Ce sont ses mots que nous avons d’abord connus.
Nous étions un groupe de jeunes étudiants révolutionnaires engagés dans la lutte contre la répression et la misère matérielle et morale du franquisme. Nous avons vécu de loin Mai 68, avec émotion, et une jalousie évidente devant ces barricades et ces usines occupées. Nous avions l’idée que cette lutte annonçait ce que nous cherchions nous-mêmes, sans bien savoir ni où ni comment.
C’est alors que nous avons lu son livre et nous avons pensé que, pour nous aussi, Mai pouvait être une répétition générale.
Nous avons voulu en savoir plus. Et Robs est venu, notre « passeur », et il est resté avec nous, et il le restera. Effectivement nous avons appris bien plus. Nous sommes devenus internationalistes par contact. Nous avons appris que l’internationalisme, avant même d’être un programme, était une fraternité radicale. De ce jour, la Ligue n’a jamais manqué au rendez-vous. Quand nous avons fondé notre organisation, nous avons pris le nom de LCR, pas comme une simple copie, mais pour ce mélange chaleureux d’objectifs révolutionnaires partagés, orgueil et amitié.
Bientôt, nous nous sommes enfoncés dans un de ces débats doctrinaires et absurdes de cette époque : le Front unique était-il ceci ou au contraire cela, une stratégie, une tactique, ou une orientation politique... enfin, des histoires... Certains d’entre nous, activistes avant tout – ou plutôt gauchistes, dans le bon sens du mot – pensaient que l’unité dans l’action, c’était bien, mais au-delà, les choses n’étaient pas claires. Les camarades qui se voulaient orthodoxes, nous assomaient de citations de tel ou tel classique. Nous étions en plein doute et nous avons décidé de consulter la Ligue. C’est comme ça, qu’un jour de 1972, Daniel Bensaïd est venu à Barcelone.
Nous avons tenu une réunion dans un de ces appartements clandestins, assez sûrs, pas d’une propreté impeccable, plutôt modestes, et surtout solidaires. La question du Front unique nous a pris peu de temps : nous sommes tout de suite tombés d’accord. Et puis nous avons parlé passionnément de politique, de la révolution indochinoise, de la guerre civile espagnole, de nos partis et de nos journaux, Rouge et Combate, de la IVe internationale, de l’exercice de la démocratie militante y compris dans des conditions de clandestinité, de la lutte pour l’amnistie des prisonniers politiques – un objectif essentiel qui ignorait la frontière des Pyrénées –, le renversement du franquisme que nous imaginions proche... Enfin, nous avons parlé de tout, et du reste. A la fin de la réunion, Daniel Bensaïd était devenu Bensa pour nous, « el Bensa ». Un camarade, mais plus qu’un camarade.
Ensuite, nous avons partagé questions et réponses, de l’enthousiasme initial face à l’agonie du franquisme où tout paraissait possible, à la brutale déception qui s’en est suivie. Nous avions partagé des certitudes ; ce fut plus difficile de partager des doutes, dans ces obscures et difficiles années 80.
Nous n’aimions pas nos désaccords. Quand ils sont apparus, nos deux Ligues ont choisi la prudence et le respect mutuel. L’amitié n’a pas été entamée, mais une certaine distance s’est créée au début des années 90.
Pendant quelques années, dans les discussions et les échanges très fréquents avec Bensa, nous parlions à peine de la situation espagnole : « Comment vont les choses ? » « Bon, plus ou moins » et nous passions au Brésil, à la France, à l’Italie ou au Mexique ; ou à parler d’un de ses livres ou un de ses articles qui inauguraient une période d’élaboration torrentielle d’une puissance et d’une originalité incomparables.
Un jour, dans un campement de la IVe Internationale, les jeunes militants qui, enfin, rejoignaient notre organisation, ont découvert Daniel Bensaïd et Daniel les a découverts, elles et eux. Nous avons partagé alors la joie et l’espérance de la continuité retrouvée. Nous avons recommencé à parler de projets et de tâches en Espagne. Et pour ces jeunes Daniel Bensaïd est redevenu Bensa, « el Bensa ».
Aujourd’hui, dans les hommages qui nous parviennent, le mot le plus fréquent pour parler de Daniel est : « irremplaçable ». Pour la chaleur des rapports personnels et l’affection qu’il portait, évidemment. Mais aussi au sens politique, militant. Je me suis demandé en quoi il faudrait le remplacer et nous pouvons craindre aujourd’hui que cela nous soit impossible. Je crois que depuis longtemps déjà, les organisations anticapitalistes se trouvent face à des portes sans clé, qui bloquent le passage. Ces quinze dernières années, plus particulièrement, Daniel a consacré tout son talent et son incroyable énergie à forger des clés qui ont permis d’ouvrir, ou tout au moins d’entrouvrir certaines portes : la relecture de Marx, par exemple, pour « l’arracher au grand sommeil orthodoxe » ; ou encore la remise en chantier de la nécessaire convergence entre la politique révolutionnaire et les organisations et les mouvements sociaux ; ou l’analyse des contradictions entre révolution et pouvoir, qu’il a engagée dans un livre précurseur, qui n’a pas eu – à mon avis – l’attention qu’il mérite, et qui s’appelle justement « La révolution et le pouvoir » ; ou la mémoire critique de l’histoire du trotskisme pour « donner un avenir au passé ».
Mais c’est plus particulièrement aujourd’hui, avec les derniers et les plus polémiques chapitres de « l’Eloge de la politique profane », qu’il s’est le mieux approché de la porte fermée de la stratégie révolutionnaire qu’appelle notre époque. Forger la clé de cette porte sans lui nous sera très difficile, mais il faut l’essayer.
Dans l’un de ses derniers messages, il m’écrivait : « Je redécouvre avec ravissement Stevenson dont je n’avais lu que ’l’Ile au trésor’, c’est génial, au carrefour entre Melville, Conrad et Dickens ». Et il ajoutait un de ces commentaires typiquement bensaïdien : « … Et de plus le type est sympa. »
J’ai acheté et lu ce livre, dont le titre « Les trafiquants d’épave » pourrait servir de devise à Wall Street. C’est effectivement une courte nouvelle, drôle et intelligente, qui parle de cupidités, d’illusions et d’aventures en mer, à la recherche de trésors imaginaires.
En voyant une des photos récentes de Daniel, j’ai pensé qu’il pourrait passer pour un marin plein de sagesse et d’espérance, au visage halé par l’air du large, averti des vents et des tempêtes.
C’est cette image que je veux partager avec vous, et plus particulièrement avec toi, Sophie, qui l’a accompagné dans tant de traversées, parce que j’y ai trouvé un peu de réconfort. Cela me permet de l’imaginer gonflant les voiles de notre embarcation de luttes et de rêves qui poursuivra sa course pleine d’écueils, à la recherche de l’île inconnue de l’émancipation humaine.
Le mouvement libertaire, chez nous, a repris une ancienne et belle expression pour prendre congé de l’un des siens. Je ne vois pas de meilleur adieu à Bensa, mon collègue, mon camarade, mon ami véritable : « Que la tierra te sea leve ». « Que la terre te soit douce ».
Moro