Alors que la gabegie sociale et écologique de ce capitalisme en crise n’est plus à démontrer, bien des replâtrages seront proposés : même les nationalisations « provisoires » (comme on nous le répète pour qu’on ne s’y trompe pas), voudront préserver comme « valeur de base », le droit de propriété capitaliste, présenté comme « droit de propriété » tout court, alors qu’il camoufle le droit inhumain de « jeter » d’autres êtres humains à la rue, comme des marchandises inutilisables.
Le droit alternatif qui implique une révolution copernicienne, est celui de l’autogestion : c’est à dire le droit de tous les êtres humains à être maîtres de leur travail, à titre individuel et solidaire, sur la base d’une appropriation sociale des moyens de production qui peut prendre diverses formes – cette logique doit aujourd’hui intégrer la protection des biens communs de l’humanité.
Le statut d’autogestionnaire a été pour la première fois introduit dans l’histoire en 1950 dans la Yougoslavie « titiste » (du nom de son dirigeant communiste Josep Broz, dit Tito), sur la base d’une révolution anti-capitaliste et d’une rupture avec les rapports de dominations de l’URSS stalinisée. La mémoire des combats progressistes émancipateurs doit intégrer cette expérience – à contre-courant de son enterrement programmé.
La crise et l’éclatement sanglant du système et de la fédération yougoslaves ont conforté l’idée qu’il n’y avait rien à perdre (à garder ou à apprendre) de ce passé-là, soit parce que l’autogestion n’y aurait été qu’un chiffon de papier bureaucratique, sans aucune réalité ; soit parce qu’elle aurait existé réellement, mais failli... Les deux affirmations sont fausses. La première efface la réalité d’une résistance révolutionnaire à l’ordre de Yalta, qui a imprimé une dynamique à la fois anti-capitaliste et anti-stalinienne à la révolution yougoslave, porteuse du choix autogestionnaire de ses dirigeants. Mais la seconde affirmation occulte l’écart entre le statut reconnu et la réalité, l’étouffement bureaucratique puis capitaliste du système d’autogestion yougoslave, comme expérience historique. Celle-ci n’épuise pas le potentiel progressiste du projet autogestionnaire, mais aide au contraire à le penser comme « utopie concrète » : elle ne pouvait réaliser son potentiel sans une démocratie économique et politique radicale capable d’autoréguler ses conflits et déséquilibres. Des jalons en ont été posés en Yougoslavie, en résistance sur deux fronts redoutables.
De la révolution yougoslave à l’autogestion
Dans le partage du monde décidé entre grandes puissances alliées (Roosevelt, Churchill, Staline...) contre le fascisme pendant la guerre, la Yougoslavie ne faisait pas partie du « glacis soviétique » : elle « devait » rester une monarchie « occidentale », avec des strapontins pour le PC...
Les communistes yougoslaves n’obéirent pas à cette ligne, ni sur le terrain, ni dans leurs liens avec les autres forces de résistances dans les Balkans. Tito n’était pas un « homme du Kremlin ». Ayant organisé les Brigades internationales en Espagne et constaté la disparition d’anciens brigadistes et de ses proches dans les geôles de Moscou, il se défiait.
Par ailleurs, bien des cadres du PCY dont lui-même, avaient connu les prisons de la dictature sous la première Yougoslavie (née après la première guerre mondiale) dominée par la royauté serbe où le PC avait été interdit. Cette dictature dénoncée par les peuples non serbes pour son aspect « unitariste » oppresseur, était de surcroît resté dépendant des financements capitalistes externes incapables d’assurer l’industrialisation de la majeure partie du pays.
Les Partisans et l’Armée populaire de libération forte de quelque 500 000 combattants dont l’état-major était communiste, organisèrent des organes de pouvoir sur tous les territoires libérés, sur des bases préfigurant une future fédération : la reconnaissance de la diversité nationale aida à résister aux oustachis (fascistes) croates mais aussi au nationalisme serbe des forces « tchetnik s » pro-royalistes et anti-communistes. Ces derniers étaient pourtant initialement soutenus par les Alliés. Les Comités de libération nationale distribuaient la terre aux paysans et annulaient les dettes des populations paupérisées. Leurs délégués, réunis en 1943 lors de la conférence du Conseil antifasciste de libération nationale de la Yougoslavie (AVNOI) proclamèrent la nouvelle Yougoslavie sur des bases fédératives, en rejetant explicitement la monarchie, contre les choix des Alliés. Parallèlement, les rencontres des dirigeants communistes de toute la région (de la Bulgarie à la Hongrie en passant par la Roumanie, l’Albanie et la Grèce) avec ceux du PCY, préparaient des projets de confédération balkanique non subordonnés aux vues et au contrôle du Kremlin...
