Comme il le répète depuis plusieurs années, Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, a affirmé récemment que la libéralisation du commerce international et la lutte contre le changement climatique n’avaient rien de contradictoire. Bien au contraire, elles peuvent se renforcer mutuellement ! Un rapport publié en juin 2009 par l’OMC et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) visait à renforcer cet argument. Même si ce document ne faisait que présenter des faits bien connus relatifs à l’OMC et à l’environnement, les médias l’ont pris comme une preuve de la conversion de l’OMC à l’écologie. Nous avons même pu lire que, depuis ce rapport, l’OMC autorisait les Etats à adopter des taxes carbone aux frontières. Rien n’est plus faux, comme nous le verrons. Mais cet épisode montre à quel point l’organisation genevoise sait soigner son image. Elle a ainsi développé cette idée de « soutien mutuel » entre commerce et environnement comme la pièce maîtresse d’une stratégie de communication la présentant sous un jour écolo, alors que tout la désigne comme un élément du problème climatique. Cet article cherchera donc à montrer en quoi les objectifs de l’OMC s’opposent clairement à une lutte efficace contre le réchauffement global.
Les « biens environnementaux » : un distributeur de billets sauvera-t-il la planète ?
Aux dires de l’OMC, reprenant à son compte les conclusions d’un rapport de la Banque mondiale, le meilleur service qu’elle pourrait rendre au climat serait de libéraliser le commerce des biens et services environnementaux. Les Etats discutent en effet de ce sujet depuis plusieurs années, mais les négociations n’avancent guère car les intérêts en jeu sont très éloignés des préoccupations climatiques. Les pays les plus développés cherchent ainsi à conquérir de nouveaux marchés pour des produits… qui n’ont rien d’environnemental ! Les Etats-Unis ont par exemple proposé, en 2005, de libéraliser le commerce des distributeurs automatiques de billets de banque, et l’Union européenne celui des compteurs d’eau (probablement dans le but d’accompagner la privatisation des marchés de l’eau dans le Sud…).
Ce discours exprime également une croyance dans les vertus de la technique. Il suffirait ainsi de diffuser sur toute la surface de la planète les technologies les plus propres pour résoudre le problème du changement climatique. Or, les « technologies non polluantes », ou « sans incidence sur le climat », ainsi que les décrit l’OMC, n’existent pas : il faudra toujours, à un moment ou un autre, émettre du dioxyde de carbone pour produire, puis vendre, un panneau solaire ou une éolienne. Il est par contre évident que de telles technologies sont moins polluantes que d’autres, mais le problème est de savoir si elles viendront remplacer ces dernières, ou si elles viendront s’y ajouter, ne faisant que combler l’augmentation de la demande. Dans ce dernier cas, ces technologies ne contribueront pas à la diminution des émissions de gaz à effet de serre, mais à la maîtrise de leur augmentation. Ce point essentiel n’a pas été perçu par la Banque mondiale, et l’OMC à sa suite, qui répètent que la libéralisation du commerce des biens et services environnementaux résulterait en une augmentation de ce commerce allant de 7,2 % à 13,5 %. Mais rien n’est dit sur les effets environnementaux de cette ouverture des marchés. Ainsi, même la Banque mondiale ne sait pas si cela aurait pour effet de diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
Il faudrait encore, dans le cas où ces deux problèmes seraient surmontés, que la diffusion de technologies propres se fassent dans des conditions équitables. Or, les règles de l’OMC imposent aux Etats de protéger les droits de propriété intellectuelle. C’est-à-dire que, si une technologie se révélait réellement indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique, l’OMC empêcherait la création de licences obligatoires permettant à certains Etats de fabriquer cette technique sans rétribuer le titulaire du droit de propriété intellectuelle. Le droit de l’OMC oblige ainsi les échanges à être marchands, quand bien même l’intérêt général imposerait le contraire.
L’impossible taxe carbone aux frontières et la privatisation du politique
L’OMC est un système juridique contraignant, un ensemble de règles appliquées par un juge, l’Organe de règlement des différends (ORD). L’étude de ses décisions – ou jurisprudence – nous montre que les mesures prises par les Etats pour protéger l’environnement doivent respecter des conditions très strictes. Cela est dû au principe fondamental du droit de l’OMC connu sous le nom de « principe de non-discrimination » (à ne pas confondre avec les politiques de lutte contre les discriminations contre certaines catégories de personnes). Ce principe postule que des produits se trouvant en concurrence sur un marché doivent être traités de manière identique. C’est-à-dire qu’un produit « écolo » (fabriqué selon des méthodes peu émettrices de GES, ou en émettant lui-même peu) sera considéré comme identique à un produit plus polluant. Ce principe empêche les Etats qui le désireraient d’imposer aux produits importés une taxe carbone aux frontières.
Il s’agit là du bref résumé d’un long exposé juridique. Mais il convient d’en retenir, qu’en l’état actuel du droit de l’OMC, celui-ci s’oppose à de nombreuses mesures étatiques de lutte contre le réchauffement climatique. Cela tient au susdit principe de non-discrimination, mais également à la préférence implicite de l’OMC pour la régulation privée. Ainsi, des mesures environnementales adoptées volontairement par des entreprises, dans leurs codes de conduite, ne seraient pas soumises au droit de l’OMC. Nous voyons ici se déplacer le lieu de la décision politique : les Etats étant soumis à des règles internationales contraignantes abandonneraient leur rôle de définition du bien commun aux entreprises. Or, les bénéfices concrets en termes environnementaux de ces règles privées (qui, soit dit en passant, restent à démontrer) permettent-ils de compenser l’abandon d’une définition de la politique comme étant la capacité pour les hommes de déterminer collectivement leur destin ? Quelle redéfinition de notre philosophie politique ces tendances annoncent-elles ? Contre ceux qui croient qu’il est possible réguler directement le marché sans en passer par la politique, il est important de réaffirmer le rôle de la décision collective, spécialement dans un domaine aussi important que le changement climatique.
L’OMC semble ainsi s’opposer frontalement aux efforts de lutte contre le changement climatique. La planète nous impose de coopérer et de prendre collectivement des décisions politiques, quand l’OMC favorise de fait les acteurs privés et l’autorégulation des entreprises. Il faudrait prendre la mesure de notre foi technologique et de son rôle dans le réchauffement global, de façon à nous libérer de ses illusions, tandis que l’OMC est convaincue que la solution ne pourra qu’être technique. Enfin, l’OMC a pour objectif premier d’accroître la production et les échanges au niveau mondial. Rien ne doit diminuer les échanges commerciaux internationaux. Or, le réchauffement climatique impose une relocalisation des activités économiques. Apparaît alors l’opposition soulignée par André Gorz entre « l’impératif économique de rendement », promu par l’Organisation, et « l’impératif écologique de ménagement ». Il est en effet impossible, dans un monde de ressources rares comme le nôtre, dont les dégradations environnementales – et en premier lieu climatiques – nous imposent une forme de retenue et de respect du « monde » – c’est-à-dire de diminution de la production et de la consommation matérielles, surtout dans les pays riches – il est donc impossible dans notre siècle de poursuivre dans une logique qui pouvait se comprendre à une époque où les ressources étaient prétendument infinies et les dommages causés à l’environnement localisés et réversibles. L’OMC est bien une institution du siècle passé et, comme l’affirmait Edgar Morin en 1999, « le XXIe siècle est né à Seattle ».