Helvig - Les trotskistes sont partout en ce moment, mais le trotskisme nulle part...
Daniel Bensaïd - C’est ce que Jacques Derrida appellerait une présence spectrale ! Je veux bien me déclarer trotskiste face à un stalinien, comme je me déclare juif face à un antisémite, négativement et par défi en, mais sans panique identitaire. Personnellement, vu les us et abus qui en ont été faits, le trotskisme au singulier me semble tout aussi fantomatique que le marxisme au singulier. Il suppose une homogénéité introuvable. Condamnés à une longue existence marginale, certains courants issus de la lutte contre le stalinisme ont développé des pathologies minoritaires (dont le sectarisme est la forme la plus courante). Mais les différences entre l’implication de la LCR dans le renouvellement des mouvements sociaux, le splendide isolement sectaire de Lutte Ouvrière, où la survie du courant dit « lambertiste » à l’ombre de la social-démocratie, de la franc-maçonnerie, sont de plus en plus clairement perceptibles.
On peut difficilement comprendre la persistance de cette famille, même recomposée, dans la vie politique française, sans essayer de tirer les fils d’un corps de doctrine originel.
Daniel Bensaïd - Le courant qui s’est formé dans les années vingt et trente, de l’Opposition de gauche en Russie à la création de la IVe Internationale en 1938, plutôt que par la défense d’un dogme, s’est défini par ses réponses à des épreuves inédites : la montée du fascisme en Europe, la contre-révolution bureaucratique en Union soviétique, la naissance des mouvements de libération nationale, etc. La synthèse de ces expériences a constitué une ligne de partage tant vis-à-vis de la social- démocratie que face aux partis communistes stalinisés.
Cette synthèse s’appuie aussi sur un certain prophétisme de Trotski d’où il ressort que le modèle bolchévique à l’œuvre en Russie en 1917 reste la référence fondamentale dont faut reprendre le cours débarrassé des erreurs qui l’ont dévoyé. Cette idée vous reste commune ?
Daniel Bensaïd - Il y a des « leçons d’Octobre », mais pas de « modèle de la révolution russe », planant au-dessus des conditions historiques concrètes. Quant au prophétisme, il renvoie à une distinction entre la prophétie et l’oracle. L’oracle annonce une fatalité. La prophétie est toujours conditionnelle : ce qui arrivera, si.... Plusieurs possibilités, plus ou moins probables, sont toujours ouvertes, des alternatives et des bifurcations.
Reste un modèle révolutionnaire un peu congelé depuis les années vingt...
Daniel Bensaïd - Il y a des expériences qu’il faut garder en mémoire (sous peine de tomber dans l’illusion de la table rase). Il y a des hypothèses stratégiques à vérifier et à corriger chemin faisant, mais de modèles point. Personne ne peut dire à quoi ressembleront les révolutions du XXIe siècle. En tant que système dominant, le capitalisme n’a que quelques siècles. Il n’est pas éternel. Il finira, pour le meilleur ou pour le pire. Car nous entrons dans une crise de civilisation de longue durée, où la réduction du monde à une mesure marchande est de plus en plus irrationnelle et misérable.. L’essentiel, c’est de donner sa chance à la part non fatale de l’histoire.
L’une de vos difficultés théoriques ne vient-elle pas de votre incapacité à comprendre à la fois le stalinisme et le fascisme à travers du totalitarisme, réflexion pourtant engagée avant puis après la guerre chez certains intellectuels issus de vos rangs ?
Daniel Bensaïd - Trotski n’a pas hésité à employer ce terme de totalitarisme à propos du régime stalinien, parlant même, après le pacte germano-soviétique, d’Hitler et de Staline comme « d’étoiles jumelles ». Alors que la formule « L’Etat, c’est moi » résume l’esprit de la monarchie absolue, « La société, c’est moi » résume à ses yeux le despotisme bureaucratique. Pour ma part, je ne suis pas scandalisé par un parallèle entre la dictature bureaucratique et le fascisme, à condition que la comparaison traite aussi bien des similitudes que des différences, et que la notion vague de totalitarisme ne serve pas à noyer ces différences dans un même sac où toutes les tyrannies sont brunes. Il y aurait là un renoncement à penser concrètement qui n’est présent ni chez Hannah Arendt, ni chez David Rousset.
C’est un peu commode de tout ramener au contexte historique. Vous êtes vous-même l’un des rares, à l’extrême-gauche à avoir une réflexion théorique, vous êtes un philosophe reconnu, mais, dans votre œuvre de ces dix dernières années, vous vous interrogez uniquement sur les origines de la pulsion originale qui fait les révoltes, les résistances, les révolutions, de Jeanne d’Arc aux anti-mondialistes en passant par Péguy, Blanqui et bien d’autres, sans prendre à bras le corps le réexamen de votre fond de doctrine.
