Pampelune (Espagne) Envoyé spécial
Elle ne risque pas d’oublier. « C’était le 11 septembre 2001 », raconte Margarita (le prénom a été modifié). Seule au volant de sa voiture, la jeune femme alors âgée de 31 ans a pris la direction de Saragosse. Trois heures de route aller-retour entre la banlieue de Pampelune, où elle habite, et la capitale de l’Aragon pour une interruption de grossesse, ni vu ni connu. Séparée, mère de deux jeunes enfants, elle s’était trouvée enceinte « suite à une relation occasionnelle ». Alors, elle a posé une journée de congé. Le lendemain matin, elle reprenait son service dans le bar qui l’employait comme serveuse.
« C’est une expérience difficile et triste, dit-elle. Mais c’était ma décision, j’étais assez forte pour l’assumer. Pas comme la première fois. » La première fois ? Elle était étudiante, sans situation ni argent, désemparée. Au centre Andraize, l’un des cinq établissements d’information et de suivi des femmes de Pampelune (Centro de atencion a la mujer), on l’a orienté vers une clinique de Bilbao, au Pays basque : « Heureusement, mon compagnon est venu avec moi, mais au retour, j’ai perdu beaucoup de sang, j’avais très peur. Par la suite, j’ai fait une grave dépression. »
Malgré la loi de 1985 qui a dépénalisé l’avortement en cas de viol, de malformation du foetus et de risque pour la santé physique ou psychique de la mère, une IVG reste une épreuve en Espagne. La quasi-totalité des interruptions de grossesse se font à la marge de la légalité sous couvert du fameux « risque psychique ». Impossible ou presque d’avorter dans un hôpital public : 97 % des interventions sont pratiquées dans des cliniques privées. « Même dans des régions socialistes comme l’Andalousie ou l’Estrémadure, il ne se fait pas d’IVG dans le public », remarque Maria Kutz, la « ministre » de la santé du gouvernement autonome de Navarre.
Sur le territoire de la très catholique Navarre, les statistiques sont encore plus simples : on n’avorte pas du tout. Ni dans les services de l’établissement public Virgen del Camino à Pampelune, ni dans les trois cliniques de la ville, dont la prestigieuse Clinique universitaire, propriété de l’Opus Dei. Les 770 Navarraises qui ont avorté en 2008 ont dû, comme Margarita, aller voir ailleurs, parfois jusqu’à Barcelone ou Madrid. « Le fait de devoir s’exiler pour avorter renforce le sentiment de culpabilité, estime Teresa Saez, responsable de l’association Andrea pour l’aide aux femmes en difficulté. Elles le vivent comme si elles étaient des criminelles. »
A l’Association navarraise de défense de la vie (Andevi), on n’est pas loin de le penser. « Ici, nous sauvons des vies depuis 1977, clame son fondateur, José Miranda. Quand une femme enceinte vient nous voir, quel que soit son problème on le résout, grâce à Dieu et aux progrès de la médecine. » Tout sauf l’avortement : ce pourrait être le mot d’ordre de cette organisation catholique, mais aussi du gouvernement régional, dirigé depuis des décennies par l’Union du peuple navarrais (droite nationaliste).
« Je suis personnellement contre l’avortement, mais j’applique la loi, se défend Mme Kutz. Quand l’IVG intervient dans un cadre légal, nous la prenons en charge. » Cela ne représente que 6 % des cas, explique-t-on au centre Andraize. La réforme en cours de débat aux Cortes à Madrid pour libéraliser l’IVG ne devrait pas changer grand-chose en Navarre : les prises en charge par l’administration - « transport compris », précise-t-on - seront sans doute plus nombreuses, mais le territoire de cette riche région de 600 000 habitants demeurera une zone de non-droit à l’avortement.
Mme Kutz n’y peut rien : « Tous les médecins sont objecteurs de conscience, affirme-t-elle. En tout cas, personne n’est venu dans ce bureau pour revendiquer le droit de procéder à des interruptions de grossesse. » De même, ajoute-t-elle, « si une clinique privée veut s’installer en Navarre, elle obtiendra les autorisations sans problème. Mais aucune ne le fait, car elle ne trouvera pas de médecins ». En 2007, un projet de l’Association des cliniques accréditées pour l’IVG (ACAI) n’a pas abouti. Sur ces terres de droite, dominées par l’influence de l’Opus Dei, la pression morale de la société civile vaut tous les veto politiques.
« C’est faux, les médecins du public ne sont pas tous objecteurs, rectifie Elisa Sesma. Mais pour réaliser des IVG, il faut une équipe et cela ne peut se mettre en place qu’avec l’appui de la direction de l’établissement. » Cette gynécologue, qui exerce au centre Andreize et à l’hôpital Virgen del Camino, fait partie d’une liste de six professionnels à s’être déclarés un jour dans une lettre ouverte à Maria Kutz. Elle est bien placée pour juger de la chape de plomb qui pèse sur ce sujet sensible. Pour avoir participé à certaines des dix IVG jamais réalisées en Navarre, aussitôt après la loi de 1985, elle a été traînée en justice avec deux confrères par une association ultra-catholique.
