Pendant des décennies, des générations de militant-es et de chercheur-es ont planché sur ce grand basculement du monde survenu en 1917. Et pour cause. Voilà une révolution populaire qui tout en reprenant le flambeau de l’émancipation populaire soulevé par la Commune de Paris défiait le double joug du capitalisme et du féodalisme. De Lima à Shanghai en passant par Turin et Détroit, les dominés célébraient l’« utopie » que Marx avait annoncée bien avant :
« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. » [1]
Une immense révolution populaire
Rappelons brièvement le contexte. En 1917, les grandes puissances se dressent les unes contre les autres dans une foire d’empoigne inter-impérialiste. Dans les tranchées, c’est une véritable boucherie où coulent des flots de sang prolétaire et populaire éclaboussant un corps social pourrissant. Pourtant presque partout, l’opinion populaire est pro-guerre, emportée par une ferveur nationaliste manipulée par la droite et l’extrême-droite. Pire encore, ce patriotisme mal placé est endossé par les principaux mouvements socialistes. Certes, il y a des exceptions : ici et là, des mouvements, des intellectuels, quelques partis de gauche, rechignent, mais sans grand impact. Sauf en Russie.
Dans l’empire tsariste, il y a une odeur de fin de régime. Corrompue et inapte, la structure féodale est incapable d’ériger un État « moderne ». Les « nouveaux » dominants autour d’une bourgeoisie très dépendante des capitaux extérieurs ne sont pas articulés. Dans les villes se retrouvent d’immenses concentrations prolétariennes où les idées socialistes sont en forte progression. Les paysans n’en peuvent plus de supporter la famine. Dans les marges de l’empire, les peuples opprimés se révoltent. Toute cette effervescence est catalysée par la guerre. Les soldats, qui sont des ouvriers et surtout des paysans, refusent de combattre. Une extraordinaire convergence se produit : « les dominants ne peuvent plus, les dominés ne veulent plus » affirme Lénine, un des leaders socialistes. Il pense que le moment est propice pour « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Au début, tout le monde le prend pour un illuminé.
Mais en février, la mutinerie éclate à Petrograd (la capitale) et se transforme en grève générale. Le tsar abdique, laissant la place à une coalition chambranlante qui cherche à maintenir la Russie dans la guerre tout en préparant l’affrontement avec le peuple. Quelques mois plus tard, la révolution reprend son cours impétueux. Les Soviets, comités constitués par les ouvriers et les paysans sur une base territoriale, sont confiants en leur force et se saisissent des principaux sites du pouvoir. Le 26 octobre, le Congrès panrusse des Soviets ouvriers et soldats proclame la révolution soviétique et approuve la constitution du Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine et Trotsky, qui apparaissent comme les chefs de la faction la plus déterminée du mouvement (les Bolchéviques) auxquels se joignent des socialistes modérés (les menchéviques), des libertaires, des populistes et d’autres factions organisées, mais d’abord et avant tout, la masse des révoltés.
Contrairement à une idée répandue, la révolution n’est pas l’« œuvre » des Bolchéviques : il s’agit d’une insurrection populaire, auto-organisée dans une large mesure, mais stimulée si on peut dire, par les partis de gauche. Le processus est complexe, comme l’explique Victor Serge, un observateur-participant de la première heure :
« 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les fonctionnaires de l’autocratie virent très bien venir la révolution ; ils ne surent pas l’empêcher. Les partis révolutionnaires l’attendaient ; ils ne surent pas, ils ne pouvaient pas la provoquer. L’événement déclenché, il ne restait aux hommes qu’à y participer avec plus ou moins de clairvoyance et de volonté. Les bolcheviques assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. » [2]
De la Commune à l’État
« Arrivés » au pouvoir, les Soviets se retrouvent devant un immense chaos. La machine d’état a implosé. L’armée se désintègre. Bientôt, les tsaristes avec l’appui de la bourgeoisie et des puissances occidentales se réorganisent pour revenir au pouvoir. Face à tout cela, l’élan de l’émancipation semble cependant irrésistible. Pas question de retour en arrière. Sur la base de l’expérience de la Commune de Paris (l’insurrection populaire vaincue de 1871), les Soviets affirment ne pas vouloir « conquérir » l’État, mais le détruire ! Ils rappellent la réflexion de Marx : l’État est un « pouvoir de classe », en l’occurrence le pouvoir des dominants (bourgeoisie) sur les dominés (prolétariat). L’État, c’est aussi une « excroissance parasitaire » [3]. L’objectif du mouvement social est de remplacer l’État, dans un processus historique prolongé, par une nouvelle société où « une fois le travail émancipé, tout homme devient un travailleur et le travail productif cesse d’être l’attribut d’une classe ».
