Europe DANIEL BENSAID : « Un cap ouvert... »
« Quand on parle d’Europe, le » chez soi « cher à François Mitterrand n’a aucune évidence : ni historique, ni géographique, ni culturelle. Moi, je me sens plus Méditerranéen qu’Européen, et je préfère la musique andalouse à Wagner : c’est ainsi, et c’est autrement pour d’autres. Si l’Europe est » ce cap ouvert sur autre chose « dont parle Jacques Derrida, elle peut être une médiation vers l’universel. Après tout, les premiers congrès de l’Internationale communiste prônaient » les États-Unis socialistes d’Europe « et c’est un drame qu’à partir de 1928 le mouvement ouvrier ait renoncé à son propre projet alternatif de caractère européen. Après 1945, l’Europe s’est surtout bâti contre l’Est, et je crois qu’elle est aujourd’hui prise à contre-pied par la politique des multinationales. Il y a une panne du projet européen lui-même : on l’a vu à Lisbonne, avec l’impasse de la politique dite » sociale « . Or, une Europe construite par le haut, dont on nous dit qu’elle serait » née à Pristina « , sans légitimité populaire, sociale ou démocratique, est une véritable bombe à retardement. Il s’agit aujourd’hui de promouvoir à la fois une convergence sociale à la hausse, une subsidiarité intelligente et un espace ouvert, de résistances à la mondialisation libérale. »
Daniel Bensaïd, philosophe, militant de la LCR
* Paru dans l’Humanité le 9 mai 2000.
« Je souhaite que naisse une troisième gauche »
Le Nouvel Observateur, 6 juin 1997
* Les cinéastes anti-loi Debré, les animateurs des mouvements sociaux, Act-up, Ras l’Front, le Syndicat de la Magistrature, manifestent, pétitionnent ou menacent… La campagne électorale n’a donc rien changé ?
Des élections ne sont jamais un coup « nul »… Mais les mouvements apparus depuis des années ne sont pas représentés. Logiquement, des groupes et des individus ont essayé de se faire entendre dans la campagne. Mais, après les élections, les mouvements sociaux reprendront… Une radicalisation des mouvements n’est pas à exclure… La gauche devra compter avec des gens vigilants, qui le mettront en liberté très surveillée…
* Cette perte de confiance est-elle un refus de la politique ?
On vit une situation paradoxale. Un million de personnes étaient dans la rue en décembre 1995. Il y a eu un vaste mouvement contre la loi Debré, une énorme mobilisation anti-FN. Mais des militants, légitimes socialement, ne percent pas aux élections quand ils se présentent — souvent au nom de petits groupes gauchistes… Comme si la dichotomie entre la réalité et la politique était acceptée… Le PS provoque encore trop de méfiance. Quant au PC, il n’a pas su, ou pas voulu, s’ouvrir aux nouvelles luttes. Je souhaite que naisse de tous ces mouvements qui se cherchent une troisième gauche, structurée, qui fasse le lien entre les nouveaux militants, la coupure entre l’engagement social et la lutte anti-Le Pen.
Propos recueillis par Claude Askolovitch.
Daniel Bensaïd : « Rétablir une ligne de front tranchée avec la droite et le centre »
Extraits d’une interview.
Daniel Bensaïd fustige les gouvernements de gauche qui ont accompagné la contre-réforme libérale en Europe, ce qui a provoqué l’érosion de leurs bases sociales. « A partir du moment où l’on détruit les solidarités, qu’on introduit de la concurrence au sein même du salariat avec l’individualisation des salaires, la flexibilité, etc », il n’est pas étonnant selon lui que Sarkozy empiète sur l’électorat salarié : « il exploite une segmentation du salariat qui a déjà eu lieu ». « Le logiciel libéral est entré dans les têtes », et c’est pour lui une défaite historique. Renvoyer celle-ci sur « une simple crispation autour d’un vieux mouvement ouvrier corporatiste est une chimère ». Si l’on veut reconstruire un mouvement social aujourd’hui en ruine, il estime qu’il faut un projet politique ferme, qui inverse le partage des richesses sans se limiter à un slogan, en touchant au droit de propriété. Or cela est aujourd’hui quasiment considéré comme « une énormité pornographique ». De même, face à la mystification du « travailler plus pour gagner plus », il faudrait avoir le courage de maintenir le thème du travailler moins, pour travailler tous et vivre mieux.
Un mouvement altermondialiste utopique ?
Ces dernières années, il pense qu’un projet social s’est exprimé au sein du mouvement altermondialiste, mais sous une forme « utopique ». Cette situation est d’après lui analogue à la floraison utopique des années 1830-1840 : « une période de gestation d’un nouveau mouvement social après la Restauration, où montent les protestations contre l’ordre existant et où l’on entrevoit les possibilités d’autre chose, mais où il n’existe pas les forces pour le porter ni pour le définir ». La résistance au libéralisme a produit un éventail d’utopies sans avoir une orientation politique. « Le budget participatif de Porto Allegre, le commerce équitable, le microcrédit, etc, sont des éléments utiles pour reconstruire un projet, mais qui, en soit, n’en sont pas un ou insuffisamment ».
Mais une partie de la gauche a effacé les repères, notamment au niveau du vocabulaire. Le FN s’est construit une rhétorique de combat pendant que la gauche l’abandonnait au profit de l’euphémisme et de la périphrase. Alors « qu’il faut dire qu’on veut changer la société, qu’on veut changer le monde » : c’est selon lui encore plus urgent qu’à l’époque du manifeste communiste.
La « débâcle » des intellectuels de gauche »
Sur l’aspect culturel, la gauche a longtemps été ancrée sur la culture de l’écrit, sur le monde universitaire, etc. Mais aujourd’hui elle se serait fait écrasée par la « vidéosphère ». Et d’une façon générale, la contre-cultrure de gauche s’est fortement affaiblie. Il pense que le rap et le hip hop par exemple pourraient représenter un nouveau potentiel dans une reconstruction de la gauche.
Il réaffirme également la nécessité de la présence des partis politiques, même si un effort de démocratie interne pourrait être réalisé. Par contre, « il faut faire attention à ne pas plonger dans l’informalité des réseaux, ce serait une régression démocratique majeure ». Il faut d’après lui promouvoir le collectif, avec des moyens de communication transversaux afin de limiter le monopole de l’information.
Le soutien à Ségolène Royal dès le premier tour, de la part d’intellectuels appartenant à l’aile gauche radicale ? C’est pour lui une véritable débâcle : Wacquant, Bouveresse ou Maspero étant parmi les icônes d’une gauche intransigeante. Il y avait auparavant des catalyseurs où les intellectuels et les chercheurs pouvaient s’articuler -et non pas se subsitituer- à une démarche politique, avec notamment le PCF. « Ces ressources ne sont plus aujourd’hui cristallisées nulle part ». selon lui, l’élément unificateur possible serait le marxisme critique, or il est aujourd’hui résiduel.
26 juin 2007 - Simon Grysole
* http://www.regards.fr/article/?id=2785