Le Soir : Quelles sont les grandes différences entre ce rapport et celui de 2001 ?
Jean-Pascal van Ypersele : Il n’y a pas énormément de différences. Lors de des auditions au parlement flamand et au Sénat fédéral, j’ai commencé avec des dias et des graphiques qui auraient pu se trouver dans le dernier rapport. Ils n’y auraient vu que du feu. J’ai également diffusé un extrait du rapport d’une commission du Bundestag de 1988 sur la protection de l’atmosphère et qui donnait des chiffres sur l’évolution de la température d’ici 2100. Il n’était pas très différent de ceux que nous produisons actuellement et évoquait l’urgence de réduire émission de plus de 50%, de la nécessité d’une vision à long terme,… On savait l’essentiel il y a 20 ans, pour ne pas dire 30. Le cœur du problème était déjà là, pour ceux qui voulaient bien en prendre connaissance.
Le Soir : Le rapport évoque des progrès importants dans la mesure de l’impact des activités humaines sur les écosystèmes ces 50 dernières années…
Jean-Pascal van Ypersele : En 2001, nous affirmions l’existence d’un changement perceptible. Cette fois-ci on va plus loin. Nous parlons de la composante anthropique perceptible de ces changements. La base scientifique est nettement plus solide que dans le rapport de 2001 sur cette question. Mais, bon, ce n’est utile que pour ceux qui avait besoin de la dernière preuve pour y croire
L’évidence est plus précise, plus largement disponible et dispose d’une couverture géographique plus vaste. Un chapitre entier, le 19, porte sur la question de l’article 2 de la convention sur les changements climatiques qui évoque L’objectif ultime de stabiliser les émission de gaz à effet de serre de manière à éviter toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Pour que le système de production alimentaire ne soit pas menacé, que les écosystèmes puissent s’adapter naturellement à ces changements et que le développement économique puisse se poursuivre de manière durable.
Le Soir : Mais le terme dangereux… est subjectif
Jean-Pascal van Ypersele : Une des tâches demandées au groupe II du Giec est une interprétation. Il y a donc un chapitre sur les éléments scientifiques que les chercheurs peuvent mettre sur la table pour aider les décideurs à prendre position sur le caractère dangereux ou non de tel ou tel niveau de températures, de concentration de gaz à effet de serre, etc. Je pense que cela pourra aider dans les années qui viennent pour les négociations sur les évolutions du climat. Par ailleurs, dans un autre chapitre nouveau, on essaie d’intégrer les questions d’adaptation et de prévention. Quels sont liens entre les politiques de réduction d’émission et les politiques d’adaptation
Le Soir : Doit-il y avoir une priorité à ce niveau ?
Jean-Pascal van Ypersele : Les deux sont nécessaires. Anciennement, on n’abordait pas ces questions ensemble. Ici, nous faisons l’intégration des deux, sur les liens et les limites entre adaptation et prévention.
Un exemple : on peut très bien se protéger dans les pays développés contre une montée des mers de cinquante centimètres, mais cinq mètres, c’est autre chose. Economiquement d’abord, puis d’un point de vue de la population. Qui voudrait habiter derrière un mur haut de cinq mètres qui contient une mer ou un océan ? Les Hollandais on travaillé sur cette question. La réponse est non. Dans un tel cas, on ne peut qu’envisager l’abandon du territoire.
Le Soir : A quels changements faut-il s’attendre en Belgique ou en Europe ?
Jean-Pascal van Ypersele : Ce qu’on a écrit il y a trois ans pour Greenpeace est toujours d’actualité. C’est à dire : Pour les températures : des augmentations un peu au dessus de la moyenne globale. Pour les pluies : davantage de précipitations en hiver (+ 20 à 25% en moyenne). Mais moins de pluies en été (entre 0 et moins 50% de précipitations).
Le Soir : Le Giec constate que l’augmentation des concentrations de CO2 aura un impact positif sur les rendements de l’agriculture dans le Nord de l’Europe…
Jean-Pascal van Ypersele : Oui mais jusqu’à un certain taux d’augmentation des concentrations de CO2, ensuite la qualité risque ensuite de chuter. Mais bien sûr, pour l’agriculture, il faut aussi tenir compte des événements extrêmes. Il y a, à ce propos, beaucoup de discussions entre les experts.
Le Soir : L’accès à l’eau ne devrait pas être menacé en Belgique. Ce qui n’est pas le cas de nombreux pays….
Jean-Pascal van Ypersele : L’immense majorité des glaciers recule à cause des changements climatiques. Mais dans les régions où ils sont les réservoirs d’eau pour des villes entières se trouvant en contrebas, dans le voisinage, il n’y aura plus d’eau… sauf quand il pleut. Cela change tout. C’est dramatique. C’est le cas en Europe, dans les Andes, au Népal…
Le Soir : Que pensez-vous du scénario de l’arrêt du Gulf Stream et d’un refroidissement de l’Europe subit ?
