La première décennie du 21e siècle a vu l’émergence de nouvelles formations politiques à « gauche de la gauche » dans plusieurs pays occidentaux. Les cas les plus connus sont le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en France et Die Linke (La Gauche) en Allemagne.
Ces partis partagent quelques traits communs : ils sont basés sur un rejet affirmé de la gauche institutionnelle de leurs pays respectifs, s’inspirent en bonne partie du mouvement altermondialiste de l’après-Seattle et prennent la forme d’une coalition composée de militants et militantes provenant de plusieurs mouvements sociaux et politiques (féministe, écologique, antiguerre, extrême gauche, libertaires, groupes communautaires).
Québec solidaire (QS), tout en étant moins connu que le NPA ou Die Linke, partage néanmoins un nombre surprenant de traits avec ces nouvelles formations. Entre autre, une présence électorale croissante qui inquiète et irrite le parti jouant le rôle de la « gauche institutionnelle » au Québec, soit le Parti québécois (PQ).
Depuis sa création en février 2006, QS a ouvertement et publiquement défié le PQ en vue de lui arracher le vote progressiste au Québec. Il a fait valoir avec force que le mouvement ouvrier, les groupes communautaires et les mouvements sociaux devaient avoir leur propre expression politique autonome, distincte et opposée à la pratique et au programme d’un PQ marqués par le « néolibéralisme à visage humain ». Encore plus inquiétant du point de vue du PQ, QS s’oppose à sa stratégie qui consiste à mettre le programme social en veilleuse au profit d’une « grande coalition nationale » et déclare haut et fort l’absolue nécessité de souder l’indépendance (ou la souveraineté) du Québec et le projet social. Selon les propres termes de Québec solidaire, la « question nationale » et la « question sociale » doivent être liées dans une stratégie de transformation sociale.
L’émergence de QS
La genèse de QS est intimement liée à la montée du mouvement altermondialiste. Suite à la grande mobilisation sociale autour du Sommet des peuples à Québec en avril 2001, les précurseurs de Québec solidaire, l’UFP (Union des forces progressistes) et Option citoyenne furent fondés respectivement en 2002 et 2003 avec l’objectif ouvertement déclaré de donner à ce mouvement social une expression politique. Ainsi, lors de sa fondation en 2006, qui a vu la fusion de l’UFP et d’Option citoyenne dans un parti politique unifié, QS se définissait comme « altermondialiste, féministe, écologiste et de gauche ». Ses membres, provenant largement de ces mouvements, sont un rassemblement de militants et militantes jeunes et moins jeunes, issus des milieux syndicaux et communautaires, ainsi qu’un certain nombre de militants d’extrême gauche qui agissent ouvertement sous la forme de « collectifs reconnus » (semblables à des tendances organisés) au sein du parti. [1]
Les défis programmatiques et pratiques auxquels est confronté QS portent une ressemblance frappante avec ceux rencontrés par le NPA ou Die Linke. Bien que l’aspect « anti » de la plateforme ou du programme soit fortement développé , l’aspect « pro » reste encore à définir. En effet, qu’elle est la nature de la société post-néo-libérale envisagée par QS ? Dans son manifeste d’avril 2009, le lien entre le capitalisme et le néolibéralisme est expressément affirmé pour la première fois et la question fondamentale posée ouvertement : « Pour sortir de la crise : dépasser le capitalisme ? »
Ce questionnement est à l’origine de la tentative actuelle de QS de définir son programme. Suite à son 5e congrès tenu récemment et qui était centré sur la question nationale, le parti s’engage à définir les parties socio-économiques et écologiques de son orientation. Lors d’un camp de formation tenu au début de l’automne, les propositions préliminaires de la Commission politique allant vers une position anticapitaliste et écosocialiste ont été reçues avec grand intérêt par les quelque 100 participant-e-s. Mais il reste à voir si ces positions seront largement acceptées par le parti lors des débats internes qui précéderont le prochain congrès.
Au niveau pratique, le rapport entre l’activité électorale et les luttes sociales doit encore être tiré au clair. Avec l’élection à l’Assemblée nationale du Québec d’Amir Khadir en décembre 2008, QS a fait d’importantes percées. Ce jeune parti est maintenant crédité d’un taux d’intention de vote de 7 à 8 % dans les sondages, soit environ deux fois son résultat de 2008. Et, sa figure de proue, Amir Khadir est devenu un personnage populaire et reconnu à travers le Québec, se classant même 3e dans un récent sondage portant sur la popularité des personnalités politiques. [2] Cependant, le lien permanent avec les luttes ouvrières et populaires est encore précaire. Beaucoup de militant-e-s sont retournés à leurs mouvements après la campagne électorale.
Questions ouvertes, nouveaux défis
Comment le parti s’appuiera-t-il sur ses succès électoraux au cours des trois prochaines années, en particulier en dehors de Montréal où la gauche est loin d’être aussi enracinée ? Quel genre de lien organique peut être construit avec les syndicats et les mouvements sociaux à un moment où les luttes de masse semblent être en reflux au Québec ? Ce sont des questions ouvertes que QS doit affronter dans la période qui vient. Un signe positif est la volonté de quelques jeunes militant-e-s de coordonner leurs actions dans les syndicats alors que Québec solidaire commence à jouir d’une plus grande reconnaissance, aval (et soutien dans certains cas) de la part de responsables syndicaux locaux et régionaux.