Aussitôt le pouvoir renversé, les ouvriers exproprient les usines. Les paysans détruisent les grandes propriétés terriennes. À l’ordre du jour, la suppression de la propriété accaparée par les patrons et seigneurs, mais aussi, de la bureaucratie et de l’armée permanente. Les soviets demandent l’électivité et la révocabilité des dirigeants à tous les niveaux, de même qu’ils exigent que ceux-ci soient payés au même niveau que les ouvriers. Ils veulent un État « sans État », une immense autogestion dont Lénine se fait le promoteur dans un texte fracassant, L’État et la révolution :
« C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’État des ouvriers armés. Nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécution de nos directives, au rôle « de surveillants et de comptables », responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne. Ces premières mesures, fondées sur la grande production, conduisent d’elles-mêmes à l’« extinction » graduelle de tout fonctionnarisme, à l’établissement graduel d’un ordre - sans guillemets et ne ressemblant point à l’esclavage salarié - où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d’une catégorie spéciale d’individus. » [4]
Certes affirme Lénine, dans la période de « transition » entre le capitalisme et le socialisme, transition amorcée par la révolution (mais non complétée), il faut « encore » un État, ce que la Commune de Paris a échoué à faire, et ce qui est, pour les Russes, une leçon fort importante :
« Mater la bourgeoisie et briser sa résistance n’en reste pas moins une nécessité. Cette nécessité s’imposait particulièrement à la Commune, et l’une des causes de sa défaite est qu’elle ne l’a pas fait avec assez de résolution. Mais ici (en Russie), l’organisme de répression est la majorité de la population et non plus la minorité. Or, du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ! C’est en ce sens que l’État commence à s’éteindre. Au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir d’État sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire. » [5]
Quelques mois après la mise en place de la Commune toutefois, le rapport de forces change contre les Soviets. Les armées « blanches » des anciens dominants avec l’appui des grandes puissances encerclent Petrograd, Moscou et les grandes villes. Les usines autogérées cessent de fonctionner faute de matériel et parce que les ouvriers partent au front. Les paysans se replient sur leurs villages. C’est la famine. Sous la direction de Trotsky, une nouvelle armée « rouge » est érigée. Le pouvoir soviétique décrète une économie de « guerre » où les ressources essentielles sont confisquées et redistribuées par des organismes mandatés par les Soviets. Un organe chargé de la répression est mis en place, la redoutable Tchéka, qui arrête et parfois exécute des personnes accusées de participer à la contre-révolution. Certes, les « Blancs » pratiquent d’épouvantables massacres de civils et de soldats rouges. La lutte est impitoyable et dans les travers de la chose, les atrocités se commettent des deux côtés.
Mais tout cela dans la tête des Soviets est une manœuvre nécessaire pour assurer le triomphe de la révolution. Trotsky (qui sera lui-même plus tard victime de la répression soviétique) explique que tous les moyens sont bons, car, « du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme ». [6] C’est une parole que le fondateur de l’armée rouge regrettera plus tard, mais en pleine guerre civile, elle reflète bien la détermination de la révolution.
Au début de 1921, les Rouges réussissent effectivement à renverser la vapeur. D’autant plus que les Blancs n’ont aucun projet sinon que de remettre la dictature tsariste en place. Mais le prix de la victoire est très élevé. Les organes soviétiques sont atrophiés et marginalisés par une nouvelle machine étatique qui a su certes vaincre les Blancs : mais celle-ci a de facto rétabli une bonne partie de l’ « ordre » ancien. Le noyau dur du prolétariat politisé est affaibli, voire décimé. Les partis de gauche, dont plusieurs ont tergiversé pendant la guerre civile, et la plupart des mouvements sociaux, sont interdits, laissant les Bolchéviques pratiquement seuls dans l’exercice du pouvoir. Dans les campagnes, les villages souffrent des réquisitions forcées imposées par le « communisme de guerre ».
