Bhopal (Madhya Pradesh) Envoyé spécial
Saibah vit couchée à plat ventre sur un sac en plastique posé à même le sol. Une cage thoracique protubérante et des jambes atrophiées empêchent la fillette de 5 ans de se tenir debout. Sa famille ne prend plus la peine de déplacer ce corps encombrant. Pour faire le ménage dans la petite pièce insalubre, on se contente de passer le balai autour d’elle. « Nous prions Allah tous les jours. Le plus tôt elle mourra, le mieux ce sera » soupire Zarina, assise juste à côté de sa nièce handicapée. Les médecins sont formels : il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Personne ne sait si c’est l’eau contaminée du site de l’usine d’Union Carbide, située à 50 mètres de là, ou le gaz inhalé par son père au moment de l’explosion de Bhopal, il y a vingt-cinq ans, qui sont à l’origine de la malformation de Saibah. Dans la famille, quatre enfants sont déjà morts et d’autres suivront peut-être. C’est une question d’honneur : chaque mère se doit de mettre au monde des garçons en bonne santé.
Juste en face du bidonville, les vestiges de l’usine de pesticides Union Carbide, théâtre de la plus grande catastrophe industrielle de l’histoire, s’étendent sur plus de 5 hectares. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, à 23 h 55, une explosion libère dans l’atmosphère un nuage de 40 tonnes de gaz toxiques, entraînant la mort de 14 000 habitants, selon les chiffres officiels, près du double selon les ONG. Des corps tombés comme des mouches en quelques heures, et ramassés sur le bord des routes, dans les gares, puis incinérés en masse. A Bhopal, plus de 100 000 victimes continuent de souffrir de nombreuses maladies comme de troubles respiratoires, de malformations congénitales ou de cancers.
Vingt-cinq ans après, le site n’a guère changé. Dans le laboratoire de l’usine, les flacons prennent la poussière sur les tables en carrelage blanc. Autour, sur un terrain recouvert de végétation, des habitants viennent chercher du bois ou promener leurs chèvres. Les enfants sautent au-dessus du mur d’enceinte pour aller jouer au cricket. Leur terrain est situé juste en face d’un cabanon où deux policiers en maillot de corps font la sieste.
« On laisse les enfants jouer. On nous a juste demandé d’empêcher les vols de ferraille », explique l’un d’eux, à moitié endormi. Terminée, la tragédie de Bhopal ? « Allez plutôt voir là-bas, explique un habitant, si le bétail s’aventure dans cette mare, il ne revient pas vivant. » Dans ce marécage entouré de roseaux, le chimiquier américain a jeté des tonnes de déchets à l’air libre. Les études sont alarmantes. Le 1er décembre, le Centre pour la science et l’environnement a révélé que les nappes phréatiques, dans un rayon de 3 kilomètres autour de l’usine, contenaient des taux de pesticides jusqu’à 40 fois la normale.
Mais rares sont ceux qui prennent conscience de la dangerosité du site, à commencer par le gouvernement régional du Madhya Pradesh. « A part quelques fuites de kérosène, tout est propre. Allez frotter la terre contre votre bouche, votre visage, et si jamais il vous arrive quoi que ce soit, alors prévenez-moi », lance Babulal Gaur, ministre chargé des victimes de Bhopal. En 2004, la Cour suprême indienne a ordonné que de l’eau décontaminée soit fournie aux habitants dans des réservoirs. Mais, sur les 30 000 personnes affectées, toutes n’y ont pas encore accès. « L’eau que l’on cherche à la pompe est noirâtre ou orange, et elle nous donne parfois des maux d’estomac, des problèmes cutanés. Mais où vous voulez-vous qu’on s’approvisionne ? », demande Zarina. Autour de l’usine, des centaines d’enfants retardés mentaux, sourds, aveugles, aux membres déformés, aux problèmes respiratoires et cutanés, naissent chaque année. Tous appartiennent à la deuxième génération des victimes. L’ONG Chingari en accueille plus de 350 dans un centre où on leur apprend à marcher et à parler. « Le gouvernement est dans le déni. Et tous les habitants ne savent pas que l’eau contaminée est dangereuse. Voilà pourquoi la tragédie continue », déplore Tarun Thomas, directeur du centre.
Quand elles survivent, les victimes tombent dans le handicap social. Soheila, née trois jours après la catastrophe, ne trouve pas de mari à cause de « son souffle court ». Son père, Reshad, a dû arrêter son travail de chauffeur de poids lourd et passe le plus clair de son temps à côté de sa petite boîte remplie de médicaments. Les conséquences sur la santé du gaz MIC, qui s’est échappé de l’usine, sont encore inconnues, faute de recherches suffisantes. Le Conseil de recherche médical indien (ICRM) a arrêté ses recherches en 1994 et n’a pas été autorisé à publier toutes ses études. « Je vois la courbe des cancers augmenter chaque année. Est-ce à cause de l’eau contaminée ? D’une modification génétique entraînée par l’exposition au gaz ? Impossible de le savoir, sans budget consacré à la recherche », s’agace le docteur Ganesh, de l’hôpital Nehru pour le cancer.
Le long des bidonvilles, les pharmacies et les médecins, qui comptent parmi eux d’anciens électriciens ou plombiers reconvertis après la catastrophe, prospèrent. Une consultation peut ne coûter que 50 centimes d’euros : à raison de 100 visites par jour, l’affaire devient vite rentable. Dans la clinique Sambhavna, des patients surmédicamentés arrivent chaque jour. « On les bourre d’anesthésiques, de stéroïdes, parce qu’il faut bien que les cliniques privées les soulagent et se fassent de l’argent », déplore le docteur Mrithunjay. La clinique Sambhavna a mis au point des traitements à base d’allopathie, de plantes et de médecine ayurvédique pour réduire les effets toxiques d’une surdose de médicaments.
Union Carbide s’estime aujourd’hui dégagé de toute responsabilité. En 1989, le groupe, racheté en 2001 par Dow Chemical, a été condamné à verser 470 millions de dollars (310 millions d’euros) aux autorités. 570 000 habitants ont touché en moyenne 500 dollars de compensation. « C’est une somme dérisoire. Union Carbide et Dow Chemical ont tué 25 000 personnes et en ont empoisonné 30 000. Pourquoi ne les condamne-t-on pas ? », s’emporte Rachna Dhingra, coordinatrice de la campagne pour la justice à Bhopal. Dow Chemical rétorque que la responsabilité du site a été transférée en 1998 au gouvernement régional. Mais ce dernier ne veut rien reconnaître. Il prévoit même de construire un musée sur le site en mémoire des victimes. Comme si le temps de la tragédie s’était arrêté. « Il y a tellement d’insectes, d’oiseaux, de végétation, comment voulez-vous que le site soit contaminé ? », insiste Babulal Gaur. Chiche ? Les ONG préparent aux membres du gouvernement un « repas festif » pour le 25e anniversaire de la tragédie. Des « pesticides semi-traités sur leur lit de cresson » et une « fondue au naphtol », font partie du menu intitulé « Les Délices de Bhopal ».
Julien Bouissou