Ce fut un procès retentissant qui a jeté dans les rues de Pampelune, en 1990, des foules de pro et anti-avortement. Les médecins ont été relaxés, mais la pratique condamnée. Elisa Sesma évoque ces « années de calvaire » : pressions constantes, intimidations, dénonciations, insultes. « A la fin, comme il faut vivre, on lâche », dit-elle. Comme l’ACAI et les associations féministes, Mme Sesma regrette que la nouvelle loi sur l’avortement ne réglemente pas l’objection de conscience. Le gouvernement Zapatero a préféré dissocier ce sujet de l’IVG, se réservant de le traiter dans le cadre d’une future loi, annoncée mais pas encore programmée, sur la liberté religieuse.
« Tant qu’il n’y a pas de régulation de l’objection de conscience, cela reste un droit constitutionnel qu’il faut respecter », conclut Maria Kutz. Dans le but de faire évoluer les mentalités, le Parlement de Navarre, où l’UPN est minoritaire, préconise la création d’une faculté de médecine au sein de l’Université publique de Navarre (UPNA). Pour l’instant, les médecins locaux sortent exclusivement de l’université fondée et gérée par l’Opus Dei. « Le gouvernement s’abrite derrière la crise économique pour repousser le projet », regrette la porte-parole du Parti socialiste navarrais, Maria Chivite.
Conservatrice en matière d’IVG, la Communauté autonome est paradoxalement en pointe dans le domaine de l’information et de la prévention grâce aux « éducatrices de santé », un personnel de santé de formation universitaire propre à la Navarre. Ainsi, la pilule du lendemain, mise en vente libre dans les pharmacies espagnoles depuis le 1er octobre, est distribuée gratuitement depuis plusieurs années dans les Centres d’attention à la femme. Au moins la Navarre est-elle à l’abri de cette polémique-là.
Jean-Jacques Bozonnet
Une manifestation monstre attendue à Madrid
Madrid Correspondant
Deux millions de personnes dans les rues de Madrid contre « le massacre des enfants » ou « les assassinats légaux ». Telle est l’ambition des organisateurs de la manifestation prévue samedi 17 octobre dans le centre de la capitale espagnole, pour protester contre la réforme de la loi sur l’avortement en discussion au Parlement. Des trains, des avions et des milliers d’autocars ont été affrétés par une centaine d’associations à travers toute l’Espagne pour demander - sans grand espoir de succès - le retrait du texte adopté fin septembre par le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero.
« La manifestation n’est pas liée à l’Eglise ni à aucun parti politique, c’est une initiative citoyenne », explique Benigno Blanco, président du très conservateur Forum pour la famille. Certes, les dirigeants de la Conférence épiscopale ne seront pas dans la rue, comme ce fut le cas lors de la polémique sur le mariage homosexuel, mais dans les paroisses et à travers les associations catholiques, l’appui du clergé est sans ambiguïté.
Avec la nouvelle loi, l’Espagne passera d’une situation de dépénalisation de l’avortement dans trois cas seulement (viol, malformation du foetus et risque pour la santé de la mère) à un droit à l’interruption volontaire de grossesse, quel que soit le motif, à l’intérieur de délais précis, comme dans de nombreux pays européens : 14 semaines, voire 22 semaines en cas de « graves anomalies du foetus » ou de danger « pour la vie de la mère ».
Le quotidien El Pais s’est réjoui d’une « loi avec des règles claires » alors que le flou actuel sur la possibilité d’avorter, sans limite de temps, en raison de « la santé psychique » de la mère a entraîné des dérives vers des IVG très tardives. Juristes et scientifiques conservateurs regrettent au contraire que la nouvelle norme bafoue « les droits du foetus ». « Nous passons du droit de l’enfant à vivre au droit de la femme à le tuer », assène le pédiatre José Miranda, président de l’Association navarraise de défense de la vie (Andevi).
Le Parti populaire (PP, droite) multiplie au Congrès les manœuvres de retardement pour l’adoption d’une loi qui partage l’Espagne. Selon un sondage publié le 5 octobre par le quotidien La Vanguardia, 46 % des Espagnols désapprouvent la nouvelle législation, contre 44 % qui y sont favorables. Un an plus tôt, les « pour » étaient près de 60 %.
L’opinion a évolué à cause d’une disposition qui permet aux mineures de 16 et 17 ans de recourir à l’IVG sans en informer leurs parents, et a fortiori sans leur consentement. « Il s’agit d’offrir aux mineures le plus strict respect de leurs droits fondamentaux », a justifié Maria Teresa Fernandez de la Vega, la numéro deux du gouvernement. L’article a été entériné par le Conseil d’Etat, mais il suscite encore des réserves au sein même du Parti socialiste ouvrier espagnol.
Jean-Jacques Bozonnet
Voir aussi : L’Eglise et la droite espagnole mobilisées contre l’avortement