Daniel Bensaïd - Philosophe ? Je suis seulement enseignant en philosophie, disons un hussard rouge de la République. Dans mes livres, j’ai aussi réfléchi sur l’actualité de la critique de l’économie politique (Marx l’intempestif ou La Discordance des temps), ou sur les conditions de la démocratie politique (Le Pari mélancolique ou l’Eloge de la Résistance à l’air du temps). Mais j’éprouve un intérêt particulier pour l’esprit de résistance et d’insoumission : ne pas se rendre, ne pas se résigner, ne pas passer du côté des vainqueurs et des victoires repues. Le dernier mot n’est jamais dit ! Et l’on n’a pas besoin d’avoir un « modèle » de justice idéale ou de société parfaite pour éprouver la révolte devant l’injustice. Pour savoir que le bon droit est du côté des « Lu » ou des Marks and Spencer !
Dans votre dernier livre, Résistances, vous mettez justement en exergue les marranes, ce Juifs convertis de force sous l’Inquisition qui firent mine de pratiquer le catholicisme tout en continuant de judaïser en secret. Mais après avoir goûté à l’universalisme chrétien, ils ne revinrent jamais à la religion de leurs ancêtres, à l’instar d’un Spinoza qui verse dans le rationalisme athée. En quoi les révolutionnaires reviennent-ils, aux transformés par ce parcours de « taupes » que leur ont imposé les circonstances ?
Daniel Bensaïd - Je suis fasciné en effet par la patience et la fidélité du marrane. Par sa fidélité dans l’infidélité. Par son mélange de continuité et de métamorphose. Qui pourrait prétendre sortir indemne des épreuves du siècle achevé ? J’espère bien nous en sortirons transformés mais non point reniés, enrichis mais point repentis. Car rien de vraiment neuf ne s’édifie sur l’oubli. En évoquant le spectre d’un communisme marrane qui continuerait à hanter non plus l’Europe mais le monde, je veux dire que le Capital demeure, bien plus encore qu’au siècle passé, la grande idole tyrannique de la modernité, le grand Autre contemporain. Mon dernier livre vise précisément à inscrire les résistances à la contre-réforme libérale dans la dynamique historique et dans l’actualité politique, non pas dans un possible imaginaire mais dans la possibilité effective de l’action au quotidien.
De cette « possibilité effective » semblent implacablement exclus les sociaux-démocrates, vous dans tous vos livres aux gémonies de la trahison. Tous comptes faits, le bilan des sociaux-démocrates sur plus d’un siècle n’est-il pas plus défendable que celui du communisme organisé ?
Daniel Bensaïd - Je n’emploie pas le terme de trahison. Pour qu’il y ait trahison, il faudrait que les sociaux-démocrates soient infidèles à leurs promesses. Ils sont plutôt fidèles à ce qu’ils sont devenus : de loyaux serviteurs des possédants. Ensuite, le bilan du siècle ne saurait se limiter à une comparaison binaire, suivant la misérable logique du tiers exclu, des mérites respectifs entre social-démocratie et ce que vous appelez le « communisme organisé », et que j’appelle dictature stalinienne. Rappelons que ces braves sociaux-démocrates furent aussi les assassins de Rosa Luxembourg (ou plus récemment d’Iveton !). Si l’on impute volontiers aux révolutions les violences du siècle, on oublie trop souvent ce qu’il en a coûté à l’humanité des révolutions non faites et des révolutions vaincues : quelle est la responsabilité des sociaux-démocrates de Weimar dans la montée du nazisme, ou celle de la Troisième République dans l’avènement de Vichy ?
Mais le débat d’aujourd’hui n’est pas avec un Kautsky ou avec un Blum (comparés à nos Fabius et autres Strauss-Kahn, ils apparaîtraient comme des titans de la lutte des classes !). Il porte sur la politique « réellement existante » des gouvernements sociaux-démocrates. Après avoir gouverné quinze ans sur les vingt dernières années, la gauche gouvernante poursuit en France la destruction méthodique des acquis du mouvement ouvrier (services publics, protection sociale, droit du travail). La reconstruction d’une gauche de gauche ne se fera que dans la clarté, dans le refus de sacrifier le but aux opportunités, dans la fidélité à la parole donnée susceptible de redonner confiance dans l’engagement politique.