C’est alors que survient un affrontement très grave. Sur la base navale de Cronstadt en face de Petrograd, les marins se révoltent, réclamant le retour des principes libertaires à l’origine de la révolution et la fin du régime des « commissaires ». Cette révolte n’est pas banale, car ces marins rouges ont été dès le départ parmi les contingents les plus déterminés de la révolution. Mais ils ne se reconnaissent plus dans l’autoritarisme qui domine le nouvel État. Leur révolte est écrasée par les Bolchéviques, dans un climat de grande amertume.
D’autres turbulences éclatent dans le pays dans une grande confusion où le désir de liberté des masses se confond avec toutes sortes de projets réactionnaires. La révolution semble à bout de souffle.
L’espoir et l’angoisse
Un peu partout dans le monde, les révolutionnaires s’interrogent devant ce qui semble la dérive de la révolution russe. Rosa Luxembourg, une des dirigeantes du socialisme allemand, se demande si Lénine et ses compagnons ne sont pas tombés dans un piège. Elle estime que la suppression des libertés, même en tenant compte de la guerre civile, porte en germe une nouvelle dictature. Elle affirme que la révolution est condamnée, sans « la vie politique active, libre, énergique, de larges masses populaires, sans la démocratie la plus large et la plus illimitée, sans une vie intensément active des masses dans une liberté politique illimitée » [7]. Comme Lénine et Trotsky toutefois, elle pense que la réponse à cette impasse ne réside pas principalement en Russie, mais ailleurs en Europe, où la révolution semble imminente. En effet un peu partout, le drapeau rouge est porté par des multitudes à Berlin, Budapest, Turin. C’est cependant en Allemagne où la révolution attendue, espérée, rêvée, permettrait non seulement de briser l’isolement de la révolution russe, mais de créer un vaste mouvement de transformation mondiale [8]. La Troisième Internationale, convoquée à Moscou dans des conditions invraisemblables, cherche à relancer cet appel :
« L’Internationale Communiste, c’est le parti de l’insurrection du prolétariat mondial révolutionné. Elle rejette toutes les organisations et les partis qui endorment, démoralisent et énervent le prolétariat, en l’exhortant à s’incliner devant les fétiches dont se pare la dictature de la bourgeoisie : la légalité, la démocratie, la défense nationale, etc. L’IC ne possède pas le remède infaillible à tous les maux ; elle tire leçon de l’expérience de la classe ouvrière dans le passé et dans le présent, cette expérience lui sert à réparer ses fautes et ses omissions ; elle en tire un plan général et elle ne reconnaît et n’adopte que les formules révolutionnaires qui sont celles de l’action de masse. » [9]
Le grand repli
Entre-temps en Russie, bien que tous soient conscients des enjeux globaux, il faut remettre le pays en marche. Lénine propose alors un grand virage. Son argument est qu’il faut donner du temps au temps et préparer la « base matérielle » du socialisme, ce qui veut dire l’industrialisation essentiellement, pour permettre de redémarrer l’économie. Pour ce faire pense-t-il, il faut un grand compromis avec la bourgeoisie russe et internationale, inviter les capitaux étrangers et absorber l’expertise technique de la bourgeoisie, incontournable à ses yeux. Parallèlement, les Soviets tendent la main aux paysans, en libéralisant le commerce et en cessant les réquisitions forcées.
Selon Lénine, les révolutionnaires russes veulent aller trop vite en affaire. C’est une erreur, pense-t-il, d’établir, presque par décret, un socialisme intégral dans ce qu’il décrit comme un pays arriéré, tant sur le plan technique que culturel. Il préconise de se « replier » sur ce qu’il définit de « capitalisme d’Etat », qui est une « étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’Etat » [10]. Ce capitalisme d’Etat impose le marché capitaliste sur la société, mais il se trouve sous la direction du pouvoir soviétique. C’est au pouvoir soviétique effectivement de « gérer » le marché, de structurer l’accumulation du capital pour le bien des classes populaires, de récupérer et rediriger cette accumulation vers la construction des « bases matérielles » du socialisme.