Il y a évidemment certaines différences essentielles entre l’histoire de la gauche en Allemagne ou en France et celle du Québec. Tant le NPA que Die Linke doivent faire face aux problèmes complexes posés par la présence de partis socio-démocrates ou de gauche dans leur pays et surtout à la question lancinante qui en découle, soit celle des alliances électorales (ou non) dans les élections locales, régionales, nationales et européennes. Au Québec toutefois, il n’y a pas d’histoire de parti travailliste ou de parti communiste de masse. Donc ce genre de questions tactiques n’est pas à l’ordre du jour. En outre, les types d’alliances tactiques posées par le système électoral à deux tours (France) ou par la représentation proportionnelle (Allemagne) ne se posent pas au Québec où prévaut plutôt un système uninominal à un tour. Cependant, une question qui se posera à QS dans un proche avenir sera celle de son attitude envers le PQ, au cas où ce parti devait revenir au pouvoir et convoquer un référendum sur la question nationale. Mais cette question ne se posera pas avant au moins trois ans.
Un problème plus important est la nature du lien avec les syndicats et les mouvements sociaux. En Europe occidentale, il y a une longue histoire de liens organiques entre ces mouvements et les partis de gauche. Au Québec, malgré une histoire d’action radicale par des organisations syndicales et populaires, il n’y a pas d’antécédents historiques sur de tels liens organiques. En dépit du soutien des hautes directions syndicales, le PQ n’a pas de racines organisationnelles dans le mouvement ouvrier. Et le NPD n’a jamais été un facteur politique au Québec. Ainsi, QS fait face à une double mission : arracher à l’influence du PQ des secteurs du mouvement syndical et des mouvements sociaux et, dans un même temps, développer une forme de lien organique qui ne fait pas encore partie des traditions politiques locales. Cette double tâche est loin d’être évidente.
Enfin, la question nationale du Québec pose quelques problèmes stratégiques et tactiques spécifiques à la gauche québécoise, à savoir : quels types d’alliances construire avec des progressistes non-francophones (anglophones et immigrants) qui se méfient de sa position pro-indépendance ? Quels types d’alliances construire avec les peuples autochtones ? Quels types d’alliances devraient être construites avec les progressistes du reste du Canada ?
Il est regrettable que l’influence de QS soit actuellement si faible chez les non-francophones (2 % selon les derniers sondages, ce qui est bien en deçà de la moyenne de QS au niveau provincial de 7-8 %). Bien que des positions intéressantes aient été adoptées sur cette question, elle reste une question à laquelle le parti doit aussi s’attaquer sérieusement au cours des prochaines années. Sur la question des peuples autochtones, Québec solidaire a adopté une position de pleine reconnaissance de leur droit à l’autodétermination. Quant aux liens à construire avec les progressistes canadiens hors-Québec, force est de constater que, pour le moment, aucune réflexion sérieuse n’a été accordée à cette question.
Reconstruire la gauche
En résumé, ma thèse est que Québec solidaire est non seulement de facture semblable aux formations politiques à « gauche-de-la-gauche » qui se développent dans maints pays d’Europe occidentale mais qu’il partage également les mêmes défis. Comme beaucoup de ces nouveaux partis, QS est loin d’être complètement défini et cristallisé. Il s’agit d’un parti en évolution constante, avec un programme inachevé et une pratique encore incertaine. Comment fera-t-il face aux défis à venir - la crise économique et la crise environnementale, son relatif succès électoral, la tâche de se lier au mouvement ouvrier et aux mouvements sociaux – tous ces défis marqueront l’avenir de Québec solidaire et son rôle dans la politique québécoise.
Ces diverses expériences de la gauche-de-la-gauche doivent être replacées dans le contexte historique plus large de la reconstruction de la gauche après l’effondrement du socialisme soviétique et la faillite de la troisième voie social-démocrate. Le philosophe radical français Alain Badiou affirme que nous sommes au seuil d’une « troisième séquence de la politique d’émancipation. » [3] En gros, il avance que la première séquence a vu la montée du mouvement ouvrier au 19e siècle. La deuxième séquence, celle des partis de style bolchevik et des tentatives finalement infructueuses de construire le socialisme au 20e siècle. Alors que la troisième séquence, dans laquelle nous entrons peut-être, verra de nouvelles formes d’action politique qui transcenderont les expériences et échecs du passé. Bien que je ne puisse être d’accord avec sa proposition d’expérimenter de nouvelles formes de pratique politique « à distance de l’État » et « en dehors de la forme parti » (ce qui est beaucoup trop postmarxiste à mon goût, et de surcroît, quelque chose que la gauche a expérimenté pendant deux décennies avec finalement peu de gains tangibles), je pense que l’idée que nous soyons à l’orée d’une troisième séquence de la politique émancipatrice est particulièrement féconde et donc hautement intéressante à explorer. Dans cette perspective, les expériences à « gauche-de-la-gauche » dans les pays occidentaux et celles du « socialisme du 21e siècle » en Amérique latine, prennent une nouvelle dimension et importance historique.
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