Dans un contexte où le commerce international représente 70 % du PIB de la Chine, le modèle de croissance basé sur les exportations s’est pratiquement arrêté. Le Parti communiste chinois (PCC) est conscient de cette situation. Au mois d’avril 2008 le Président Hu Jintao parlait de la nécessité d’abandonner le modèle de croissance basé sur les exportations au profit d’un modèle basé sur le développement de la demande intérieure. En novembre, un crédit d’urgence de 4 000 milliards de yuans a été débloqué à cette fin. L’économie se ralentit et l’objectif « Baoba » du crédit débloqué visant à maintenir le taux de croissance à huit pour cent l’an, semble difficile à atteindre. Cependant, un rythme de croissance plus lent de 5 % à 6 %, taux sur lesquels la plupart des commentateurs semblent s’accorder, reste encore très exceptionnel dans un contexte ou les États-Unis comme l’Europe continuent à sombrer plus encore dans une profonde récession. La résistance relative de la Chine face à la récession mondiale, accélère plus que jamais « l’émergence de la Chine ».
Les avantages de la Chine
Les raisons des performances de la Chine doivent d’abord être recherchées dans le succès exceptionnel de l’État à parti unique dans la restauration du capitalisme sur une période exceptionnellement longue de 25 ans. La devise de Deng Xiaoping « Traverser la rivière en marchant sur les pierres » a permis aux dirigeants les plus importants d’intégrer le capitalisme mondial de manière graduelle et prudente, si bien qu’au début de la crise financière mondiale, l’État détenait encore le contrôle total des leviers de manœuvre de l’économie, donnant à la Chine plus de pouvoir que les États-Unis ou le Royaume-Uni pour endiguer la crise actuelle. Le contrôle de compte de capital de la Chine est encore largement opérationnel, sa monnaie, le yuan, n’étant toujours pas convertible. Le capital des banques, bien que négociable sur le marché des valeurs intérieur et extérieur, reste majoritairement contrôlé par l’État. Ainsi la Chine n’a pas de système bancaire « de l’ombre » (shadow banking), ni de dettes toxiques comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou même à Hongkong. En raison de l’importance colossale du système bancaire clandestin, des milliards de yuans échappent au contrôle des changes pour entrer et sortir de Chine, un facteur qui pourrait devenir problématique pour la Chine dans le cycle de repli financier. Cependant, le contrôle de l’État sur le trafic transfrontalier de devises n’est pas totalement inefficace. En résumé, un pare-feu, bien que percé, existe encore à l’heure actuelle sur les marchés financiers chinois, ce qui permet à la Chine de s’isoler jusqu’à un certain point du resserrement général du crédit. Il en résulte que le marasme économique de la Chine ressemble davantage au modèle classique : une crise de surproduction accompagnée d’une surexpansion du crédit avec une crise du crédit largement inférieure aux niveaux atteints aux États-Unis et au Royaume-Uni. De plus, la Chine a subi sa crise bancaire au tournant du siècle et l’a surmontée aux dépens des travailleurs avec, en particulier le licenciement de dizaines de milliers d’employés de banque. Le gouvernement a effacé des dizaines de milliards de yuans de créances douteuses au profit des banques. Depuis lors, la santé des banques s’est améliorée, avec une chute des prêts non performants qui sont passés de 40 % à 50 % de leurs actifs à seulement 6 %. Pour couronner le tout, l’endettement des ménages comme la dette publique sont faibles comparativement au PIB et restent largement inférieurs à ceux de la plupart des autres pays [1].
Il convient cependant, de manier ces statistiques avec prudence. En Chine aucun chiffre n’est fiable, particulièrement quand il s’agit des dettes des entreprises et des prêts bancaires, intérieurs et extérieurs. Dix ans en arrière, la crise économique asiatique a révélé l’importance du problème des dettes cachées dans les entreprises d’État qui investissaient à l’étranger. La crise mondiale aura encore un impact sur la Chine et, si elle continue à s’étendre, le « pare-feu » chinois ne pourra pas la contenir. Bien que la Chine soit restée à l’abri de ce que certains appellent la « financiarisation » et donc du pire aspect de la crise financière, une crise de surproduction classique pourrait se développer dans la dépression comme ce fut le cas dans les années 1930.
Le taux élevé de croissance économique a conduit plus d’un, y compris à gauche, à accorder un crédit exagérément favorable à la Chine. Le fait est que cette expansion n’a eu que peu d’effet sur le bien être des classes populaires car la croissance de la Chine s’est apparentée à une croissance sans création d’emploi. En 2005, l’OIT a réalisé une étude sur la relation entre la croissance économique et la création d’emplois qui a démontré qu’entre 1990 et 2002, une croissance économique moyenne de 9,3 % n’a créé que 0,8 % environ de progression de l’emploi, progression qui est même négative pour les emplois industriels. Personne ne s’est préoccupé du fait que le taux élevé de croissance économique se soit accompagné d’un taux élevé de chômage [2].
Facteurs sociaux
Pour évaluer correctement la situation économique et sociale de la Chine, il faut étendre le champ d’investigation pour prendre en compte les bouleversements de la société qui ont découlé de la révolution de 1949. La révolution a eu des effets contradictoires sur les paysans et les ouvriers. D’un côté elle a imposé la réforme agraire et de l’autre elle a donné naissance à un État-parti centralisé et bureaucratique, qui maintient un contrôle incroyablement serré sur les paysans et les ouvriers. L’évolution consécutive de la propriété foncière dans le « système de responsabilité des ménages » confère aux paysans les droits d’usage sur une petite parcelle de terre, ce qui constitue actuellement une sorte de sécurité sociale pour les migrants ruraux retournant dans leur village en raison du marasme industriel dû à la crise économique mondiale et du chômage qui en découle dans les villes. Pour eux, le retour au village est préférable à la famine en ville [3]. Par ailleurs, ce système bénéficie également à l’État-parti. L’État peut ainsi traiter ces travailleurs migrants comme de la main-d’œuvre jetable : en cas de crise, il suffit de leur dire de repartir dans leur village pour cultiver leur misérable lopin de terre. Les autorités municipales y trouvent leur compte car ce système disperse une bombe à retardement sociale. À longue échéance, l’efficacité de cette solution est douteuse, mais elle pourrait avoir quelque effet à court et moyen termes.