De cela peut naître, espère Lénine, non seulement un pouvoir plus stable, mais aussi et surtout, une nouvelle alliance entre ouvriers et paysans, entre les villes et les campagnes. Au lieu de contrôler les paysans (en donnant à l’État le contrôle sur la production agricole), il propose de promouvoir un vaste mouvement de coopératives « librement » acceptées et développées par et pour le monde rural. Le commerce entre les villes et les campagnes est libéralisé. Pour Lénine, cette alliance avec les paysans est fondamentale, mais implique des compromis : le monde rural doit y trouver son compte, en améliorant son sort et en étant respecté.
Cette bifurcation n’est pas acceptée facilement par les révolutionnaires. Depuis longtemps en effet, le projet socialiste est vu avec et autour de la classe ouvrière industrielle : c’est cette classe, et seulement cette classe, qui va faire bouger l’histoire. Plusieurs théoriciens russes pensent alors qu’il faut faire le « grand bond » vers le socialisme intégral, supprimer l’argent et le marché, étatiser l’économie et « discipliner » les populations dans une sorte de grande « armée du travail » (Trotsky parle même de « militariser » les syndicats) [11].
Peu à peu cependant, la nouvelle orientation préconisée par Lénine s’impose comme la seule option réaliste. Progressivement, la production reprend dans les usines, en partie par le retour des cadres et des investisseurs capitalistes. La famine diminue parce que les paysans approvisionnent les villes en échange de produits de consommation. Les tensions sociales s’apaisent. Le pouvoir soviétique peut respirer un peu. Cette « nouvelle politique économique » (NEP) promue par Lénine semble aller à contre-courant de l’utopie de la Commune, mais pour le chef de l’État soviétique, ce sont les révolutionnaires qui doivent s’adapter à la réalité et non l’inverse. Dans une autre intervention-choc, La maladie infantile du communisme, (le « gauchisme »), il met en garde la gauche européenne contre une vision à court terme et propose une très longue transition et lutte, comme l’explique Charles Bettelheim :
« Une véritable transformation sociale des rapports et des formes de production exige une lutte de classe de longue haleine, une lutte qui doit se développer à travers des étapes dont la succession est commandée par le développement des contradictions. Précisément en 1923, une telle transformation en Russie est à peine ébauchée. Les éléments capitalistes sont profondément inscrits dans l’ensemble des procès de production et de reproduction, dans les modalités de la division du travail au sein des entreprises d’États. Ainsi sont reproduits des rapports marchands et salariaux. » [12]
Le dernier combat de Lénine
Au début de 1924, Lénine meurt à la suite d’une longue maladie. Depuis des mois, il cherche à régler ses comptes avec un parti qui estime-t-il est en train de glisser dans une dérive autoritaire tout en étant incapable de faire face aux problèmes de la société. Il craint l’influence croissante du nouveau « secrétaire-général » du Parti, Joseph Staline. Celui-se se taille effectivement un rôle à sa mesure tout en capitalisant sur un groupe ascendant de « managers » rouges qui remplacent peu à peu la vieille garde.
De grands enjeux se profilent donc, mais tout cela reste relativement obscur. Il est vrai que la révolution présente un portrait contrasté. La société russe revit et se transforme dans le sillon de la NEP. Le prestige de la nouvelle Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), qui met officiellement à l’empire pour laisser la place à une association de républiques indépendantes, est très élevé dans le monde. Les sombres luttes factionnelles qui affaiblissent le parti, aggravées par l’atrophie des organes soviétiques supposées, en théorie du moins, être les maîtres du pouvoir, ne sont pas encore bien connues. Des comités opaques, des instances de contrôle et de répression sans nom ni visage, agissent de plus en plus comme des États dans l’État, dans une obscurité que Staline ne cesse d’ériger en système.