Jean-Pascal van Ypersele : C’est un des sujets qui m’énervent. On a très mal communiqué à ce sujet. S’il s’arrête, d’accord, c’est une source de chaleur en moins pour l’Europe. Mais il ne s’arrêterait qu’à la suite d’une perturbation de la circulation thermohaline. Et cela ne peut se passer que dans un contexte beaucoup plus chaud qu’actuellement. Cette probabilité que cela se produise au XXIe siècle est très faible. Par contre, on risque un réchauffement quelque peu moindre. C’est tout.
On a mal expliqué les résultats des calculs des experts. C’est une forme de désinformation volontaire ou involontaire d’experts américains du Pentagone… pour des questions de budgets. Le groupe II du Giec a dit très clairement ce qu’il en était dans cette matière. Ce risque est très faible pour l’Europe au XXIe siècle.
Le Soir : De 1 à 6 degrés d’augmentation moyenne des températures ! Les scénarios d’évolution sont très larges…
Jean-Pascal van Ypersele : Les scénarios bas ne sont pas bas parce qu’on veut protéger le climat. Ils sont bas parce qu’on a pris des hypothèses de population qui n’évoluaient pas beaucoup, de technologies qui évoluent très fort dans le bon sens… Mais pas avec une intention de réduire les gaz à effet de serre. Ils sont assez éloignés de ceux dont on parle maintenant. Les scénarios actuels font intervenir les politiques et les autres objectifs qu’on vise au niveau international, y compris l’accès à l’énergie de deux milliards de personnes. Je pense que les scénarios les plus intéressants sont ceux de stabilisation. Ils doivent tenir compte en amont des politiques qui pourraient être menées.
Le Soir : Le climat pourrait-il s’emballer si l’homme ne limite pas les émissions de gaz à effet de serre ?
Jean-Pascal van Ypersele : Ce phénomène est également très peu probable. Il est intéressant d’en avoir connaissance. De grandes quantités de méthane gelées pourraient se relâcher en raison de l’effet de réchauffement. C’est important de la savoir en raison de la puissance vingt-cinq fois plus élevées par kilo de ce gaz relâché dans l’atmosphère par rapport au CO2… Mais la Terre n’est pas sur Venus, plus proche du soleil que notre planète et la position de notre atmosphère est différente…. Il n’y a jamais rien d’impossible, mais il y a déjà tellement de raisons de se trouver loin en dessous de ce seuil-là, s’il existe, que la question de l’emballement du climat ne me semble pas être majeure.
Le Soir : L’acidification des océans, pointée du doigt pour la première fois dans le rapport du Giec, vous inquiète-t-elle davantage ?
Jean-Pascal van Ypersele : Une série de facteurs d’amplification n’agissent pas forcément brutalement mais rendent le problème d’autant plus difficile à résoudre que l’on attend pour s’y attaquer. Or, comme le note bien le rapport, l’océan se sature petit à petit en CO2. C’est un problème majeur dont on va parler beaucoup plus dans les années qui viennent. Il faut savoir que l’on transforme la composition chimique de l’océan. On le transforme d’une certaine manière en Coca-Cola ! Et je ne pense pas que la vie marine puisse s’y développer aussi facilement que dans de l’eau normale
Le Soir : Que cela signifie-t-il concrètement ?
Jean-Pascal van Ypersele : Le phénomène de calcification ne se passe pas du tout aussi bien dans de l’eau qui est plus acide. Le PH peut varier grosso modo entre 0 et 14. De l’eau chimiquement pure, parfaitement neutre, c’est la valeur 7. En dessous, c’est plus acide. Cela signifie que la gamme dans laquelle l’eau doit se trouver pour que la vie puisse se développer harmonieusement n’est pas très grande. Or, on a déjà augmenté de deux dixièmes d’unité l’acidité de l’océan depuis qu’on injecte du CO2 dans l’atmosphère. Pour les chimistes, deux dixièmes d’unité, c’est beaucoup. Ce n’est pas le climat, mais c’est un autre effet de l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère.
Est-ce encore utile de produire trois rapports différents mais complémentaires tous les cinq ans dans une matière. Le Giec ne nécessite-t-il pas d’être réformé ?
Jean-Pascal van Ypersele : Peut-être. Rien ne dit que le prochain rapport aura la même structure. Une réflexion informelle a commencé à ce sujet. Rien ne dit que le prochain rapport du Giec, s’il y en a un, dans 5, 6, 7 ans, aura la même structure. Une approche plus intégrée que maintenant est nécessaire. Il y aura une certaine clarification de certains aspects grâce à l’interaction entre les scientifiques et les décideurs.
Le Soir : On parle de consensus scientifique sur les changements climatiques. Mais de nombreux scientifiques continuent à contester la thèse du réchauffement d’origine humaine. Les rapports du Giec en tiennent-ils compte ?
