« Rien n’est jamais acquis. Les forces du passé n’ont pas désarmé et sont toujours promptes à profiter de chaque faille que la société leur offre pour regagner du terrain. La manifestation de Madrid qui a mobilisé samedi contre le droit à l’IVG tout ce que l’Espagne compte d’obscurantisme, de nostalgiques du franquisme, de la partie la plus conservatrice d’un clergé travaillé par l’Opus Dei, le ban et l’arrière-ban de la droite, doit être comprise comme une nouvelle alerte. » C’est en ces termes que s’exprimait l’éditorialiste de L’Humanité le 19 octobre 2009.
La manifestation du 17 octobre à Madrid se voulait massive ; deux millions de personnes devaient venir à Madrid, crier leur indignation contre « le massacre des enfants » ou « les assassinats légaux » et protester ainsi contre la proposition de loi du gouvernement socialiste de José Zapatero, qui sera prochainement débattue au parlement. Des trains, des avions et des milliers d’autocars ont été affrétés à travers toute l’Espagne par une centaine d’associations réunies dans le « Forum pour la famille ». Elles ont réussi à mobiliser quelque 120’000 à 150’000 personnes.
Des indications floues
La loi actuellement en vigueur en Espagne date de 1985. Elle consacre le principe des « indications », dépénalisant partiellement l’avortement : il est possible en cas de viol, de malformation du fœtus et de risque pour la santé physique et psychique de la mère. Si elle pose un cadre légal pour les deux premiers cas de figure (12 semaines en cas de viol, 22 semaines en cas de malformation), la loi est vague concernant l’indication de la santé maternelle. La quasi-totalité des interruptions de grossesse se fait en marge de la légalité, sous couvert du fameux « risque psychique ». Tout devient alors une question d’interprétation de ce terme. Cette absence de délai a entraîné des dérives vers des IVG très tardives.
Obtenir une interruption volontaire de grossesse (IVG) en Espagne relève actuellement de l’exploit. Il est presque impossible de l’obtenir dans le service public, même dans des régions socialistes comme l’Andalousie ou l’Estrémadure. 97 % de ces interruptions sont pratiquées dans les cliniques privées. Le « tourisme gynécologique » est alors de mise. Certaines régions, dont la Navarre, ne pratiquent pas du tout l’avortement, ni dans le public ni dans le privé. Dans la capitale régionale, Pampelune, la plus prestigieuse des trois cliniques privées, la Clinique universitaire, n’est-elle pas propriété de l’Opus Dei ? Les 770 Navarraises qui ont avorté en 2008 ont dû aller parfois jusqu’à Barcelone ou à Madrid.
Maria Kutz, ministre de la Santé du gouvernement autonome de Navarre, se justifie en disant « je suis personnellement contre l’avortement, mais j’applique la loi… Quand une IVG intervient dans un cadre légal, nous la prenons en charge », pour ajouter ensuite que « tous les médecins sont objecteurs de conscience ». Elisa Sesma, qui exerce au centre Andreize et à l’hôpital Virgen del Camino la contredit : « C’est faux, les médecins du public ne sont pas tous des objecteurs. Mais pour réaliser des IVG, il faut une équipe et cela ne peut se mettre en place qu’avec l’appui de la direction de l’établissement. » Cette gynécologue engagée sait de quoi elle parle. Elle a participé à certaines des dix IVG réalisées en Navarre après la loi de 1985. Son engagement lui a valu d’être traînée en justice avec deux confrères par une association ultracatholique ; ils ont été relaxés.
Le projet de loi du PSOE préconise la solution des délais. Durant un délai fixé légalement à 14 semaines, le recours à une IVG est un droit absolu de la femme enceinte, indépendamment de l’âge. Ce délai est extensible à 22 semaines en cas de graves anomalies du fœtus ou de danger pour la santé de la mère. Les mineures n’ont plus besoin de l’autorisation parentale pour cette intervention. La confidentialité est garantie. Ce dernier point est le plus controversé de la loi, parce que, pour les milieux conservateurs, il sape l’autorité du père de famille et de la famille tout court.
J. Zapatero et la majorité de ses ministres, avec en tête la vice-présidente de son gouvernement Maria Teresa Fernandez de la Vega, semblent décidés à se battre pour faire voter cette loi, qui ne fait pas l’unanimité des députés socialistes. Certains d’entre eux estiment qu’en n’exigeant pas le consentement parental, leur parti est allé trop loin. Récemment, Zapatero a reçu un cadeau inespéré : l’appui du PNV (Partido nationalista vasco). Ce parti qui se dit « humaniste » laisse d’habitude la liberté de vote à ses députés sur les questions d’éthique. Cette fois, il leur demande d’appuyer la réforme proposée.
Les socialistes peuvent compter sur l’appui des groupes de gauche, même si le soutien des féministes à cette loi est un soutien critique : elle ne règle pas la question de l’« objection de conscience ». Comme elles ont raison ! Tant que la pratique d’une IVG reste un acte discrétionnaire, l’exercice de ce droit n’est pas garanti. Et tant que les structures hospitalières ne sont pas équipées, ce droit formel reste aléatoire.
Anna Spillmann