Si la dispersion des travailleurs migrants dans l’immensité de la campagne s’avère insuffisante, les autorités peuvent toujours s’appuyer sur les moyens de coercition de l’État, dont on sait qu’ils sont particulièrement brutaux et efficaces. Avant 1990, tout en se montrant aussi brutal que l’État dirigé par le PCC, l’État sud-coréen n’eût jamais la possibilité d’éliminer l’ensemble des associations civiles. L’Église, par exemple, ménagea toujours un espace pour les organisations de travailleurs. À l’inverse, le PCC a parfaitement atteint cet objectif depuis les années 1950. Toutes les associations religieuses et civiles chinoises ont été détruites ou ont été cooptées dans la bureaucratie, dans la mesure où même les moines bouddhistes et taoïstes se sont pratiquement transformés en fonctionnaires et ont reçu de l’État un salaire équivalent à celui de l’échelle des salaires de la bureaucratie, avant d’être contraints à renoncer complètement à leur foi lors de la Révolution culturelle. Il n’y avait pas et il n’y a toujours pas de société civile. Il n’y avait pas et il n’y a toujours pas de mouvement social organisé, pas plus que d’opposition politique organisée. Cette réalité sociale et politique explique pourquoi, alors qu’Indira Gandhi, ancien Premier ministre de l’Inde, ne parvenait pas au début des années 1980 à contraindre les femmes pauvres de se faire stériliser au nom du contrôle des naissances, la Chine pouvait réussir aussi efficacement à imposer à sa population de 1,3 milliards d’habitant, la politique de limitation à un enfant par foyer. Ironiquement, la renaissance du capitalisme a créé un espace pour le weiquan (littéralement la défense des droits légitimes de chacun), sans que cela permette d’une quelconque façon la création de syndicats autonomes. L’absence de toute organisation indépendante du PCC et de l’État reste vraie même pour la bourgeoisie. La quasi totalité des chambres de commerce et associations d’industriels ont été fondées et sont dirigées par le parti ou ses agents. Dans son livre China’s New Business Elite (« La nouvelle élite économique chinoise »), Margaret Pearson explique pourquoi la réforme du marché et la naissance de cette classe n’ont pas conduit à la création d’une société civile ou à une quelconque démocratisation : « Les membres de l’élite économique chinoise ont montré peu de volonté de devenir une force politique indépendante. Leur désir d’échapper à la politique, de ne pas s’y engager ni de créer une “société”… Après avoir gagné une indépendance structurelle, ils essaient de recréer des liens informels avec l’État. L’élite économique ne se caractérise ni par la force des liens horizontaux entre ses membres, ni par la force des liens avec d’autres acteurs sociaux, liens qui sont tous deux des marques déterminantes d’une société civile émergeante. » [4]
L’absence de société civile se révèle particulièrement profitable au commerce. L’attrait de la Chine pour l’investissement étranger direct a été le plus important du monde pendant quelques années. Cet attrait n’est pas uniquement dû aux salaires bon marché, d’autre pays émergents ont des niveaux de salaires plus faibles encore. En fait c’est le régime de type caserne institutionnalisé dans les usines qui donne un avantage sur les autres pays émergents et qui incite les multinationales à considérer la Chine comme l’atelier de misère idéal pour la fabrication de biens d’exportation. Alors que la puissance de la bourgeoisie indienne et de leur gouvernement sont sous le contrôle permanent de la démocratie libérale et des organisations de travailleurs, leur contrepartie chinoise est à l’abri de telles contraintes. Un rapport publié par Globalization Monitor, concernant l’usine de fabrication de conteneurs Maersk implantée à Dongguang, dans la province de Guangdong, indique que les salariés sont soumis à une série de soixante treize règles édictées par le « manuel de l’employé ». À l’interdiction de la distribution de brochures, l’interdiction des revendications et l’interdiction des grèves, sanctionnées par le licenciement immédiat en cas de transgression, s’ajoutent, entre autres : « Clause 18. La violation des règles de la cantine, la dégradation du matériel de cantine et les troubles à l’ordre intérieur, incluant mais non limité à : la destruction d’ustensiles, le non-respect des file d’attente, l’oubli des ustensiles sur la table après le repas ou leur restitution à un endroit différent de celui désigné à cet effet, le fait de jeter les déchets et reliefs des repas à un autre endroit que l’emplacement désigné, le fait de laisser de la nourriture, de la soupe, des peaux de fruits, des boissons, etc. répandues sur sur la table ou le sol. Première et seconde infractions : manquement enregistré, troisième infraction : licenciement. »
En 2008, les travailleurs de l’usine Maersk de Dongguang se sont opposés à leurs conditions de vie presque carcérales, par deux violentes grèves. Mais ces deux mouvements ont été durement réprimés avec l’aide des autorités locales et il n’en est résulté qu’une amélioration minimale des conditions de vie des ouvriers. Il n’est pas inutile d’ajouter au passage, que l’usine a atteint un niveau élevé de productivité.
Le succès de la Chine dans ses exportations est également dû en grande partie au partenariat économique avec les États-Unis. Alors que la Chine agit comme un moteur mondial de l’offre, les États-Unis jouent le rôle de moteur de la demande. La Chine ne peut jouer ce rôle que grâce au nouvel ordre néolibéral mondial qui s’est établi depuis 1989, comme l’a pointé du doigt David Harvey [5].
L’État : solution ou problème ?
Pour les nationalistes et de nombreux partisans de la « nouvelle gauche » [6] chinoise, l’État est la solution à la fois aux problèmes liés à l’échec du marché capitaliste et aux tentatives de l’Occident et du Japon de contenir « l’émergence de la Chine ». Ils ne voient pas le revers de la médaille : l’État pourrait aussi être un problème. C’est parce que l’État n’est jamais neutre et particulièrement quand la bureaucratie qui constitue l’appareil d’État est à l’abri de toute forme de contrôle social exercé par n’importe quelle classe sociale. En Chine, depuis les années 1950, la bureaucratie a pratiquement détourné l’État et asservi sa machinerie à sa propre appropriation de la plus-value sociale. À partir de la fin des années 1980, la bureaucratie a choisi de restaurer le capitalisme et a pressuré le pays à au point de pousser de plus en plus les travailleurs au bord de la révolte. C’est l’évolution de la bureaucratie en une nouvelle classe qui accapare les richesses, qu’il est indispensable de prendre en compte pour comprendre correctement, à la fois, les forces et les faiblesses du capitalisme contrôlé par l’État qui caractérise la Chine.
