Reconnaissons à nos pires adversaires le mérite d’une tactique intelligente bien qu’involontaire : en choisissant la construction des minarets comme prétexte de leur campagne, ils ont donné la possibilité à des centaines de milliers de votant-e-s de se prononcer sur tout autre chose que les critères esthétiques de l’architecture religieuse.
La carte géopolitique de la votation fédérale publiée par l’Office fédéral de la statistique est révélatrice. Dans un vert très foncé, les districts qui ont accordé plus de 70 % de leurs suffrages à l’initiative. Par exemple ceux de l’Oberland dans le canton de Berne ; de la Leventina au Tessin ; du Sarganserland dans les Grisons ou du Rheintal à Saint-Gall. Des lieux où la probabilité de voisiner un minaret est nulle et où les femmes voilées ne courent pas les rues.
C’est donc bien qu’il ne s’agit pas de cohabitation difficile entre deux communautés concurrentes des religions du Livre. Un constat renforcé encore par le fait que les grandes agglomérations où vivent la plupart du temps les musulman-e-s ont généralement voté non.
Que s’est-il donc passé pour qu’à Kulm (AG), les minarets deviennent une menace à repousser toutes affaires cessantes ? Certes, les duettistes libyens Hannibal et Mouhammar Kadhafi ont humilié l’Heidiland, brutalement ramené au rang de petite puissance dont le commerce extérieur dépend souvent du bon vouloir de cyniques potentats locaux. Certes, les courbettes de l’officialité genevoise au moindre froncement de sourcil de l’ambassadeur d’Arabie saoudite illustrent une servilité qui tranche sur la légende héroïque d’un pays par essence fier, indépendant et démocratique.
Mais encore ? Eh bien, un monde qui, sous les coups de boutoir de la mondialisation, s’effondre. Un univers paysan où les prix ne sont plus négociés à Berne, mais fixés par le marché mondial du lait ou des céréales. Où les régulations traditionnelles ne fonctionnent plus. Où chaque jour, deux domaines agricoles disparaissent, sous le regard impuissant d’agriculteurs désormais lâchés par la bourgeoisie suisse.
Dans les agglomérations populaires des grandes villes, où l’initiative n’a souvent été repoussée que de justesse, la Tribune de Genève a raison de dire que « Certains, polytraumatisés de la crise, ont glissé dans l’urne un vote de protestation et de méfiance plus que de haine et de défiance ». (30.11.2009)
Laminé par une crise qui s’installe et la peur de perdre son emploi, précarisé et atomisé, le monde du travail cherche ses marques.
Qu’entre victimes des politiques économiques et gouvernementales ne se cimente pas la solidarité, mais se diffuse la méfiance, tient à plusieurs raisons. Le néolibéralisme a inscrit dans les faits — et pas seulement dans les discours — la guerre de tous contre tous, dressant les salarié·e·s les uns contre les autres. La logique de la chasse aux abus a substitué à l’usage solidaire d’une assurance mutuelle la logique de la vindicte des « bons usagers » contre les « mauvais ». Les campagnes haineuses de l’UDC sont venues renforcer la xénophobie officielle qui imprime sa marque aussi bien à la « gestion des flux migratoires » qu’à l’application d’un droit des étrangers et de l’asile fantomatiques. Le réduit national suisse se love dans l’Europe forteresse de Schengen. L’étranger extraeuropéen, voilà l’ennemi. Et quoi de plus extraeuropéen que ces musulman·e·s, même s’ils sont suisses ? Et quoi de plus insolite, au regard des « valeurs » que le président du PSS, Christian Levrat, estime partager avec l’UDC ? L’Islam, c’est quand même le choc des civilisations, non ?
Une bataille a été perdue ; mais, que nous le voulions ou non, la guerre se poursuivra. Déjà, l’UDC affûte ses armes pour lancer la chasse à l’étranger délinquant. Déjà, les démagogues, comme le président du PDC, Darbellay, annoncent des mesures contre la... burqa.
Les milliers de manifestant-e-s qui se sont spontanément réunis dans les rues romandes (une foule de 4’000 personnes à Lausanne, 2 500 à Genève, des centaines à Fribourg, Bienne, Neuchâtel et Sion) ce mardi 1er décembre montrent que le potentiel existe pour relancer actions et mobilisations. Contre toutes les discriminations, pour les mêmes droits économiques et sociaux pour tous les salarié·e·s, contre l’assimilation forcée.
Daniel Süri