Il y a 25 ans, dans la nuit du 3 au 4 décembre 1984, une fuite de gaz très toxique et mortel contenant entre autre du méthylisocyanate (MIC) est survenue dans l’usine de pesticides de Bhopal, capitale de l’Etat du Madhya Pradesh en plein centre de l’Inde. Les 500.000 habitants des bidonvilles les plus proches ont été les plus touchés. Selon Amnesty International, cette catastrophe a empoisonné plus d’un demi million de personnes et occasionné la mort de 7.000 à 10.000 personnes, dont 8.000 la nuit même. 25 ans après les faits, le désastre chimique continue ses ravages dans la population. 15.000 autres personnes sont mortes dans les vingt ans qui ont suivi et plus de 100.000 personnes continuent de souffrir de problèmes de santé. En cette année 2009, l’ONG internationale fait de la catastrophe de Bhopal une priorité de sa campagne ’’Exigeons la Dignité’’. Pas en France.
Le principe pollueur-payeur non assumé
Cette usine de pesticides appartenait alors à l’américaine Union Carbide Corporation (UCC). Avant la catastrophe, elle était connue pour ses défaillances en matière de sécurité, eu égard notamment aux risques présentés par les conditions de stockage des produits chimiques (des milliers de tonnes entreposées dans et autour de l’usine depuis son installation). En vain pourrait on croire, étant donné la catastrophe de 1984, suivie d’un nouveau rapport d’expertise qui fera conclure au PDG d’UCIL (Union Carbide India Limited), Warren Anderson, que l’usine fonctionnait ’’apparemment sans aucun respect des règles de sécurité’’ (20 mars 1985) ? ’’Mais la multinationale n’aurait-elle pas cherché de la sorte à dégager sa responsabilité ’’, interroge Dominique Allan Michaud, chercheur au centre BioGéo UMR CNRS-ENS et président du Réseau Mémoire de l’Environnement [1]. Warren Anderson, âgé de plus de 80 ans, est toujours sous mandat d’arrêt international en Inde.
Le principe pollueur-payeur dans les lois nationales américaine et indienne établit que le pollueur, plutôt que les agences publiques ou les contribuables, devrait être tenu pour responsable des pollutions de l’environnement dans son intégralité. C’est ce qu’ont rappelé 27 membres du Congrès américain dans une lettre adressée en juin dernier au président de Dow Chemicals, maintenant maison-mère d’UCC. Ils demandent expressément à Dow Chemical d’accepter la demande de réhabilitation médicale et économique des survivants de la tragédie de Bhopal, et qu’elle procède à la dépollution du sol et des nappes phréatiques contaminées par l’usine. D’autant qu’en 2002, la compagnie a provisionné 2,2 milliards de dollars pour permettre à UCC de gérer le passif de l’amiante aux Etats-Unis.
’’Au moment où votre compagnie a acquis Union Carbide, les survivants de Bhopal, ceux qui les soutiennent et les actionnaires de Dow ont mis en garde Dow Chemicals contre cette acquisition, à cause de ses obligations en suspens. En tant que maison-mère de Union Carbide, Dow Chemicals porte la responsabilité des obligations de Union Carbide’’, écrivent-ils. Mais la firme américaine s’est une nouvelle fois dégagée de toute responsabilité, arguant qu’elle n’a jamais ni possédé ni exploité l’usine. Pour cette compagnie, l’affaire est close depuis 1989, date à laquelle UCC a conclu avec le Gouvernement indien une indemnisation de 470 M$ pour les dommages causés par la fuite de gaz mortelle et le transfert de responsabilité de ce qui reste de l’usine au gouvernement de l’Etat du Madhya Pradesh. Dow Chemicals a acquis des actions d’UCC en 2001, sept ans après qu’UCIL devienne Eveready Industries India Ltd, et alors que UCC n’avait plus d’actifs en Inde. En Inde, il existe justement un différent en cours d’instruction judiciaire entre Eveready Industries India Ltd et l’Etat du Madhya Pradesh concernant la propriété d’UCIL.
