Moscou Correspondante
Vendredi 25 septembre, la salle du tribunal civil Tverskoï, à Moscou, risque de ne pas être assez vaste pour accueillir le public venu au procès opposant le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, à Oleg Orlov, le directeur de l’ONG russe Memorial.
Ce procès ne fait ni la « une » des journaux ni celle des émissions télévisées, mais il est largement évoqué de bouche-à-oreille. La première audience devrait attirer la presse et les sympathisants de l’organisation non gouvernementale, pilier de la défense des droits de l’homme en Russie, fondée en 1988 par le dissident Andreï Sakharov.
Le numéro un tchétchène réclame 10 millions de roubles (227 000 euros) de réparation pour le préjudice moral subi, selon lui, suite aux propos de M. Orlov. M. Kadyrov estime que son honneur, sa dignité et sa réputation ont été salis.
Les faits remontent au 17 juillet, deux jours après l’assassinat de Natalia Estemirova, la représentante de Memorial en Tchétchénie. Oleg Orlov déclare alors que Ramzan Kadyrov peut être tenu pour « responsable » de l’assassinat de la militante des droits de l’homme.
Depuis des mois, Natalia Estemirova était menacée par le président tchétchène. Ses collègues étaient bien placés pour le savoir, car elle leur racontait tout : les menaces, les disputes. Le 31 mars 2008, Natalia est convoquée par M. Kadyrov. Elle ne porte pas le foulard imposé aux femmes dans la république musulmane. « Tu dois te comporter comme une femme respectable, pas comme une pute », lui lance-t-il. « Tu me provoques, tu m’excites avec tes cheveux », insiste-t-il entre deux bordées de jurons.
Natalia ne se laisse pas impressionner. « Je lui ai parlé comme s’il était mon élève », avait confié au Monde cette ancienne professeur d’histoire, en décembre 2008. Après cet épisode, les menaces ont redoublé. « Tu n’en n’as plus pour longtemps, tes jours sont comptés », lui avait déclaré par téléphone un fonctionnaire tchétchène, peu avant sa mort.
Au matin du 15 juillet, elle est allée prendre le bus en bas de chez elle, comme d’habitude. Une Lada blanche a stoppé net ; quatre hommes en sont sortis et l’ont poussée dans la voiture. Elle a eu beau crier, ses voisins, témoins de la scène, n’ont pas donné l’alerte. « Les gens ont bien compris que ses ravisseurs étaient intouchables. Ils n’étaient pas masqués, ne se cachaient pas. Ils exécutaient un ordre venu de très haut. Dans ces conditions, il fallait être fou pour aller au commissariat », raconte, sous couvert d’anonymat une jeune Tchétchène réfugiée à Moscou.
Moins d’un mois après la mort de Natalia Estemirova, Ramzan Kadyrov s’est défendu de toute implication dans son assassinat. « Pourquoi Kadyrov aurait-il tué une femme dont personne ne voulait ? Elle n’avait ni honneur ni dignité. (...) Elle ne racontait que des bêtises », a-t-il confié, le 8 août, aux journalistes de Radio Svoboda.
Le numéro un tchétchène peut tout se permettre. Outre ses nervis, ses centres de torture, il jouit du droit de vie et de mort sur ses sujets, avec la bénédiction de Moscou. Ses opposants ont été assassinés à Vienne, à Istanbul, à Dubaï et au cœur de la capitale russe - six personnes au total -, sans qu’il ait eu à répondre de quoi que ce soit.
« Il ne faut pas faire de M. Kadyrov un démon », expliquait récemment le président Dmitri Medvedev à des spécialistes étrangers de la Russie, qu’il recevait dans sa résidence moscovite. L’un d’eux s’est enhardi à demander si le « modèle Kadyrov » ne pourrait pas être une solution efficace pour contrer l’insurrection islamiste en Afghanistan.
Le « modèle Kadyrov », Timour Z. le connaît bien. En 2003, il a passé seize jours dans les caves de la base militaire russe de Khankala à Grozny. Chaque jour, il était battu et torturé à l’électricité pour avouer ses liens supposés avec la résistance islamiste armée.
« Je n’ai jamais vu mes bourreaux, mon visage était recouvert d’un sac, j’avais du ruban adhésif sur les yeux. Le jour où ils m’ont relâché, j’étais en sang, alors ils m’ont donné une veste pour cacher ça. J’ai appris que mon père avait payé plus de 1 000 dollars pour que je sorte vivant, sinon ils m’auraient tué et enterré dans un bois », raconte le jeune homme, qui se terre dans une petite ville de la Russie centrale : « Si j’étais resté là-bas, je ne serais plus de ce monde. »
L’enquête sur l’assassinat de Natalia Estemirova piétine. Le 15 septembre, elle a été prolongée de deux mois. La partie civile n’a pas accès au dossier. De tout cela, Ramzan Kadyrov n’a cure. Il préfère passer sa colère sur Memorial. « Memorial est une organisation inventée pour porter préjudice à la Russie (...) ; ça me dégoûte de parler à des gens comme ça », a-t-il confié récemment au journal Zavtra.
Au siège de l’organisation, à Moscou, l’inquiétude est palpable. Après l’assassinat, en 2006, de la journaliste Anna Politkovskaïa, puis celui, en janvier 2009, de l’avocat Stanislav Markelov - tous deux collaborateurs de Memorial -, l’organisation s’est sentie visée. Le meurtre de Natalia Estemirova « nous touche en plein cœur », explique l’un de ses directeurs, Arsen Roguinski.
Cet historien déplore le tournant amorcé ces dernières années par la société russe. « Nous sommes une des rares organisations à informer le monde entier depuis quinze ans sur ce qui se passe au nord du Caucase. Or on nous décrit comme des ennemis de la Russie. »
Le 8 octobre, Memorial - ainsi que le quotidien Novaïa Gazeta - seront de nouveau assignés devant un tribunal civil, cette fois-ci par le petit-fils de Staline, Evgueni Djougachvili, qui veut défendre l’honneur de son grand-père. Lui aussi réclame 227 000 euros.
Marie Jégo