Plus grave encore est le fait que les objectifs du « grand compromis » sont mal compris. Pour plusieurs dirigeants soviétiques en effet, la NEP est une « astuce », une manœuvre pour « gagner du temps » en attendant de revenir aux stratégies antérieures de « développement du socialisme », à pas de géants, peu importe l’état de préparation et de conscientisation des masses. Conséquence indirecte de cette vision, l’autoritarisme s’incruste. L’interdiction des partis, mesure temporaire au début et en lien avec la guerre civile, devient permanente. En même temps, les factions et tendances à l’intérieur même du Parti bolchévique sont elles-mêmes prohibées, ce qui diminue le débat et empêche la critique. Les exactions de la sécurité d’état, la Tchéka, se multiplient, y compris contre les paysans que les commissaires soupçonnent d’entraver le socialisme.
Peu avant sa disparition, Lénine s’insurge contre le traitement réservé aux dissidents, notamment à ceux qui résistent contre l’hégémonie et la centralisation de Moscou dans les républiques en principe autonomes de l’URSS. C’est, selon l’historien Moshé Lewin, le « dernier combat » du dirigeant soviétique [13].
Concrètement, Lénine propose de cesser ces exactions. Et aussi d’augmenter le nombre de membres ouvriers dans la direction des organes soviétiques. Plus tard, il suggère de mettre Staline de côté, l’accusant de concentrer trop de pouvoir et d’agir brutalement, tout en le remplaçant par une direction collégiale comprenant ceux qu’ils considèrent les meilleurs dont Trotsky, Boukharine, Radek. Il estime surtout que le projet soviétique doit devenir plus « modeste », qu’il faut faire « moins mais mieux » [14]. Il continue bien sûr de penser que le sort de la révolution dépend dans une large mesure de l’expansion de la révolution, mais il pense que celle-ci est maintenant plus prometteuse dans l’« est », en Asie, où de puissants mouvements anti-impérialistes demandent l’appui des Soviétiques.
Un bilan lourd et complexe
Il est impossible d’aborder ici l’histoire subséquente du pouvoir soviétique (après la disparition de Lénine), sa lente et terrible décadence, l’épouvantable décapitation de la génération de 1917, la mise en place des goulags et la consolidation d’une impitoyable bureaucratie. Certes, jusqu’à la fin des années 1930 et même plus tard jusqu’à l’assassinat de Trotsky, la résistance continue en Russie contre la dictature de Staline. Mais de manière générale, on peut dire que la révolution a été vaincue. Ou plutôt, qu’elle s’est défaite elle-même.
Comment comprendre cette évolution ?
Pendant les années 1930, un profond débat a été amorcé par les courants de gauche sur la révolution « trahie ». Des dissidents de toutes sortes, socialistes de gauche, libertaires, communistes antistaliniens y ont participé, la plupart du temps dans des conditions de grande adversité [15]. Plusieurs de ces travaux se sont faits dans un dialogue croisé, convergent et parfois conflictuel, avec le grand dissident qu’est devenu Trotsky après son expulsion de l’URSS et jusqu’à son assassinat à la veille de la Deuxième Guerre mondiale [16].
Il faut donc pour revenir à ces critiques initiales de la révolution pour trouver des points de repère valables. Comme le rappelle Victor Serge, la révolution soviétique a certes échoué parce qu’elle a été isolée. Mais plus encore, parce que les révolutionnaires européens de l’époque, y compris en Russie, ont été incapables de lire correctement les avancées et les reculs du mouvement :
« Les bolcheviks voyaient, avec raison, le salut de la révolution russe dans la victoire possible d’une révolution allemande. L’Europe était instable, la révolution socialiste y paraissait théoriquement possible, rationnellement nécessaire, mais elle ne se fit pas. (Mais) l’immense majorité de la classe ouvrière des pays d’Occident se refusa à engager ou soutenir le combat ; elle se laissa nourrir d’illusions. Les bolcheviks se sont trompés sur la capacité politique et l’énergie des classes ouvrières d’Occident et d’abord de la classe ouvrière allemande. Cette erreur de leur idéalisme militant entraîna les conséquences les plus graves. Ils perdirent le contact avec les masses d’Occident. L’Internationale communiste devint une annexe de l’Etat-Parti soviétique. » [17]
Pour Trotsky cependant, ce sont les dérives des dirigeants soviétiques qui ont été le facteur déterminant. Pour lui, Staline et consorts ont abandonné non seulement le socialisme mais l’internationalisme, en se retournant dans une perspective étroite, le « socialisme dans un seul pays ». Également, le dirigeant soviétique a manipulé le débat en exerçant de fortes pressions sur les mouvements révolutionnaires dans les autres pays pour qu’ils se conforment à cette stratégie [18].