Mais les dirigeants titistes n’avaient pas exprimé publiquement de critique envers Moscou – dont ils escomptaient bien gagner le soutien. Leur « excommunication » par Staline en 1948 fut douloureuse et inattendue. Mais les causes en sont claires, en dépit des mensonges qui tentaient de la légitimer aux yeux du mouvement communiste mondial [1] : il s’agissait pour Moscou d’isoler un régime dont l’indépendance risquait de faire tâche d’huile, capable de contester l’hégémonie soviétique et son « modèle », en premier lieu sur tous les PC de la région des Balkans. Ce fut l’arrêt de toute aide des « pays frères » contre un régime taxé d’espion « pro-impérialiste »... Elle s’accompagna d’une vague de procès staliniens assortis de purges et pendaisons ou emprisonnements impulsés par le Kremlin contre tous les « titistes » réels ou présumés des PC d’Europe de l’Est et-au-delà entre 1948 et 1954 . Tous les PC occidentaux – dont le PCF - s’alignèrent sur les thèses de Moscou...
Milovan Djilas dirigeant du PCY en 1948, fournit après la rupture avec Staline une interprétation du comportement du Kremlin, reprenant substantiellement la thèse de la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe produite par Léon Trotsky. Il soulignait comment la situation de « forteresse assiégée » et d’isolement de la révolution d’Octobre avait favorisé l’étatisation du régime et sa transformation en grande puissance essayant d’imposer son hégémonie aux partis frères.
L’introduction de l’autogestion dès 1950 visait donc à se distinguer radicalement de l’hypercentralisme étatique dénoncé tout en consolidant la base sociale et politique du régime. La réalité d’une révolution yougoslave profondément populaire permettait un tel choix. Les dirigeants yougoslaves l’exprimèrent en se revendiquant de Marx et de la Commune de Paris contre Staline.
Ce premier grand schisme du « monde soviétique » proclama au grand jour la fin du salariat comme enjeu central du projet socialiste, en critique de l’URSS stalinisée.
Les dilemmes de l’autogestion...
Les droits d’autogestion furent étendus dans les années 1950 à toutes les sphères de la production industrielle et des services (notamment université). La comptabilité des entreprises fut transformée en même temps que l’on établit une forme assouplie de planification jusqu’au milieu des années 1960. Le régime voulait réduire les écarts de développement régionaux comme condition d’une égalité entre républiques – d’où le maintien de mécanismes planifiés d’affectation et de redistribution les richesses des plus riches vers les moins développés.
Comment rendre compatibles les droits d’autogestion des entreprises et le plan ? Comment concevoir la « propriété sociale » et les prises de décision dans la gestion des moyens de production ? [2]
Dans les années 1950-1965, des fonds d’investissements, et non plus le budget de l’Etat, canalisèrent une part des ressources des entreprises, centralisée et affectée à de grandes priorités de branches et choix stratégiques, sous contrôle du parti. La gestion opérationnelle de divers fonds d’investissement courant et de revenus individuels et collectifs, l’embauche et l’organisation du travail, étaient du ressort d’une co-gestion partagée par les conseils ouvriers, les pouvoirs communaux et les syndicats – sur la base de normes de distribution établies centralement.
Le premier congrès de l’autogestion fut organisé en 1957 pour affirmer le projet autogestionnaire que le nouvel interventionnisme soviétique s’efforçait à nouveau d’étouffer, après avoir réprimé la révolution des conseils ouvriers en Hongrie. Malgré les « excuses » que Khrouchtchev était venu exprimer à Belgrade en 1954, le Kremlin n’était toujours pas prêt à accepter des contestations de son règne, au nom du socialisme. Les dirigeants yougoslaves résistèrent au « campisme » (obligation de devoir d’aligner soit sur l’URSS soit sur les Etats-Unis dans ce monde bi-polaire) – en impulsant le Mouvement des non -alignés.