Au cours des vingt-cinq dernières années, le PCC n’a pas pu s’enrichir sans commencer par nourrir une classe capitaliste privée, mais toute mesure de réforme majeure a visé en premier lieu et principalement à enrichir la bureaucratie elle-même. À la fin des années 1980, la réforme des prix a créé ceux qu’on appelle les guandao — les fonctionnaires qui se sont engagés dans la spéculation. Dans le même temps, presque tous les niveaux des ministères d’État ont fondé différentes sortes de sociétés pour faire de l’argent. Les bureaucrates ont également commencé à se transformer en capitalistes. C’est ce qui a conduit le peuple à contester le gouvernement en 1989. Le PCC a brisé toute opposition aux réformes capitalistes et à l’enrichissement encore supérieur de la bureaucratie. Les travailleurs en ont été les plus visés par cette réaction. La tournée dans le Sud en 1992 de Deng Xiaoping a voulu montrer que le PCC a fait un nouveau grand bond en avant vers l’intégration totale dans le capitalisme mondial [7]. Pour assurer le succès de cette avancée, la terreur qui a suivi les émeutes de 1989 n’était cependant pas suffisante. Il était impératif d’infliger une défaite encore plus cinglante aux travailleurs des entreprises étatiques, qui représentaient l’écrasante majorité de la main-d’œuvre urbaine. Cette fois le but de la répression était de diminuer l’effectif du secteur public afin de transformer ces entreprises en sociétés de capitaux compétitives modernes. Plus de 40 millions de travailleurs furent licenciés et toutes les manifestations contre les licenciements furent systématiquement réprimées. Les entreprises nationales, petites ou moyennes, furent privatisées au plus grand bénéfice des bureaucrates au niveau municipal et des précédents directeurs de ces entreprises. Les grandes entreprises nationales tombèrent aux mains de bureaucrates de plus haut niveau pour devenir de grandes entités commerciales, la plupart impliquées dans le marché intérieur et dans l’exportation. Comme l’État ou les municipalités détiennent encore suffisamment de parts pour tenir les rennes, ces bureaucrates de tous niveaux ainsi que leurs alliés, peuvent jouir simultanément des avantages des « entreprises étatiques » et de la « liberté du marché ».
Dans le même temps, une seconde vague de privatisation du foncier urbain (incluant le foncier rural, proche des banlieues des villes) s’amorçait, enrichissant une nouvelle fois les fonctionnaires municipaux et leurs amis.
À tous les niveaux les administrations gouvernementales gèrent leurs propres sociétés dans le but d’assurer des profits substantiels aux bureaucrates, et ce malgré l’interdiction effective depuis la fin des années 1980 [8]. Par exemple, la police gère ses propres sociétés de surveillance, le ministère du Travail gère ses propres sociétés de recrutement, le service de lutte contre l’incendie gère ses propres sociétés de commercialisation d’extincteurs, et ainsi de suite. Ces sociétés sont toujours bénéficiaires car elles utilisent toujours leur pouvoir coercitif pour vendre leurs services à des entreprises et à des usines sous leur juridiction. Par exemple, le service de lutte contre l’incendie oblige les usines à acheter les extincteurs vendus par les sociétés qu’il détient ou à faire face aux conséquences d’un refus : les usines en question peuvent se voir infliger des amendes pour les infractions les plus mineures. Leur fonctionnement ressemble à celui de la mafia, en fait, ces fonctionnaires utilisent souvent la pègre locale pour faire le travail.
La métamorphose de la bureaucratie d’un comportement résolument anticapitaliste à résolument capitaliste s’est ainsi achevée. Ce n’est pas un phénomène nouveau. L’ironie veut que le PCC ait également décrit à l’époque, les dirigeants de l’État-parti du Guomindang des années 1930-1940 comme des « capitalistes bureaucratiques ». La seule différence est que l’actuel État-parti du PCC a institutionnalisé la pratique à une échelle phénoménale qui dépasse largement le modèle du Guomindang. En déduire que l’État chinois actuel est autonome voire méfiant vis-à-vis de la bourgeoisie, prétendre qu’il n’est pas subordonné aux intérêts de classe de celle-ci et par conséquent, que la Chine reste non-capitaliste voire même « socialiste », comme le fait Giovanni Arrighi dans son nouveau livre « Adam Smith à Pékin » [9], est totalement erroné. Sur la base des expériences de l’Europe occidentale, cette analyse considère la bureaucratie et la classe capitaliste comme les deux groupes sociaux entièrement différents voire opposés. Tout au contraire, la bureaucratie chinoise est la classe capitaliste. Martin Hart-Landsberg affirme de façon assez convaincante, que la Chine est depuis longtemps devenue capitaliste, mais il indique comme point de départ la « pente glissante » de la réforme commerciale dans laquelle s’est engagé le Parti communiste chinois [10]). Je pense, au contraire, que la restauration du capitalisme a été un choix conscient de la bureaucratie plutôt qu’une erreur dans le choix d’une politique, car, mise à part la perte de la foi dans le socialisme, ces bureaucrates se veulent être des capitalistes. Deng Xiaoping montrait déjà la voie en 1984, lors de la signature de l’accord parfaitement contraire aux principes du socialisme, entre la Chine et le Royaume-Uni : Le capitalisme libéral de Hongkong doit être maintenu pendant cinquante années après la restitution de Hongkong à la Chine. Plus tard il a été fait mention de propos de Deng Xiaoping indiquant que le capitalisme pourrait perdurer au-delà de ce délai. En 1987 il dit en s’adressant à une délégation africaine : « Ne vous engagez pas dans le socialisme. Faites tout ce que vous pouvez pour assurer la croissance de votre économie. » [11] Sa répression brutale du mouvement démocratique de 1989, a montré que son parti s’est résolument et qualitativement transformé en parti capitaliste.
