Mandalay (Birmanie) Envoyée spéciale
La nuit est tombée depuis deux heures sur Mandalay, jadis capitale royale de Birmanie. Les rues se vident. Des légumes abandonnés par les marchés ambulants jonchent le pavé, des chauffeurs de pousse-pousse font leur dernière course. La ville est devenue invisible. Pour trouver la 39e Rue, il faut avancer de carrefour en carrefour, où scintillent des ampoules sans éclat. C’est là qu’habitent les Moustache Brothers. Tout le monde les connaît en Birmanie. Ces trois frères artistes de scène défient la junte avec des sketches satiriques, ébranlant les tabous et raillant les militaires. En pleine dictature, ils s’arrogent un franc-parler étonnant. Cela peut coûter sinon la tête, du moins la liberté. De fait, voilà vingt ans qu’ils sont harcelés par le pouvoir. Menaces, travail forcé, prison. Ils n’ont jamais renoncé.
Leur antre est une petite maison rafistolée dont le rez-de-chaussée sert de salle de spectacle. Une pièce tout en longueur, tapissée de marionnettes et de photos d’Aung San Suu Kyi posant avec les artistes. Il est interdit de détenir la photo de l’opposante en Birmanie. « Elle est venue nous rendre visite et a aussi voulu témoigner en notre faveur dans un procès, mais elle n’a pas eu le droit de s’y rendre », déclare Lu Maw, 59 ans, devenu porte-parole du groupe grâce à sa connaissance de l’anglais.
Une fois le public installé, Lu allume son lecteur de DVD : sur l’écran, des bonzes défilent dans Rangoun, un moine mort gît la tête dans la boue, un enfant soldat estropié lance un regard accablant à l’objectif, des acteurs américains disent leur soutien à la rébellion des moines... Dans la salle, pas une mouche ne vole tant les limites de l’interdit sont franchies.
En septembre 2007, les bonzes birmans sont descendus dans la rue pour protester pacifiquement contre l’augmentation du prix de l’essence et des transports. Le changement semblait soudain possible. La répression fut d’autant plus brutale, anéantissant tout espoir de liberté chez un peuple qui ploie depuis cinquante ans sous le diktat des militaires. « Nous avons vu que la junte n’hésite plus à tirer, même sur les religieux. Il y a eu beaucoup de morts, c’était terrible. Aujourd’hui, plus personne n’ose bouger », déplore Lu lors d’un entretien. Même si leurs spectacles ne sont ouverts qu’aux touristes - les espions qui les observent devant leur porte y veillent -, la popularité des frères transporte leurs propos bien au-delà des murs du petit théâtre.
Avant, la troupe arpentait le pays avec des danseurs, musiciens et acrobates issus du clan familial pour animer les fêtes par des spectacles mêlant tradition, burlesque et satire politique. Les autorités ne s’en inquiétaient pas vraiment. « La situation s’est durcie depuis le soulèvement du 8.8.88 », explique Lu Maw. En ce jour d’août, l’armée a ouvert le feu contre des manifestants qui dénonçaient la situation économique et politique. Soudain, l’humour des artistes n’était plus au goût des militaires. En 1989, Par Par Lay, figure de proue du groupe, est emprisonné près d’un an. « Nous sommes devenus plus prudents, mais nous ne voulions pas nous laisser intimider », déclare Lu Maw.
« Des espions partout »
En 1996, Par Par Lay fait une blague de trop lors d’une réunion autorisée du parti d’opposition d’Aung San Suu Kyi, la Ligue pour la démocratie (NLO). « Des plaisanteries sur les pannes d’électricité, le travail forcé, et le manque de moyens dans les écoles », se souvient-il. Dans la salle : des militaires déguisés en sympathisants. Toute la troupe est arrêtée. « Ils nous ont battus, nous ont interrogés à toute heure, j’ai tremblé pour ma famille », dit-il. La famille est relâchée, mais, pour Par Par Lay et Lu Zaw - le troisième frère aujourd’hui à la retraite pour cause de santé -, le verdict est implacable : sept ans de travaux forcés. « Nous devions casser des pierres avec des barres de fer à longueur de journée. Lorsque ma femme est venue me voir, elle ne m’a pas reconnu tant j’avais changé. C’est un gardien qui a dû lui indiquer lequel des prisonniers était son époux », raconte Par Par Lay.
Grâce à Amnesty International, la condamnation des artistes est commuée en une peine de cinq ans et demi de prison. « Nous étions dans une cellule isolée avec interdiction de communiquer avec les autres prisonniers », poursuit Par Par Lay.
A sa sortie de prison, en 2001, les militaires le forcent à signer un papier qui l’engage à ne plus se produire. Mais lorsqu’il revient chez lui, une grande fête l’attend. « Nous avons joué une semaine dans la rue sans maquillage ni costume et nous disions : nous ne jouons pas, nous montrons comment ce serait si nous jouions. »
Depuis, les Moustache Brothers jouent chaque soir pour les touristes. Ils exhibent les chaînes que portait Par Par Lay dans le camp de travaux forcés, invitent les pirates de Somalie à enlever les militaires de la junte qu’ils offrent en souvenir, brandissent des pancartes où sont inscrits les noms des services secrets du monde entier, mettent un doigt sur la bouche et murmurent : « Il y a des espions partout, peut-être même parmi vous, cher public ! » Ils miment le mariage de la fille du numéro un - « un monstre qu’on tente de dissimuler avec des diamants » - avec un homme « terrorisé d’être là ». On raconte qu’auparavant elle était tombée amoureuse d’un acteur de télévision qui avait jugé préférable de quitter le pays pour échapper au mariage forcé. Les Moustaches Brothers se moquent des dirigeants, les accusant de vivre dans des palais ostentatoires financés par le trafic de drogue et d’armes, alors que le peuple s’appauvrit.
« En plus de la répression, les Birmans souffrent aujourd’hui de pauvreté, et l’écart entre riches et pauvres s’est creusé depuis que la Birmanie n’est plus socialiste », déplore Lu Maw tout en se changeant dans les coulisses. La Birmanie a renoncé au socialisme en 1989.
Le spectacle tire à sa fin. Les touristes sont invités à se mobiliser dans leur pays pour défendre le peuple birman.
Lu termine par sa blague favorite : « L’autre fois j’avais mal aux dents. Je suis allé à Bangkok chez le dentiste. Le dentiste m’a dit : »Mais pourquoi donc venir si loin pour soigner vos dents ?« Je lui ai répondu : »Parce qu’en Birmanie on n’a pas le droit d’ouvrir la bouche.« »
Géraldine Schwarz