Daniel Bensaïd est décédé le 12 janvier 2010. Il était l’une des figures les plus originales et les plus estimables de la gauche française. Ses compétences et ses activités ne pouvaient qu’impressionner : dirigeant politique et homme de parti, intellectuel maniant avec un talent d’écrivain le pamphlet et l’essai théorique, orateur brillant aux réparties cinglantes, parcourant le monde pour répandre la révolution, enseignant de philosophie à l’Université de Paris VIII, dandy révolutionnaire puis prophète décharné par la maladie et désarmé par les temps, camarade, amant, ami, mentor… Toujours chaleureux, il agaçait ou séduisait, fascinait et forçait le respect. Internationalement connu, il s’adressait avec simplicité aux jeunes militants comme aux intellectuels les plus renommés. Pour beaucoup, il était un modèle. Quels que soient les désaccords que l’on pouvait avoir avec lui, on reconnaissait sa rigueur et son honnêteté intellectuelles, sa cohérence et sa ténacité.
Tel que je l’ai connu, sa vie me semble partagée en deux. Jusqu’à la fin des années 1980, Daniel est l’un des plus importants dirigeants de la de la IVe Internationale et de sa section française. Venu d’une famille marquée par l’histoire (un père juif « miraculé » de Drancy, une mère fille de Communards), il quitte le PCF pour fonder la Jeunesse communiste révolutionnaire avec Alain Krivine et Henri Weber. Il joue un rôle important en 1968, participant à la création du Mouvement du 22 mars avec Daniel Cohn-Bendit. Pendant des années, il dirige au quotidien la « Ligue », dont il est l’un des principaux théoriciens. Il est dur avec les opposants, peut-être plus encore à l’intérieur de l’organisation qu’à l’extérieur de celle-ci. Il se trompe beaucoup : en France jusque tard dans les années 1970, puis au Portugal et en Espagne, il pense que la révolution socialiste est imminente, que la social-démocratie est morte. Il avance jusqu’au bout que les pays de l’Est sont des « États ouvriers dégénérés »… Cependant, la Ligue est une tête chercheuse qui s’implique dans tous les mouvements sociaux : les grèves ouvrières, la solidarité internationale, les luttes antiracistes, les révoltes étudiantes et, de façon plus tourmentée, les mobilisations féministes ou écologistes. Faute de diriger une révolution, Daniel Bensaïd participe à l’animation d’une bonne partie de ce qui bouge dans la société française, et contribue à l’avènement d’un monde plus tolérant et plus juste – ou du moins à limiter les injustices massives qui grèvent toujours notre société. Avec la IV° Internationale, il joue aussi un rôle important hors de France, notamment aux côtés de ses camarades au Brésil où il effectue de longs séjours. Il y gagne un écho très fort (la première personne qui m’apprit son état critique fut une doctorante brésilienne venant étudier sa pensée et qui cherchait un professeur qui accepte de prendre le relais d’un Daniel alité), et une ouverture internationale exceptionnelle chez les intellectuels et dirigeants politiques français.
La chute du mur de Berlin et le triomphe de la vague néolibérale coïncident pour lui avec la déclaration de sa maladie. Contaminé par le virus du SIDA, l’invention des trithérapies lui donne un répit de plusieurs années. Il prend du recul par rapport à l’activité politique quotidienne. Son écriture se fait plus théorique et plus essayiste : sur la trentaine d’ouvrages qu’il a publiés, 25 sont postérieurs à 1989. Il ne tombe pas pour autant dans la nostalgie ou le retrait contemplatif. De façon remarquable, son énergie reste tournée vers la vita activa, toutes ses fibres le poussent à l’engagement. Le retour critique sur les erreurs du passé n’est pas son fort, et il ne se passionne pas pour l’élaboration d’un projet de société émancipée pour le XXI° siècle. Sa verve polémique contre l’air du temps est en revanche brillante. Il fonde cercles et revues, acquiert une véritable stature intellectuelle. Son orientation théorique subit une inflexion majeure. Le messianisme révolutionnaire soixante-huitard, appuyé sur le Lukacs d’Histoire et conscience de classe et qui proclamait l’imminence de la Révolution, fait place à un messianisme angoissé. Il invoque des figures peu courantes sous la plume d’un intellectuel trotskyste, comme C. Péguy ou M. Proust. S’appuyant sur W. Benjamin, il récuse radicalement la théorie de l’histoire comme progrès, revendique la vision des vaincus et la tradition des prophètes désarmés, met l’accent sur l’interruption apocalyptique du cours des choses ordinaires : « L’événement est une entaille ouverte dans les veines obscures du temps. La coupure vive d’un présent. La possibilité d’une rencontre. D’une Révélation. D’un télescopage titanesque entre un passé à jamais inachevé et un futur à jamais incertain. D’un rendez-vous toujours manqué » (Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Plon, Paris, 1990, p 136).
D’une certaine manière, Daniel Bensaïd est alors un Walter Benjamin qui serait devenu l’intellectuel organique d’un parti d’avant-garde – une forme qu’il défendra jusqu’à son dernier souffle, participant activement à la naissance du Nouveau Parti anticapitaliste. La position était difficile à tenir jusqu’au bout, et c’est sans doute à la condition de prendre des distances avec le quotidien qu’elle pouvait sembler cohérente. Elle n’en avait pas moins une grandeur certaine. Lorsque les progrès historiques coexistent avec des menaces nouvelles et des injustices massives, lorsque les avancées et les reculs semblent se mêler de façon inextricable, lorsque ce qui semble possible est à l’évidence complètement insuffisant, les « sentinelles messianiques » sont plus que jamais nécessaires. Daniel nous manque déjà.
Par Yves Sintomer