Il est cependant absolument inconcevable pour certains maoïstes, de faire peser toute la faute sur le seul Deng Xiaoping. Le fait que Deng n’ait rencontré aucune opposition significative et qu’il ait même reçu au contraire une réponse enthousiaste de la bureaucratie, implique qu’il n’ait fait que mettre en œuvre ce que cette dernière souhaitait. Aucun socialiste ne devrait s’en étonner. Même pendant l’époque de Mao, quand la bureaucratie était farouchement anticapitaliste, elle était également largement privilégiée en tant qu’élite dirigeante, détentrice du monopole de la distribution du surplus de la nation grâce à un contrôle exclusif de l’appareil d’État. Comme toutes les élites dirigeants, ces bureaucrates n’étaient jamais satisfaits du montant de leur traitement, pourtant dix à trente fois supérieur à celui des travailleurs ordinaires [12] et ils cherchaient toujours à accaparer plus de surplus de la nation qu’ils n’en méritaient [13]. Leur intérêt fondamental réside dans la restauration de la propriété privée plutôt que dans l’accomplissement loyal de leur mission de fonctionnaire défendant sans limite la propriété collective [14]
C’est confondre la tension permanente actuelle et la tension future que de prétendre, comme le firent certains maoïstes, que la bureaucratie était déjà capitaliste à l’époque de Mao, acceptant faussement l’opinion de celui-ci, qui voulait Liu Shaoshj fut un agitateur capitaliste alors qu’il n’y avait pas le moindre commencement de preuve que Liu était partisan du capitalisme. Liu, ou la bureaucratie en général, ne pouvait pas être des capitalistes dans les années 1960 uniquement parce qu’ils s’appropriaient une part inhabituellement importante du surplus de la nation sous forme de valeur d’usage et une petite quantité de valeur d’échange (des salaires en argent), mais jamais la valeur du surplus, car le commerce était peu développé à l’époque. Mais la bureaucratie, par nature, ne pouvait se satisfaire d’une propriété qui ne s’accompagne pas du droit de transmission des privilèges à ses enfants. Après la mort de Mao, la redistribution des relations entre les forces sociales en Chine et dans le monde a offert à la bureaucratie la meilleure occasion de briser les contraints pesant sur la propriété privée et de se transformer en classe capitaliste. Prétendre aujourd’hui que la bureaucratie chinoise actuelle est toujours au service du socialisme est une grossière erreur.
Toute demande de précision sur le plan de sauvetage actuel illustre à l’envi l’agenda caché de la bureaucratie : le gouvernement persiste à refuser d’en fournir le moindre détail même au Congrès du Peuple, théoriquement l’institution gouvernementale la plus élevée en Chine. Soumis ni à un devoir de transparence ni à un contrôle démocratique, le déploiement des mesures de sauvetage par le gouvernement, ne se fera pas impartialement. Même la presse censurée pense nécessaire de dénoncer la corruption. Le journal Legal Daily affirme que le plan de sauvetage créera « une compétition féroce entre les gouvernements provinciaux pour le financement des projets » et « que derrière ces grands projets il y a toujours une grande corruption » [15]. C’est aussi la raison pour laquelle le plan de sauvetage se concentre sur l’investissement dans les infrastructures plutôt que dans l’augmentation de la part des salaires dans le revenu national même si cette dernière solution est plus efficace dans le règlement du problème du manque de demande de consommation. Cette situation rappelle autre chose : c’est l’intérêt personnel de la bureaucratie qui définit les mesures d’urgence, ainsi que toute réforme.
Pour conclure, à l’inverse de l’ancien bloc soviétique, le Parti communiste chinois est exceptionnellement efficace dans la restauration du capitalisme, car il y parvient sans payer le prix de sa propre désintégration. C’est cette particularité qui donne tous les avantages et le contrôle de tous les leviers à l’actuel État-parti. C’est uniquement ce résultat qui a permis à la bureaucratie de réduire les salaires à un niveau si dramatiquement bas, permettant ainsi une accumulation folle de capital. Selon un rapport de la Banque mondiale, la part des salaires dans le PIB chinois s’est abaissée de 53 % en 1998 à 41,4 % en 2005, chiffre à comparer à celui des États-Unis où cette part atteint 57 % [16]. À l’inverse, la part des profits dans le PIB a spectaculairement augmenté dans la même période. Un intellectuel chinois, Wang Liandi, a écrit que le rapport entre salaire et profit dans l’industrie, est passé de 1 pour 3,1 en 1990 à 1 pour 7,6 en 2005 [17]. Parallèlement à des dépenses extravagantes, les nouveaux riches investissent ou épargnent ce qui explique le taux excessivement élevé d’épargne et d’investissement. La part de l’investissement dans le PIB de la Chine dépasse 40 % depuis des décennies, le double des États-Unis, et se hisse au premier rang des principaux pays d’Asie, y compris la Corée quand elle était au sommet de son industrialisation [18].
Néanmoins, les forces du développement capitaliste ne peuvent pas promouvoir la polarisation entre riches et pauvres sans, en même temps, élever des obstacles à leur futur développement. L’élévation du profit se fait aux dépens des salaires, provoquant ainsi le déclin à long terme de la consommation des ménages. Le pourcentage représenté par la consommation des ménages dans le PIB est passé de 47 % à 36 % entre 1992 et 2006, tandis que le chiffre dépassait 50 % en Corée du Sud, en Inde, en Grande-Bretagne, en Australie et au Japon [19]. La Banque mondiale a indiqué que l’essentiel du déclin de la consommation des ménages en Chine s’explique par le déclin de la part des salaires dans le PIB. Ainsi, l’accumulation rapide du capital en Chine, acquise au prix de l’exploitation brutale des ouvriers et des paysans, crée à son tour des déséquilibres sévères entre la consommation et l’investissement ou, plus précisément, entre la sous-consommation et le surinvestissement, laissant la capacité productive en sommeil, et provoquant à son tour une dépendance croissante par rapport aux exportations de marchandises et de capitaux pour payer les investissements.
L’exportation du problème de la Chine crée encore plus de problèmes.
