Dans le débat lancé par le ministre de l’immigration, Eric Besson, les références à l’histoire de France, y compris, naturellement celles de Nicolas Sarkozy, ajoutent à la confusion. De quelle histoire s’agit-il ? Existe-t-il une bible du passé, socle indéfectible de « l’identité nationale » ?
Tel fut le postulat des historiens européens du XIXe siècle. Chaque histoire « nationale » était le récit d’une prédestination. Le positivisme d’alors associait méthodologie scientifique et vérité unique, et le romantisme célébrait les nations comme des entités métahistoriques. L’école gratuite et obligatoire de la IIIe République inculqua aux élèves l’imaginaire d’un passé commun qui vint se superposer ou se substituer aux mémoires familiales. L’objectif était de faciliter l’adhésion à la République et d’inspirer l’amour d’une patrie amputée par la défaite. L’historien Ernest Lavisse fut le rédacteur génial de manuels illustrés, qui, pendant des décennies, directement ou par imitation, firent office de catéchisme laïque de la nation et de la République.
De Vercingétorix au petit Bara, de Clovis aux grands hommes de la République, l’histoire de France cristallisa la vision d’un peuple souche, d’un territoire prédestiné, d’une généalogie continue de personnages d’Etat. Le récit légitimait les conquêtes des rois qui « avaient fait la France », exaltait les agrandissements coloniaux. Enfants basques, bretons, antillais, immigrés, minorités scolarisées en Algérie ou en Afrique noire, jeunes juifs héritiers adoptèrent comme « naturels » les ancêtres gaulois chevelus. C’était le temps de l’assimilation.
Mais la grande tuerie de 1914-1918, le pétainisme complice de la solution finale, la torture légalisée en Algérie, les migrations postcoloniales et les revendications ou la résurgence de mémoires blessées ou ignorées ont déchiré la belle image d’une France proclamée par Michelet, messie du genre humain. Comme toutes les histoires fabriquées au XIXe siècle, le canon du roman national républicain ne répond plus aux demandes de sens dans une France aux multiples racines, membre de l’Union européenne, confrontée aux crises de la mondialisation, aux menaces écologiques planétaires. Et l’histoire des historiens ne se pense plus comme un intangible récit mais comme une lecture du passé ouverte à de nouvelles questions.
LA CHAÎNE LITURGIQUE
Les allusions aux grands historiens viennent embrouiller les mises au point. On cite Renan sans rappeler le contexte de sa polémique avec Mommsen. On mentionne Braudel sans souligner les paradoxes de son livre posthume invoquant la France de Michelet sous couvert de retracer de façon nouvelle son identité. Mais la plus fréquente des ambiguïtés concerne une phrase de Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la fédération. » Pour certains commentateurs, connaître ou reconnaître ces deux moments signerait l’allégeance ou non à la « vraie » France. Or, ces lignes sont extraites d’un passage sur la grande peur de la bourgeoisie face au Front populaire (L’Etrange Défaite, Gallimard 1990). Marc Bloch y rappelle « l’émoi que dans les rangs des classes aisées (...) provoqua en 1936 l’avènement du Front populaire ». Il fustige une bourgeoisie incapable de saisir « cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste ». Le sacre de Reims et la fête de la Fédération sont évoqués pour condamner « l’imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif ».
Ces jaillissements ne font pas la trame du programme d’histoire de l’école élémentaire, revu et corrigé en 2008, et qui prolonge la chaîne liturgique des personnages, inaugurée par le « Petit Lavisse ». Au collège les découpages de la 6e à la 3e reproduisent une logique chronologique déjà en place durant la Restauration.
Une réécriture de l’histoire scolaire à l’école et au collège serait impérative pour inscrire la nation dans l’aventure européenne et dans le devenir de l’humanité. Mais la question n’est jamais posée. Quelles auraient été les réponses de Marc Bloch ? Nous n’en saurons jamais rien. Dans ses projets clandestins de réforme, il demandait un enseignement de l’histoire « refondu » qui « s’attache à donner une image véridique et compréhensive du monde ». Le défi reste immense pour que la découverte d’un passé qui ait du sens facilite le désir du vivre ensemble.