Jean-Pascal van Ypersele : Le Giec fait de l’évaluation de la science et des connaissances scientifiques d’une manière très sérieuse. Prenons un peu de recul pour constater que ce processus totalement transparent est unique au monde. Dans le cas de ce rapport-ci, la table de matière a été adoptée en 2003. On a lancé un appel ouvert pendant trois mois pour solliciter des auteurs proposés par les gouvernements et désignés par le bureau du Giec en fonction de la qualité des curriculum vitae. Le brouillon du rapport est d’abord soumis à des pairs immédiats avant d’être soumis à la critique des experts. C’est très large. Le projet est ainsi nourri de milliers de commentaires dûment consignés. On sait d’où provient chaque commentaire et le sort qui lui est réservé. Les auteurs ont une obligation d’expliquer le sort qu’ils réservent à ces commentaires. Après quoi, entrent en scène les review editor qui ne peuvent pas faire de commentaires mais vérifient si les auteurs traitent honnêtement chaque commentaire formulé. Enfin, un deuxième projet sera soumis à la critique combinée des experts et des gouvernements qui ont leurs propres experts. C’est exhaustif, rigoureux et très lourd. Ces rapports ne sont donc pas manipulés comme on pourrait vouloir le laisser croire mais sont relativement conservateurs à cause de la lourdeur du processus.
Le Soir : Que manque-t-il à la science pour affiner les constats ?
Jean-Pascal van Ypersele : La première source d’incertitude tient aux scénarios et ceux ne dépendant pas de la climatologie. C’est de la politique. Qui peut prédire ce que l’on va faire après 2012 (NDLR : échéance du protocole de Kyoto) ? L’autre source d’incertitude est liée aux changements climatiques eux-mêmes. Et là, l’incertitude s’est réduite. Jusqu’à ce rapport, on disait que la sensibilité à un doublement des concentrations de CO2 oscillait de 1,5 à 4,5 degrés sans probabilité. Pour la première fois, on sait qu’il y a deux chances sur trois pour que l’on soit dans cette gamme avec une meilleure estimation à trois degrés. Le premier rapport du Giec en 1990 donnait déjà 2,5° comme meilleure estimation… Il est peu probable qu’on soit en-dessous de deux degrés, mais la probabilité d’être au-dessus de 4,5° est de 15 à 20%.
Le Soir : Cycle du carbone, hydrologique. De nombreuses incertitudes ne doivent-elles pas être levées pour mieux prévoir le climat du futur…
Jean-Pascal van Ypersele : La science climatique ne doit plus faire de grandes découvertes. Par contre, de nombreux domaines doivent être éclaircis : il faut savoir si oui ou non la circulation thermohaline risque de devenir instable au début ou à la fin du XXIIe ; savoir si l’Antarctique Ouest va oui ou non se mettre à glisser sur son socle rocheux et se désintégrer plus rapidement ; étudier l’impact potentiel des hydrates de méthane contenus dans le permafrost… Des progrès sont également nécessaires dans la compréhension du cycle hydrologique et du carbone afin de savoir à quel moment les écosystèmes pourraient passer de puits de carbone à source de carbone. Pour ce dernier point, nous sommes dans un domaine où science et politique sont très proches si on songe au déboisement qui engendre près de 20% des émissions de gaz à effet de serre au plan mondial…
Le Soir : Parasol solaire géant en altitude ou injection de soufre dans l’atmosphère : certains scientifiques imaginent déjà des solutions pour refroidir le climat terrestre au cas où… Que pensez-vous ce cela ?
Jean-Pascal van Ypersele : Ce sont des jeux d’apprentis sorciers très risqués. Certaines simulations montrent qu’une diminution du rayonnement solaire de 3% peut engendrer une glaciation ! Que fera-t-on, alors ? On ira vite retirer ce parasol installé à 1,5 millions de kilomètres de la Terre ? Quant au soufre dans l’atmosphère, j’ai du mal à comprendre qu’un prix Nobel ait pu proposer cela. On fait de grands efforts dans le monde pour réduire les émissions de soufre en raison de l’effet dévastateur des pluies acides et sur la santé et les écosystèmes. Certes, l’éruption du Pinatubo a refroidi le climat d’un demi-degré pendant les deux à trois ans qui l’ont suivie en raison de la perturbation de l’équilibre radiatif de la Terre. Mais comme le soufre ne reste qu’un temps limité et que le CO2 continue à s’accumuler dans l’atmosphère, il faudrait reproduire artificiellement l’équivalent d’un Pinatubo tous les cinq ans alors ! Or, ce type d’éruption se produit géologiquement une ou deux fois par siècle ! C’est un cercle vicieux. Une course qui ne peut que se terminer très mal. Je ne suis pas opposé à ce que l’on mène des recherches en géoingéniérie, mais cela doit demeurer raisonnable pour ne pas nous détourner du cœur du problème en matière de limitation des émissions et du développement d’énergies renouvelables à l’échelle planétaire.
Christophe Schoune & Christian Durbrulle pour Le Soir (Belgique)