En 1998, feu le Comité d’État pour l’Économie et le Commerce, a publié un document expliquant sa politique : « Index of Over-Invested Products for Moving Abroad » (« Index du surinvestissement pour l’exportation »). Le titre du document est explicite. L’exportation serait la solution au problème de la surcapacité de Chine et de ses problèmes intérieurs. Le rapport se concentre sur la première série d’industries et de produits à exporter : l’industrie légère, les machines, l’électronique, les motos, réfrigérateurs, téléviseurs etc. [20]
Tandis que les exportations de marchandises ont connu une progression constante, l’exportation de capitaux a attendu l’an 2000 pour progresser par bonds successifs. L’année suivante, le Premier ministre Zhu Rongji, proclamait officiellement sa stratégie de l’expansion mondiale [21]. En peu de temps la Chine est devenue le bailleur de fonds des pays émergents, particulièrement en Afrique.
Tandis qu’Arrighi prétend que la Chine reste socialiste, un article publié en février 2007 par la Beijing Review, admet que le rôle de la Chine en Afrique est capitaliste : « Bien que la Chine ne soit pas colonialiste, elle est un capitaliste prospère en Afrique. La voie qu’elle a choisie sur ce continent est conforme à la logique du marché capitaliste libéral sur la base de libres contrats. Bien que pour beaucoup, le capitalisme implique l’exploitation, les capitalistes chinois doivent restreindre l’exploitation aux limites du cadre de l’OIT et se soumettre aux réglementations locales. » [22].
Il est également avancé que la Chine a d’une certaine manière développé son propre modèle alternatif à la mondialisation conduite par les États-Unis — ce qu’on appelle le « Consensus de Pékin » qui serait en opposition avec le Consensus de Washington.
Même s’il faut admettre qu’il existe quelque chose appelé le « Consensus de Pékin », cela n’a rien à voir avec le socialisme. Ces deux « Consensus » sont au service du capitalisme, le même mode d’accumulation particulièrement hostile au monde du travail, à la justice sociale et aux droits démocratiques. Que la Chine ait « uniquement » privatisé les petites et moyennes entreprises nationales, laissant les grandes aux mains de l’État, que le PCC ait opté pour une transformation graduelle vers le capitalisme plutôt que pour une « thérapie de choc », que l’État intervienne encore lourdement dans le « marché libre », qu’il permette aux responsables locaux, voire ruraux, du parti des initiatives d’industrialisation etc. ne constitue pas une démarche substantiellement différente du néolibéralisme [23]. Si l’État-parti conserve la propriété des sphères de commandes de l’économie, ce n’est pas en raison d’une quelconque adhésion au socialisme, comme le laisse entendre Arrighi, c’est simplement parce que l’élite dirigeante ne peut tolérer d’abandonner le secteur le plus rentable de l’économie. Si le « Consensus de Pékin » est en concurrence avec le « Consensus de Washington », cela signifie uniquement que l’État-parti chinois veut se battre avec les même armes que celles de son adversaire.
En dernière analyse, malgré des tensions occasionnelles, le partenariat économique entre la Chine et les États-Unis a bien fonctionné de part et d’autre jusqu’à un passé récent. Si la compétition est intense entre les deux, il s’agit seulement d’une lutte hégémonique entre grandes puissances capitalistes, rien qui ressemble d’une quelconque façon à une lutte entre une alternative progressiste et l’Empire du Mal.
Avec l’approfondissement de la crise économique mondiale, des figures dominantes de l’élite étasunienne pointent un doigt accusateur en direction de la Chine et font porter la responsabilité de la crise au taux élevé d’épargne de la Chine. Le gouvernement chinois a répondu en se moquant des États-Unis qui font porter la faute sur les autres alors que ce sont les dépenses étasuniennes qui sont à blâmer. En réalité, les deux parties ont raison, car le partenariat économique global Chine-États-Unis est en réalité l’unification de contradictions : Réagissant aux mêmes problèmes de faiblesse du pouvoir d’achat des classes populaires, les élites dirigeantes des États-Unis et de la Chine ont choisi des décisions économiques opposées et dans le même temps, complémentaires. Chacun à sa manière, a résolu ses problèmes respectifs pour un certain temps et continue à bénéficier de la situation. La Chine a dû payer davantage pour le partenariat, mais a obtenu ce qu’elle voulait. Au dessus de la petite part de profit gagnée par les sociétés chinoises, le gouvernement chinois a obtenu un très puissant levier pour influencer les prises de décision étasuniennes. Si le gouvernement des États-Unis joue trop la carte du « double T » (Tibet et Taïwan), le PCC peut toujours réagir en vendant massivement des bons du trésor étasuniens pour attaquer le marché monétaire des États-Unis et le budget de son gouvernement. Les États-Unis et la Chine voulaient donc maintenir ce type de partenariat, au prix de la création d’un déséquilibre mondial à long terme. Aujourd’hui, tous deux veulent se tourner vers un modèle de croissance alternatif, mais la tâche ne sera pas facile. Le gouvernement chinois est très préoccupé par la baisse continue de la valeur des réserves étrangères de la Chine, mais la vente des ses bons du trésor étasuniens n’est pas une option possible. Le partenariat a tellement imbriqué les deux économies, que la vente de ces réserves par la Chine se muerait en catastrophe pour les deux partenaires.
Des règles cachées pour un agenda caché
Arrighi applaudit le modèle chinois pour son « accumulation sans dépossession », mais cette image n’est qu’à moitié vraie. Si les paysans conservent leur petit lopin de terre face à l’industrialisation galopante — dont nous avons pris conscience depuis longtemps [24] — il ne faut pas oublier que leur droit de cultiver un lopin de terre, s’accompagne d’un lourd tribut sous forme de taxes et d’impôts, dont le montant a atteint un tel niveau dans les années 1990 et jusqu’en 2006 qu’il a conduit virtuellement les paysans à la faillite. Le problème des « ciseaux » (la relation inverse entre les prix des produits industriels et agricoles) a été le coup de grâce. Les paysans se sont retrouvés sans épargne ni liquidités. Les millions de migrants ruraux ont commencé à affluer dans les villes à la recherche d’un emploi pour finir sous le joug d’une exploitation brutale par les capitalistes. C’est la dépossession masquée, qu’Arrighi n’a pas prise en compte. À la liste des dépossessions s’ajoutent les 100 millions d’entreprises étatiques avec leurs travailleurs : en perdant leur statut de propriétés collectives, ces entreprises se sont transformées en sociétés par actions.