Plus tard, la réflexion de l’Italien Antonio Gramsci s’est avancée sur cette question. Dans un sens, le théoricien italien penchait davantage pour une explication historique et sociologique. La révolution russe, une situation extraordinaire dans un pays extraordinaire, ne pouvait pas être « exportée » ni même servir de modèle dans les formations sociales capitalistes avancées d’Europe de l’Ouest. Dans les formules sibyllines des Cahiers de prison [19], Gramsci proposa donc une réorientation de la stratégie vers une « guerre de position », par laquelle le mouvement social « infiltre » les territoires de l’adversaire, les prend à rebours et délaisse la tactique bolchévique de la « guerre de mouvement » de caractère insurrectionnel.
Retour de l’histoire
Dans une large mesure, ces travaux précurseurs ont été marginalisés, voire ignorés et occultés par toute une génération militante, obnubilée, si on peut dire, par l’URSS alors au faîte de sa puissance aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale.
Il a donc fallu attendre plusieurs années pour que les débats reprennent avec vigueur. Les dissidences dans le camp dit socialiste, en Yougoslavie d’abord, en Chine ensuite, ont ranimé de vieux débats. Comment « construire le socialisme » dans un contexte de polarisation mondiale ? La répression en URSS était-elle systémique, découlant de l’échafaudage du pouvoir, ou était-elle une sorte de « pathologie » qui aurait pu être « soignée » en imposant un socialisme « à visage humain » ? Fallait-il pousser davantage les contradictions avec l’impérialisme et le capitalisme mondial, ou au contraire, accepter une « coexistence pacifique » pour permettre au camp socialiste de prendre des forces ?
Au sein de la gauche en Europe occidentale, ces débats se sont assez rapidement radicalisés. À des degrés divers et selon des modes d’interprétation multiples, la critique de l’URSS et du socialisme « réellement existant » est devenue prédominante, parallèlement au long déclin des Partis communistes en France, en Italie et ailleurs. Il faut à cet égard noter les travaux du groupe Socialisme et barbarie [20], de même que les interventions de plusieurs intellectuels liés aux diverses factions de la Quatrième Internationale, notamment les travaux d’Ernest Mandel (voir dans ce numéro de NCS la note de Catherine Samary sur ces débats autour du cas de la Yougoslavie).
Dans les années 1970, cette critique s’est approfondie au moment où l’empire soviétique amorçait son irrésistible déclin. Des chercheurs comme Charles Bettelheim, Robert Linhart [21] et bien d’autres ont décortiqué la structuration du pouvoir de classe à l’œuvre, en démontrant notamment que la domination d’une « proto bourgeoisie » reposant sur la même division du travail, sur la même appropriation du travail salarié, sur la même exclusion et la même exploitation des masses que dans le système capitaliste. Plus récemment, des travaux d’une grande qualité ont été réalisés sur l’expérience soviétique, notamment ceux de Moshe Lewin, de Jacques Lévesque et de David Mandel [22].
Par contre, une « nouvelle » historiographie de droite a pris forme, dans le sillon de l’implosion de l’URSS et de l’écroulement du projet soviétique. Pour celle-ci, la révolution soviétique a été une effroyable bifurcation, une sorte de coup d’Etat permanent mené par des aventuriers littéralement « assoiffés de sang ». Cette « explication » est devenue relativement populaire avec la publication en 1997, du « Livre noir du communisme », un réquisitoire sans nuance dont la thèse principale est que le « crime bolchévique » a provoqué la mort de centaines de millions de personnes [23]. Depuis, le livre a été critiqué par des historiens comme Marc Ferro qui ont démontré la nature déclamatoire de l’ouvrage, sans égard aux faits et aux débats qui ont traversé, à l’époque et depuis, les principaux protagonistes [24]. Nous n’insisterons pas beaucoup sur cette proposition, bien qu’elle demeure dominante dans l’univers médiatique notamment et où l’expérience du communisme des soviets est traitée avec une grande vulgarité.