Une radicalité politique nouvelle est en effet apparue, dans laquelle vous vous inscrivez, qui cultive l’extériorité, le rejet par rapport à la gauche traditionnelle mise sur le même plan que la droite. Ralph Nader aux Etats-Unis a fait battre Gore. Résultat : l’abandon du protocole de Kyoto, le projet des anti-missiles, de démantèlement des réglementations environnementales, sanitaires, sociales... cette nouvelle radicalité politique en va-t-elle pas porter des responsabilités sur ce qu’il est advenu du fait de son intransigeance.
Daniel Bensaïd - Il ne faudrait pas inverser les responsabilités. Pourquoi la montée de l’abstention, du vote Nader, voire d’un électorat d’extrême-gauche sanctionne les gauches libérales ou les gauches de droite ? C’est clair : plus de privatisation que sous Balladur et Juppé réunis (d’où le pouvoir accru des actionnaires et les licenciements boursiers), attaques poursuivies contre les services publics, application du plan Juppé, introduction annoncée des fonds de pension, flexibilité accrue, poursuite de la construction d’une Europe financière et monétaire sans critères sociaux de convergence, approbation du Pare exigé par le patronat, refus d’une réforme fiscale radicale, opération de guerre dans les Balkans sans débat ni vote parlementaire... La barque est lourdement chargée.
La gauche plurielle a en outre trouvé le temps de renforcer le caractère présidentiel du régime, mais pas de réformer le système électoral. Elle a fixé les règles du jeu, qu’elle en assume les conséquences. Le simple examen du deuxième tour des municipales montre que nous ne considérons pas la droite et la gauche comme bonnet blanc et blanc bonnet.. Mais la cristallisation d’une opposition de gauche au social-libéralisme est d’abord le fruit de sa politique. La seule chose qu’on puisse dire à cette heure, c’est que cet électorat populaire en rupture de gauche plurielle ne constitue pas pour la gauche gouvernante une réserve naturelle et que le report de ses voix n’a rien d’automatique. A elle de prouver qu’elle mérite le suffrage des travailleurs. Pour le moment, elle démontre plutôt le contraire.
Ceux qui prétendent que les électionsse gagnent au centre, doivent savoir désormais qu’elles peuvent aussi se perdre à gauche. Dans l’histoire, la voie du moindre mal s’est souvent révélée le plus court chemin vers le pire. Tout dépend de l’échelle de temps à laquelle s’exerce le jugement.
Cette nouvelle radicalité exprime-t-elle ce « spectre qui apparaît dans les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et que vous rappelez régulièrement comme l’emblème inaltérable d’une promesse d’émancipation ?
Daniel Bensaïd - Le spectre est à la fois revenant et à venir. S’il existe, comme l’indique le titre d’un livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, un « nouvel esprit du capitalisme », il doit bien exister aussi un nouvel esprit du communisme. Il a commencé à souffler sur Seattle ou sur Porto Alegre : « Le monde n’est pas une marchandise » ou « Le monde n’est pas à vendre » ! Que voulons-nous qu’il soit ? La réponse se cherche dans le balbutiement des luttes et des résistances. Mais la question, qui aurait paru, il y a dix ans encore, en pleine euphorie libérale, indécente ou déplacée, ne l’est déjà plus. Elle est posée. Il faudra bien y répondre.
Notes
(1) Du nom de Pierre Lambert, pseudonyme de Pierre Boussel, fondateur et dirigeant de l’actuel Parti communiste internationaliste (PCI) issu d’une scission de la IVe Internationale en 1953.
(2) Claude Lefort, philosophe, est l’auteur notamment de l’Invention démocratique » (Fayard). A appartenu, avec Cornelius Castoriadis, à Socialisme ou Barbarie, groupe trotskiste dissident d’après guerre.
(3) Rosa Luxemburg (1870-1919) a fait partie de l’opposition de gauche au sein du SPD (parti social-démocrate) avant de fonder le Parti communiste allemand. Lors de l’insurrection révolutionnaire qui a suivi la défaite allemande de la Première Guerre mondiale, elle a été assassinée par des officiers menant la répression décidée par le gouvernement d’union nationale dans lequel figurait le SPD.
(4) Fernand Iveton était un ouvrier communiste, membre du FLN algérien, qui a été arrêté, torturé et guillotiné le 11 février 1957 pendant la bataille d’Alger, sous le gouvernement Guy Mollet.
( 5) Karl Kautsky (1854-1938). Dirigeant social-démocrate allemand qui critiqua Lénine pour avoir déclenché la révolution dans un pays, la Russie, où les conditions n’étaient pas favorables.
(6) Gallimard, 1999.