Pour le moment les lopins de terre des paysans restent leur propriété, mais aucune garantie n’existe à ce sujet. Après la privatisation des entreprises d’État et de la propriété foncière urbaine, la bureaucratie et la nouvelle classe possédante se tournent vars la troisième vague de privatisation, la privatisation de la propriété rurale. Alors que les dirigeants du PCC n’ont pas osé affronter une rébellion en s’attaquant à ce sujet, les néolibéraux, au service des dignitaires locaux et des élites financières, font continuellement pression sur le gouvernement dans ce sens.
Dans le but de passer à une croissance guidée par la demande interne, la Chine ne nécessite rien de moins qu’une redistribution des richesses. La bureaucratie capitaliste et son partenaire mineur, les capitalistes privés, ne permettraient pas sans combattre qu’une part de leurs profits revienne aux travailleurs, sans tenir compte de la rhétorique d’augmentation significative des bas salaires. Tandis que l’État-parti dispose de plus de leviers et de puissance dans la gestion de la crise économique que dans de nombreux pays, l’intérêt de la bureaucratie pour elle-même sert à renforcer les avantages dont elle dispose. Rechercher à travers une substantielle redistribution des richesses, un rééquilibrage de l’économie à long terme, dans le but de renforcer le marché intérieur est une préoccupation totalement négligée, même s’il est possible à court terme, de contenir partiellement les effets de la crise grâce à un renforcement de l’intervention de l’État. Il est même concevable que l’expansion économique de la Chine perdure malgré l’étroitesse du marché intérieur, en exportant le problème cette fois-ci vers les pays émergents aux dépens des travailleurs de ces pays.
Les dirigeants chinois ressemblent à bien des égards à la junte coréenne, mais à une échelle dix fois supérieure : un régime autoritaire qui soutient activement l’accumulation rapide et l’exportation aux dépens des travailleurs en déniant les principes de base des droits civiques et des droits des travailleurs [25]. Pour Naomi Klein, le régime chinois est comparable au Chili de Pinochet : une économie libérale combinée à un contrôle politique autoritaire, renforcé par une répression sans faiblesse [26] En maintenant une autorité sans faille, la crise financière renforce encore plus la confiance en soi du PCC [27].
Pourquoi l’image réelle de la Chine reste-t-elle invisible pour un si grand nombre de gens ? Une des raisons est qu’ils prennent trop à la lettre la rhétorique de la bureaucratie et qu’ils croient en la réalité de la politique officielle de la Chine basée sur l’éradication de la pauvreté, l’amélioration du revenu des paysans, l’adoption de lois sociales protégeant les travailleurs. Ils ne sont apparemment pas conscients du fait que les lois écrites ne sont pas nécessairement contraignantes. Depuis les années 1950, la bureaucratie chinoise est gouvernée par toute une série de règles secrètes non écrites, ce qui était déjà vrai depuis deux mille ans, quand la Chine était dirigée par une bureaucratie professionnelle avec l’empereur au sommet. Dans l’introduction d’un essai sur les lois « Zhongguo fazhi shi » ou « Histoire des Lois en Chine », l’auteur admet que « aujourd’hui derrière le paravent des lois écrites, survivent obstinément certaines règles non écrites, qui pour la plupart sont l’héritage de traditions millénaires. Peu importe qu’elles vous plaisent ou non, peu importe qu’elles soient progressistes ou régressives, elles existent objectivement et elles fonctionnent. » [28]
Le but des règles cachées est évident : elles sont au service du programme caché de la bureaucratie, pour être plus clair, son propre enrichissement.
Un troisième élément dans la politique de la bureaucratie est le guanxi [29], qui est un concept central pour comprendre la politique en Chine. Ce concept désigne le réseau personnel d’influences, mais il faut davantage l’appréhender comme une relation patron-client, voire même comme un réseau mafieux. La bureaucratie chinoise est pratiquement organisée en cliques qui s’affranchissent des lois et des règlements, voire même du pouvoir des administrations centrales. Cette bureaucratie constitue l’obstacle majeur à tous les niveaux de l’administration et de l’application de la loi.
La révolution de 1949, malgré son succès, est également déformée en profondeur par la bureaucratie et a reconstruit une bureaucratie toute puissante. Partiellement grâce à sa longue tradition de politique bureaucratique — programme secret, règles cachées et guanxi — la bureaucratie est capable de déconstruire n’importe quelle contrainte réglementaire établie par la révolution et la Constitution et, en fin de compte de se transformer en une nouvelle classe d’exploiteurs. Ceci ne nie pas la possibilité de réformes dans le futur, mais aucune réforme significative menée par l’État-parti n’est concevable sans un bouleversement social. Les travailleurs ont déjà résumé leurs expériences en un mot : Grandes luttes, grandes victoires ; petites luttes, petites victoires ; pas de lutte, aucune victoire.
La Chine va-t-elle s’éveiller ?
Avec la perspective de l’effondrement de l’économie de marché, il ne fait aucun doute que l’État chinois à parti unique dispose d’avantages certains par rapport aux États-Unis et à la Grande-Bretagne pour imposer des contre-mesures. Au final la Chine peut tirer profit de cette situation pour s’imposer comme une des plus grandes puissances si aucun changement social n’intervient dans l’État à parti unique. Ce ne serait pas seulement un désastre pour les travailleurs chinois, mais également pour l’ensemble de la classe ouvrière mondiale, car le capitalisme enrégimenté à la chinoise pourrait devenir le modèle mondial d’exploitation des travailleurs.
Cependant la future suprématie du capitalisme enrégimenté à la chinoise, n’est pas une fatalité. Pour hégémonique qu’il soit, l’État-parti fonctionne également de manière contradictoire. Il est efficace pour contrôler la population mais il perd progressivement le contrôle de lui-même. Il ne peut contrôler sa propre voracité, ni sa corruption, ni même sa taille. Depuis des décennies, le nombre de fonctionnaires n’a fait que croître malgré les directives contraires répétées du gouvernement central. Le scandale du lait frelaté n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’importance de la corruption, qui se traduit par une méfiance et une haine profonde de la population pour les responsables gouvernementaux, la désintégration du tissu social amenant un nombre croissant de citoyens au bord de la rébellion. Le ressentiment envers les responsables officiels est tel que la moindre altercation dans la rue peut rapidement dégénérer en affrontement entre la police et une foule importante [30]. En un mot, la répression se retourne contre l’État. Cette situation complique singulièrement le transfert du fardeau de la crise économique des épaules de l’État sur le dos des travailleurs. En résumé, la future direction de la Chine sera déterminée par une confrontation sociale permanente entre les possédants et les dépossédés.
