel, Shojiro Ishibashi, est le fondateur du groupe de pneumatiques Bridgestone, l’un des plus importants du monde. Grâce à la fortune familiale (évaluée à 11 millions d’euros), Yukio Hatoyama est aussi l’homme politique le plus riche du Japon. Une ascendance qui lui vaut le surnom de « prince » du monde politique.
Après des études à l’école Gakushuin, institution privée fréquentée par les enfants de l’ancienne aristocratie et de la famille impériale, il fait des études scientifiques à la prestigieuse université de Tokyo, puis à Stanford, aux Etats-Unis. Contrairement à son frère cadet élu à 28 ans, il fit d’abord une carrière universitaire avant de devenir secrétaire de son père. Il sera élu à la Chambre basse en 1986, « parachuté » dans une circonscription d’Hokkaido pour profiter du désistement du député libéral démocrate sortant, ami de son père. Il quittera le PLD en 1993 à la faveur d’une scission et rejoint un des petits partis de la mouvance conservatrice, le Nouveau Parti pionnier. Il sera secrétaire adjoint du cabinet dans l’éphémère gouvernement de coalition de Morihiro Hosokawa.
INDIFFÉRENT AUX CONVENTIONS
Avec son frère Kunio - et la fortune familiale -, il fonde, en 1996, en compagnie de Naoto Kan, ancien militant des mouvements civiques, le premier Parti démocrate - rapidement surnommé le « parti des frères Hatoyama ». A la faveur de nouveaux réalignements, le Parti démocrate absorbe d’anciens sociaux-démocrates et devient en avril 1998 le Parti démocrate du Japon (PDJ) qui fusionne avec le Parti libéral d’Ichiro Ozawa. Yukio Hatoyama en assumera la présidence en alternance avec ce dernier et Naoto Kan, au fil de l’évolution des rapports de force internes au parti.
Les rivalités, plus ou moins feutrées, entre les trois hommes ont fait évoluer Yukio Hatoyama vers un centre gauche dans la veine du New Labor de Tony Blair. Dans l’ombre d’Ichiro Ozawa, il a contribué à l’émergence du PDJ comme force d’alternance en mettant en avant la notion de « fraternité » et de « politique au service de la vie de la population ».
Le poids de Yukio Hatoyama dans son parti tient pour une bonne part aux ressources financières et au prestige de sa famille. Comme dans le cas de son frère cadet, sa mère joua un rôle déterminant dans sa carrière politique, rappelle Mayumi Itoh dans The Hatoyama Dynasty : Japanese Political Leadership through the Generations (2003).
Avec ses allures de fils de bonne famille, il ne manque pas d’humour : lorsqu’il apprit qu’on le surnommait « E.T. » en raison de ses orbites saillantes, il demanda la fabrication de breloques pour téléphone portable le représentant en extraterrestre aux yeux globuleux... Indifférent aux conventions sociales, il a épousé une divorcée, Miyuki, qui fut actrice dans la célèbre compagnie théâtrale Takarazuka composée uniquement de femmes.
Le « prince » a un charme mondain, mais ce n’est pas un flamboyant « communiquant » et il n’a pas fait preuve dans sa carrière de la fermeté, sinon de la rudesse, d’une « bête politique », passant aux yeux de certains commentateurs pour un « poids léger ».
Philippe Pons
* Article paru dans l’édition du 01.09.09. LE MONDE | 31.08.09 | 15h57.