’’La question des eaux souterraines du site de Bhopal s’adresse mieux au gouvernement de l’Etat du Madhya Pradesh, qui est propriétaire du site et est responsable du nettoyage de ses activités’’ a récemment déclaré Tomm F. Sprick, porte-parole d’UCC à l’agence Associated Press, en précisant que le gouvernement indien a toutes les informations sur la toxicité des produits chimiques impliqués dans la fabrication du MIC. Pendant ce temps, rien n’est entrepris pour dépolluer le site, l’installation de réseaux d’adduction en eau potable tarde, la contamination continue, les victimes se plaignent des soins accordés. Et le ministre d’assistance à la tragédie du gaz à la réhabilitation de l’Etat du Madhya Pradesh, Babulal Gaur, ne rêve qu’à une chose : ouvrir l’ancienne usine au public et le transformer en… mémorial comme il en existe un à Hiroshima. ’’En ce moment, en Inde, il y a une campagne pour éradiquer la pauvreté, mais ici, ce sont les pauvres qu’on éradique ! ’’, s’exclame Rashida Bee, une victime de Bhopal qui avec Champa Devi Shukla, a investi son Prix Goldman 2004 (assimilé au Prix Nobel de l’Environnement) à l’ONG Chingari Trust [2] pour venir en aides aux ’’victimes de la seconde génération’’.
Le « facteur Bhopal » en France
Cette catastrophe a amené les industries chimiques à investir dans l’initiative Responsible Care® [3] à travers le monde, pour augmenter la sécurité des sites. En France, qui comptait alors près de 300 usines Seveso, la catastrophe de Bhopal fait resurgir la crainte du risque technologique inhérent à la société industrielle ’’moderne’’. Les esprits se tournent notamment vers Béziers, sous-préfecture de l’Hérault, où une autre usine d’UCC, La Littorale [4], exploite depuis le milieu des années 70 une unité de fabrication du Témik destinée au marché européen. Cet insecticide des sols appartenant à la famille des carbamates est celui qui était aussi fabriqué à l’usine de Bhopal, à partir d’une substance active, l’aldicarbe, composée essentiellement de MIC. A cette époque déjà, La Littorale produisait 4.000 tonnes par an de Témik, ce qui faisait du marché le troisième au monde derrière ceux des Etats-Unis et du Japon. Après juillet 1976 et la fuite de dioxine dans une usine de produits chimiques qui avait conduit à l’évacuation de la population de Seveso (Italie), La Littorale avait soulevé de vives inquiétudes et une forte agitation de la population, relayée jusque dans les medias nationaux.
La seule réglementation en vigueur était alors la loi relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes datant du 19 décembre 1917. Une grève avait contraint la direction de La Littorale à transformer les installations de l’unité Témik. ’’Union Carbide Corporation a su parfaitement maîtriser les mécanismes des politiques publiques en respectant les dispositions légales de… 1917, l’unité Témik se voyant autorisée peu avant le vote de la nouvelle loi, celle de 1976 (qui devra d’ailleurs attendre un peu plus d’un an son décret d’application) ; opération renouvelée après Bhopal avec la transformation du processus de fabrication, soumise à enquête en 1985… juste avant la publication au Journal Officiel des décrets de la loi de 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques (à l’entrée en vigueur repoussée de quelques mois)’’, écrit Dominique Allan Michaud. A cette époque, la décision de reprendre la fabrication du Témik avec non plus du MIC mais avec de l’aldicarbe directement importée des Etats-Unis sera annoncé par Claude Guéant, alors secrétaire général de la préfecture de l’Hérault [5]. L’usine La Littorale a alors atteint son objectif de production de 12 000 tonnes par an de Témik, un insecticide alors homologué pour le traitement de la vigne.
Si la catastrophe de Seveso a impulsé l’adoption de la loi de 1976 sur les Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE), et instauré le classement de ces installations selon leur dangerosité. La catastrophe de Bhopal s’est déroulée au moment où apparaissait la notion de ’’transparence sociale’’ au sein du ministère de l’environnement d’Huguette Bouchardeau, avec l’instauration d’obligation d’enquête publique avec l’adoption de la loi de 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et ses décrets d’application. L’adoption d’un décret obligera désormais les industriels à une déclaration sur les substances chimiques mises en vente et leur écotoxicité. Les mouvements autour de l’usine La Littorale, située à 4 km du centre ville de Béziers, ont entraîné à l’Assemblée Nationale des discussions sur une loi relative aux ’’zones de sécurité autour des établissements industriels’’ qui finalement ne verra pas le jour, de même qu’une loi relative aux pénalités des industriels en cas d’accident. Aujourd’hui, la gouvernance sur les installations à risque industriel est à nouveau discutée. Et la France reste le premier consommateur européen de pesticides.
Camille Saïsset