La situation actuelle ne laisse cependant aucune place à l’optimisme. La bourgeoisie privée n’est qu’une excroissance de la bureaucratie. Les intellectuels continuent la dérive vers la droite. Les libéraux ressemblent davantage à des néolibéraux [31]––, et nombreux sont ceux qui savent que la nouvelle gauche a terminé sa mutation vers le nationalisme, certains de ses membres en étant même au point de faire l’apologie de l’État-parti monolithique pour hier et pour aujourd’hui [32]. La jeunesse semble bien meilleure. Un commentaire publié sur Internet en réponse au prochain 90e anniversaire du Mouvement de 4 mai, un mouvement de jeunes en 1919 qui aspiraient à la liberté individuelle, à la démocratie et à la renaissance nationale, reflète bien la profonde apathie politique de la jeunesse actuelle. « Les jeunes ne se préoccupent que de leur intérêt personnel et l’idée du 4 mai est maintenant totalement obsolète. » Les diplômés de l’enseignement supérieur font l’expérience de la mobilité sociale descendante parce que l’inflation galopante ne s’accompagne pas de créations d’emplois. Mais il ne leur vient pas à l’esprit de s’unir avec la classe ouvrière comme l’ont naguère fait les étudiants coréens. Le choc sur les esprits de la répression exercée par le PCC en 1989, est toujours ressenti aujourd’hui.
Perspectives du mouvement ouvrier
Cependant, un aspect positif du rétablissement du capitalisme en Chine, par opposition à ce qui s’est passé dans l’ancien bloc soviétique, est l’accélération de l’industrialisation. Grâce à ce mouvement, le nombre de salariés croit continuellement en Chine pour représenter maintenant la moitié des travailleurs et un quart des salariés dans le monde. Leur position centrale dans le système de production et de distribution leur donne potentiellement une force sociale extraordinaire, la seule force capable d’arrêter et finalement de changer radicalement la direction vers laquelle se tourne la Chine d’aujourd’hui. Pour le moment, ils constituent encore une classe « en soi ». Il n’y a pas de mouvement ouvrier au sens strict. L’ACFTU (All China Federation of Trade Unions – Fédération pan-chinoise des syndicats) est essentiellement un composant de l’appareil d’État et une de ses misions consiste à monopoliser le droit de créer des syndicats. Bien que l’ACFTU ait joué nécessairement un rôle de coercition jusqu’à présent, par exemple en mettant en œuvre la planification de la fécondité (en délivrant des « permis de grossesse » aux travailleuses comme preuve indispensable de « grossesse légale »), l’époque de Mao et l’époque de Deng sont très différentes. Avant la réforme, les syndicats officiels étaient également responsables de l’attribution des appartements aux travailleurs et de la validation de leurs frais médicaux. Ce sont des pouvoirs considérables. Malheureusement ces avantages ont disparu à la faveur du rétablissement du système capitaliste, du marché du travail, et l’ACFTU a virtuellement perdu toutes ses fonctions de défenseur du bien-être social.
La tendance est à la suppression du contrôle direct des syndicats locaux et nationaux par l’AFCTU et à la transformation des directions syndicales en outils au service des nouveaux patrons. Dans les entreprises privées, les syndicats maisons ne sont qu’une simple formalité et il est courant de voir que le rôle de président de ces syndicats est tenu par le directeur du personnel. Il n’est donc pas surprenant de voir que la part des salaires dans le produit national est descendue à un aussi faible niveau malgré la présence du président de l’ACFTU dans le bureau politique du Parti Communiste Chinois et malgré ses 193 millions de membres. L’ACFTU ne lance jamais de mot d’ordre de grève contre l’État ou les patrons, quelle que soit la manière dont les travailleurs sont traités [33].
Depuis 2006, en prenant Walmart pour cible, l’ACFTU semble mener une politique plus volontariste dans l’organisation des travailleurs, ce que les syndicats d’autres pays peuvent percevoir comme un signe encourageant. En réalité, deux ans après la tentative d’organisation chez Walmart, le responsable du syndicat maison de Walmart à Nanchang, Gao Haitao, a été forcé à démissionner du syndicat et de l’entreprise non seulement parce que le patronat court-circuitait le syndicat dans la négociation de la convention collective, mais également parce qu’au niveau national, l’AFCTU avait en pratique soutenu la direction en rendant les choses difficiles pour Gao. Profondément déçu et frustré, Gao a également quitté Nanchang.
L’affaire Ole Wolff est un autre exemple de la manière utilisée par l’AFCTU pour étouffer le syndicalisme et la base. Ole Wolff est une société danoise qui détient une usine électronique à Yantai, dans la province de Shangdong. En 2006, les ouvrières ont décidé de fonder un syndicat dans l’entreprise après une grève contre des réductions de salaire et des licenciements. Cette initiative s’est heurtée à l’hostilité de l’AFCTU locale même si, en fin de compte, les ouvrières ont réussi à faire enregistrer la création du syndicat. En deux ans, le patron a licencié les neuf dixièmes des ouvrières dont la presque totalité de la direction syndicale, sans que l’AFCTU ne lève le petit doigt. Le syndicat de l’entreprise, d’une manière totalement innovante en Chine, écrit au syndicat danois 3F pour demander sa solidarité et obtint une réponse positive. 3F fit pression sur la direction de l’entreprise pour qu’elle indemnise six représentants du personnel qui avaient été licenciés, mais ne parvint pas à contraindre la société à négocier avec le syndicat de l’entreprise. Vers la fin de l’année 2008, l’AFCTU félicita la société pour son respect de la réglementation alors même que c’était complètement faux [34].
