La mort de Claude Lévi-Strauss a donné lieu dans les principaux médias à une célébration consensuelle de l’humanisme de l’anthropologue disparu à l’âge de 100 ans. Bien sûr, BHL n’est pas le dernier à se réclamer de son héritage, et chacun tente de l’enrôler dans les polémiques de l’heure. Marianne et Le Point rappellent avec délectation sa méfiance vis-à-vis de l’islam et de « l’utopie socialiste » de la pensée française. Edwy Plenel répond en citant une déclaration de Lévi-Strauss en 2005 : « J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les États. On sait quels désastres en résultèrent. »
Qu’est-ce que les anticapitalistes peuvent retenir de la vie et de la pensée de cet intellectuel exigeant, qui a traversé le XXe siècle et consacré des milliers de pages à la compréhension des sociétés humaines ?
Né en 1908 dans une famille d’artistes d’origine juive alsacienne, Claude Levi-Strauss est un élève puis un étudiant brillant, qui obtient son agrégation de philosophie en 1931. Ayant découvert Marx très jeune, il écrit son premier texte à 18 ans, une étude sur le révolutionnaire français Gracchus Babeuf. Il rejoint la SFIO (parti socialiste de l’époque), dont il devient un membre actif puis secrétaire général des Étudiants socialistes. Avec ses camarades, son objectif théorique est alors d’élaborer une métaphysique au service de la révolution, une culture socialiste nouvelle. Il côtoie l’extrême gauche marxiste du parti, mais est également influencé par Marcel Déat, qui passera quelques années plus tard à la collaboration au nom d’un « socialisme national », et travaille un temps comme attaché parlementaire d’un député.
Son engagement politique s’interrompt en 1934, à partir de son départ pour le Brésil, ou peut-être se prolonge-t-il à travers l’anthropologie, la science de l’Homme, à laquelle il consacrera le reste de sa vie. À travers les missions ethnographiques qu’il mène en Amazonie, il passe quelques années aux côtés de groupes d’« Indiens », vivant dans des conditions très précaires dans la forêt et menacés de disparition face à l’avancée coloniale. Cette expérience l’amène à une rupture avec l’ethnocentrisme qui domine les sciences humaines de son époque : il refuse de juger des valeurs d’une culture à travers les valeurs d’une autre, et recherche ce qui fait l’unité de l’ensemble du genre humain.
À la recherche de structures permanentes
Pour cela, le travail de Lévi-Strauss prendra deux objets principaux : l’analyse des relations de parenté et celles des mythes. Il constate que dans toutes les sociétés existent des règles encadrant la vie sexuelle et la reproduction, dont l’interdit de l’inceste, et en fait un acte fondateur de la culture humaine. Il rassemble des milliers de mythes et y cherche des points communs, des invariants. Pour analyser ces matériaux, il fait appel à d’autres disciplines : comme le linguiste Saussure l’avait fait pour les différentes langues, il repère des structures élémentaires de la parenté ou du discours mythologique qu’on peut retrouver dans toutes les cultures. Ces structures sont inconscientes mais elles sont le meilleur moyen pour le chercheur de connaître les sociétés. Lévi-Strauss fonde le courant structuraliste, qui fut très influent dans la pensée française des années 1960, et se veut une théorie scientifique globale.
Par sa défense des peuples dominés par la colonisation et son refus de la hiérarchie des cultures, Lévi-Strauss est en général associé à la gauche. Pourtant, ces dernières années, il s’est revendiqué comme anarchiste de droite. Il déclarait dans un entretien en 2003 : « J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture ». On voit ici les limites d’une approche qui évacue la question des classes sociales et de l’État, et finit par s’aligner sur le choc des civilisations cher aux néo-conservateurs.
Plus largement, Lévi-Strauss s’est durement opposé à la figure de l’intellectuel engagé incarnée par Sartre. Il a refusé de dénoncer publiquement la guerre d’Algérie, puis n’a rien compris à l’explosion de Mai 68, qui l’a « répugné » ; il ne comprend pas comment on peut couper des arbres pour dresser des barricades dans Paris. Les hommages publiés récemment saluent en Lévi-Strauss un écologiste de la première heure, ce qu’il fut effectivement. Cependant, l’écologie et la défense de la diversité des cultures n’ont pas de perspectives en dehors d’une remise en question globale du système de domination capitaliste.
Vincent Touchaleaume
Pour découvrir Claude Lévi-Strauss :
Race et histoire, 1952. Folio Essais
Tristes tropiques, 1955. Pocket.
Claude Lévi-Strauss, L’homme au regard éloigné, par Vincent Debaene et Frédéric Keck. Collection Découvertes Gallimard n°543.
Alexandre Pajon : Claude Lévi-Strauss politique, de la SFIO à l’Unesco, 2007, téléchargeable sur
http://faustroll.net/cls/index.htm