Dans cette phase ils permirent que s’expriment au plan intérieur diverses aspirations à élargir les marges de pouvoir des organes d’autogestion, ou des républiques. Les représentants de la Slovénie et de la Croatie (historiquement plus industrialisées de par leur passé dans l’empire austro-hongrois) soutenaient que l’ensemble du pays se porterait mieux si l’on donnait plus d’autonomie aux républiques les plus développées. En dépit de tensions et de l’apparition de différenciations et de phénomènes de bureaucratisation, le pays connaissait des taux de croissance proches de 10% et des gains de niveau de vie considérables.
C’est dans ce contexte qu’augmentèrent les pressions en faveur d’une décentralisation de l’autogestion, par une extension du marché et de la confédéralisation du système... Tel fut le choix de la réforme yougoslave de 1965... Le « socialisme de marché » démantela les fonds d’investissements dont les ressources furent réparties entre organes d’autogestion et système bancaire décentralisé.
L’extension du marché se fit au nom des droits autogestionnaires reconnus. Et c’est en s’emparant de ces droits, que la contestation du système allait se déployer, par en bas et dans le parti lui-même...
Les contestations autogestionnaires et leur répression : l’enjeu démocratique...
Tout au long des années 1960, des rencontres internationales impulsées régulièrement par la revue yougoslave marxiste Praxis a réuni les intellectuels de la « nouvelle gauche » internationale, en marge des PC ... La Yougoslavie était un pays ouvert à tous les vents. Et dans les années 1960, soufflait dans le monde un vent de résistance à tous les rapports de domination.
La gauche marxiste dénonçait la perte de substance des droits d’autogestion dans l’horizon étroit des entreprises mises en concurrence par le marché. Elle critiquait la pression de critères de rentabilité contraires au principe de revenus selon le travail, ainsi que l’autonomisation rampante des directions d’entreprises et des banques depuis la dissolution des fonds planifiés. La montée des grèves illustrait ces processus. Les syndicats commençaient à s’autonomiser – et le syndicaliste Neca Jovanov entreprenait une enquête officielle pour les syndicats sur les grèves ouvrières depuis 1958.
Sous l’influence des résistances sociales et des analyses de leurs enseignants, le mouvement étudiant (qui manifestait aussi contre l’intervention américaine au Vietnam) revendiquait en juin 1968 l’« Autogestion de bas en haut ! », une planification autogestionnaire et la représentation politique des organes d’autogestion à l’échelle fédérale dans des chambres ad hoc. Les « privatisations frauduleuses » et la « bourgeoisie rouge » étaient dénoncées, derrière les « entreprises de groupes de citoyens », l’accroissement des inégalités et l’autonomisation des instances de gestion technocratiques et financières.
Parallèlement, au Kosovo, province de Serbie, les Albanais qui représentaient 80% de sa population, s’emparaient des premières marges de décentralisation économique et institutionnelle du système introduites en 1965 pour revendiquer en 1968 l’égalité en droit avec les peuples slaves constituant la fédération, assortie d’un statut de république pour la province ; et le « printemps croate » de 1971 revendiquera à son tour plus de décentralisation...
L’intervention soviétique contre le Printemps de Prague occulta ce qui se passait en Yougoslavie, de par son importance ; mais aussi parce que le régime titiste s’en empara... pour opérer, à sa façon, une reprise en main, muselant ses opposants au nom du risque d’une intervention soviétique...
Des amendements constitutionnels mirent fin au « socialisme de marché » et introduisirent une « planification autogestionnaire » combinée à une confédéralisation accrue du système, tout en réaffirmant le rôle dirigeant du parti... Mais celui-ci se vida, par la répression, de sa substance la plus militante et critique – et il perdra au tournant des années 1980 les cadres issus de la révolution qui avaient joué des rôles d’arbitres des conflits, notamment E.Kardelj et Tito. Rongé par la corruption et une croissance basée sur un fort endettement qui donneront prise aux préceptes du FMI dans les années 1980, le parti se différencia de plus en plus sur des bases nationalistes [3].
La propriété sociale a été démantelée par l’étatisme guerrier et l’actionnariat [4], étapes vers les privatisations généralisées du nouveau désordre mondial...