Dans la province de Guangdong, sont maintenant disséminés des centres d’aide juridique aux travailleurs, certains créés depuis Hongkong, d’autres à partir d’initiatives locales. Ces centres sont souvent enregistrés avec des sociétés commerciales comme seuls propriétaires, car ils ne peuvent espérer en aucun cas obtenir une licence d’exploitation d’une association de travailleurs. Ces centres sont si vulnérables que nombre d’entre eux préfèrent éviter de fonctionner dans des régions industrielles car les autorités locales détestent l’idée de leur permettre de rencontrer directement les travailleurs. « Dagongzhe », ou Travailleurs, était un centre de travailleurs situé dans la région industrielle de Shenzhen. Le responsable de ce centre, Huang Qingnan, a été sérieusement blessé l’année dernière à la suite d’une agression au couteau menée par des gangsters, après que le centre a fait l’objet de pressions répétées. [35]
En plus des centres pour travailleurs, il existe des heilüshi, ou « juristes aux pieds nus », qui sont souvent des autodidactes sans aucun droit de pratiquer une quelconque profession d’auxiliaire de justice. Certains d’entre eux sont eux-mêmes des travailleurs qui sont devenus familiers du droit du travail après des années d’engagement dans des actions juridiques contre leurs patrons. En général les centres pour travailleurs comme les « juristes aux pieds nus » rencontrent l’hostilité de l’AFCTU provinciale qui voit en eux des fauteurs de troubles et des adversaires potentiels. En un seul point, dans la ville Guangdog, l’ACFTU a ouvert un centre officiel pour travailleurs avec le même nom qu’un autre centre, fondé bien avant par des citoyens ordinaires, afin de concurrencer ce dernier. En 2007, l’AFCTU locale de Shenzen s’est alliée au gouvernement local pour s’attaquer au centre pour travailleurs et aux « juristes aux pieds nus » de la ville. Après les bâtons, les carottes : L’AFCTU de Shenzen a coopté soixante de ces « juristes aux pieds nus » à condition qu’ils s’engagent à ne pas entrer en contact avec la presse étrangère et à ne pas rechercher le financement d’associations étrangères [36].
Il existe cependant des raisons plus profondes que la répression d’État, à la difficile naissance du mouvement ouvrier. D’abord et avant tout, la profonde division de la classe ouvrière en deux catégories, le secteur d’État et les travailleurs migrants venus des campagnes. Cette division est si profonde que non seulement il n’y a pas de luttes communes, mais également aucun échange d’idées et de très rares mariages entre catégories. Bien que les travailleurs migrants n’aient pas fait l’expérience [débilitante] de la liquidation des entreprises étatiques, ils ne possèdent pas non plus de mémoire collective en tant que classe. Ce sont des nongmingong, littéralement des ouvriers-paysans, plus paysans qu’ouvriers, non parce qu’ils labourent effectivement la terre (en fait plutôt rarement pour la plupart), mais parce que le système hukou [des permis de résidence] agit comme une sorte d’apartheid social, qui les empêche de faire venir leur famille en ville et d’y établir leurs racines. Quelle que soit la durée de leur séjour dans les villes, ils savent que ce séjour est temporaire. Il est donc difficile dans ces conditions de forger une conscience de classe.
Mais ils ne sont pas entièrement passifs pour autant. Les travailleurs migrants ruraux ont déclenché de nombreuses grèves spontanées contre leurs patrons et contre les autorités locales. Ces grèves spontanées sont souvent partiellement victorieuses et elles sont si fréquentes que l’interdiction de facto de la grève par les autorités locales [37]) a depuis longtemps disparu avec pour conséquence l’obligation pour le gouvernement local d’apprendre à vivre avec cette réalité.
S’organiser reste cependant toujours difficile et, sans organisation, la résistance ouvrière reste fragmentée et inefficace pour mener à une substantielle redistribution des richesses ou à la confiance dans une résistance collective. L’étape suivante de la lutte sera probablement une lutte pour défier l’interdiction des organisations. Comment interviendra-t-elle ? Nul ne peut le prédire aujourd’hui. Les luttes spontanées des travailleurs ont atteint le résultat inattendu de former de petits cercles de militants individuels et à partir de ce milieu a pu se forger un réseau de militants distendu ou parfois un peu plus intégré. Les patrons comme les autorités doivent vivre avec cette situation tant que les militants restent capables de combiner courage et prudence. L’initiative de création d’organisations ne se limite pas au monde du travail. Dans la récente affaire du lait contaminé, les victimes ont pratiquement fondé leur propre organisation en faisant entendre leur voix et jusqu’à présent, les gouvernements locaux se sont contentés de les harceler sans oser les disperser de peur que de telles actions ne mènent à une explosion de mécontentement social. Il ne s’agit encore que de cas individuels, mais la crise économique actuelle crée des possibilités supplémentaires pour les militants de développer un réseau dense à défaut de créer des organisations officielles.
Un autre obstacle sera cependant plus difficile à franchir : le socialisme est profondément discrédité. Dès qu’on parle de socialisme à un militant ouvrier, sa réponse est souvent la même : comment bâtir quoi que ce soit de neuf sur les vieux débris du parti communiste ? Bien sûr le degré de cynisme par rapport au socialisme est différent selon les industries et les régions, mais l’indifférence générale pour la politique de gauche est trop évidente pour être niée. Peut-être faudrait-il l’impulsion de victoires de la gauche dans certains pays pour revitaliser la crédibilité du socialisme en Chine.
Le parti d’État en Chine est bien plus fort que le régime de Soeharto en Indonésie à la veille de 1997, mais même si le scénario d’un effondrement soudain, comme en Indonésie, n’est pas très vraisemblable, il persiste un espoir d’une expansion graduelle d’associations civiles et d’organisations ouvrières. Les militants doivent apprendre la patience dans cet affrontement à long terme entre les possédants et ceux qui n’ont rien. À cela il faut ajouter, avec l’absence de liberté d’expression, qu’il est très difficile pour les commentateurs chinois comme étrangers de savoir quelle est la situation réelle en Chine. Ainsi, toute évaluation de l’évolution future de la Chine est obligatoirement plus spéculative que scientifique. Nous devons nous préparer à des chocs spectaculaires dans les mois et les années qui viennent.
Hongkong, le 3 septembre 2009