Sans naïveté ni déterminisme, apprendre du passé
Aujourd’hui cependant, la révolution russe interpelle à nouveau. L’analyse critique qui a été partagée par des générations de révolutionnaires a-t-elle été suffisante ? Rétroactivement, je pense que non. Je tire mon inspiration à ce niveau de Victor Serge, qui pensait que la révolution russe, au-delà de tous ses échecs, avait failli sur une question fondamentale et qu’elle n’avait pu réconcilier les impératifs de la transformation avec ceux des besoins plus vastes de l’humanité, qui comme on le sait, ne sont pas seulement des besoins matériels.
Ce fut, on peut le comprendre rétroactivement, une grave erreur de détacher la lutte pour la justice de la lutte pour la liberté et la démocratie. Il aurait donc fallu que la gauche se fasse non seulement le champion de cette lutte pour la liberté, mais qu’elle soit aussi l’ennemi sans nuance de tous les totalitarismes, y compris au niveau de la pensée. Serge qui pensait dans ce sens au moment où l’expérience soviétique, relayée par l’influence de Moscou et de la Troisième Internationale, était à son zénith, eut le courage de poser des questions bien embarrassantes sur le marxisme et la nécessité de regarder tout cela avec beaucoup de nuances :
« Quelque soit la valeur scientifique d’une doctrine, du moment qu’elle devient gouvernementale, les intérêts de l’État ne lui permettent plus d’investigation désintéressée. Les rapports entre l’erreur et la connaissance sont encore trop obscurs pour qu’on puisse prétendre les régler d’autorité ; sans doute faut-il aux hommes de longs cheminements à travers les hypothèses, les erreurs et les essais de l’imagination pour arriver à en dégager des connaissances plus exactes, en partie provisoires. C’est dire que la liberté de pensée me semble une des valeurs les plus essentielles. » [25]
Certes, l’expérience de cette grande révolution reste fondamentale, de même que les travaux immenses qui ont été réalisés sur elle par des intellectuels et des militants. Mais elle n’est pas un dogme, ni une religion, ni une « science » à mettre en œuvre. La génération militante dont je fais partie a payé cher cette croyance en la « science » de la révolution dont on pensait trouver les fils dans l’œuvre de Lénine ou de Trotsky, entre autres. Aujourd’hui en tout cas, on est plus critiques et moins crispés : tant mieux !
Une fois dit cela, ce n’est pas parce qu’on est dans une autre époque qu’on peut faire du passé, comme le dit la chanson, « table rase ». La réalité contemporaine n’est pas une page blanche qui est réécrite à chaque tournant de l’histoire. Aujourd’hui dans les processus révolutionnaires que l’on observe en Amérique du Sud par exemple, il y a bien des débats, bien des bifurcations et aussi bien des erreurs que d’autres ont expérimenté en d’autres lieux et d’autres temps. Relire l’histoire n’est donc jamais un « détour « inutile.
Devant tant de luttes, tant de résistances, tant d’héroïsme, il faut être modestes, mais aussi avoir l’audace de poser des questions. Encore là, Victor Serge est une inspiration. Il prenait effectivement la peine de dire qu’il continuait de se revendiquer de cette révolution russe et d’assumer ses propres erreurs, lui qui a tant souffert, avec bien d’autres, de ses excès et de se monstruosités. Bien que la vie des sociétés et des individus soit déterminée par d’immenses forces sociales, économiques, politiques et culturelles qui nous dépassent, il y a au bout de la ligne une flamme humaine, un être vivant qui a aussi ses choix, ses capacités, ses intuitions. L’histoire des ouvriers et des matelots rouges de Petrograd, selon Victor Serge, n’était pas « déterminée » d’avance. Il pensait enfin qu’il faut garder confiance « au pouvoir énorme de l’homme, à la responsabilité personnelle ». Sans naïveté, les révolutionnaires s’efforcent de garder le cap, sans « jamais renoncer à défendre l’homme contre les systèmes qui planifient l’anéantissement de l’individu » [26]. Je pense que cette réflexion reste tout à fait fondamentale aujourd’hui.