Je souhaite aborder dans cette contribution au débat deux questions qui me paraissent aujourd’hui essentielles : à quel point les (et la) crises écologiques nous conduisent à repenser (positivement) notre programme de transformation sociale et à quel point cette tâche se heurte en France à des difficultés spécifiques dues, notamment, à la puissance économico-politique des lobbies pollueurs, prédateurs.
Non pas que rien ne change, bien au contraire. Au cours de la dernière décennie, la vision de l’écologie humaine a beaucoup évolué et ce même en France, même dans les mieux de tradition marxiste. La revendication écologique n’est plus perçue comme un luxe, répondant à des aspirations petites-bourgeoises et condamnée à s’effacer devant l’urgence de la revendication sociale en attendant des lendemains plus verdoyants. L’enjeu environnemental n’est plus considéré comme une question marginale, située à la périphérie de l’organisation capitaliste de la production et des grandes polarités de classes.
Le lien intime entre l’écologique et le social est aujourd’hui clairement mis en lumière, de même que l’impact très direct des dégradations de l’environnement sur la santé publique (pollution de l’air...) ou la pauvreté (destruction des sols...). La multiplication des désastres ponctuels (marées noires à répétition...) et l’émergence d’une crise écologique à dynamique globale, d’origine humaine, montrent que l’urgence environnementale n’est en rien moindre que l’urgence sociale. Les secteurs les plus directement concernés (énergie, transports, gestion des ressources, agro-industrie...) sont au cœur de l’économie capitaliste dont le mode de production est en cause dans ses rouages les plus essentiels (logique du profit, rapports sociaux de domination, imposition du marché mondial...).
Une particularité française bien lourde à porter
Pourtant, l’intégration de l’écologie à la politique de transformation sociale n’est encore que très partiellement réalisée. Il ne s’agit en effet pas seulement d’insérer un chapitre environnemental dans le programme de la révolution. Il faut en revisiter toutes les parties à la lumière des questions posées par les (et la) crises écologiques ; comme il a fallu le commencer à la lumière de la critique féministe. Ce qui n’a souvent rien d’évident, pour bien des raisons. L’interaction entre sociétés humaines et nature s’avère une dimension radicalement nouvelle de la pensée politique, si l’on excepte de rares travaux pionniers et originaux. Pour être traitée, elle exige des synthèses de connaissance difficiles à réaliser entre sciences humaines (histoire des techniques et productions...) et naturelles (évolution des écosystèmes, fonctionnement de la biosphère...). Elle suppose aussi une véritable révolution culturelle, d’autant plus profonde en France que rapport avec la nature y est usuellement pensé en des termes fort instrumentaux. Dans ce pays latin, le respect de la vie (animale ou végétale) est, curieusement mais facilement, tourné en dérision.
Surtout, comme chacun sait, les idées dominantes reflètent généralement les intérêts et conceptions des classes dominantes. C’est tout aussi vrai dans le champ spécifique traité par l’écologie politique que dans bien d’autres. Or, une tradition critique et collective, face aux idées dominantes, demande du temps pour se construire. C’est depuis longtemps en cours dans le domaine social, mais cela reste encore largement à faire dans le domaine environnemental. Les réactions militantes témoignent de ce décalage. Dès la publication d’un énième rapport sur les retraites démontrant « objectivement » que l’évolution démographique exige l’adoption de fonds de pensions, les militants débusquent sans attendre les présupposés idéologiques qui se cachent derrière la prétention scientifique. Rares sont ceux qui font de même quand un rapport sur l’énergie assure qu’il n’est pas d’avenir viable sans le nucléaire. Or les présupposés idéologiques et les intérêts privés se cachent ici aussi derrière l’argumentaire technique, l’alignement des chiffres ou les déclarations de bonnes intentions envers le tiers-monde.
On touche ici à une spécificité française : l’exceptionnelle puissance économique et politique des grands pollueurs et prédateurs modernes. Certes, les industries lourdes comme la sidérurgie ne sont plus, mais nous devons faire face en France à un redoutable éventail d’intérêts. Dans le domaine de l’énergie, nous avons droit tout à la fois à l’un des pires pétroliers qui soient (TotalFinaElf !) et à l’un des lobbies nucléaires les plus interventionnistes ; tous deux se comportant comme des Etats dans l’Etat et manipulant systématiquement l’opinion. Dans le domaine des transports, nous abritons l’une des plus importantes industries européennes de l’automobile qui a pour particularité d’imposer le moteur diesel et ses émissions de microparticules au continent. Dans le domaine de la gestion des ressources, ce sont des entreprises françaises (à l’origine, la Générale et la Lyonnaise) qui ont privatisé le bien public au point de devenir des leaders mondiaux dans le secteur de l’eau, contrôlant un nombre croissant de marchés des Etats-Unis à l’Asie du Sud-Est. L’agro-industrie d’exportation française est la plus forte d’Europe. Sans oublier la chimie...
La France a aussi offert l’un des modèles les plus achevés de « capitalisme monopoliste d’Etat » avec une intégration très poussée du public et du privé, du civil et du militaire. Le tout symbolisé par ces plans quinquennaux si chers au régime gaulliste, au temps pas si lointain où la droite française était dirigiste. On ne peut pas comprendre sans cela la place du nucléaire civilo-militaire dans notre pays, ainsi que le pouvoir de nos pétroliers. Comme on ne saurait comprendre l’interpénétration et le degrés d’homogénéité entre la haute fonction publique et l’encadrement industriel, formés au même moule via, notamment, les Grandes Ecoles. La France est, en ce domaine tout particulièrement, le pays de la pensée unique.
D’autres facteurs entrent évidemment en jeu, dont l’histoire contemporaine du mouvement ouvrier marqué par l’un des PC les plus staliniens d’Europe (fort imperméable à la critique du productivisme comme au respect du pluralisme et de l’autonomie des mouvements populaires), par son influence sur la CGT et par l’influence de diverses fractions sociales démocrates sur les autres directions syndicales, par l’association de la CGT à la reconstruction du secteur énergétique après guerre qui facilitera ultérieurement son alignement sur l’option nucléaire de la bourgeoisie. Etc.
Ces autres facteurs expliquent évidemment pour une large part à quel point la réflexion sur l’écologie politique a dû, chez nous, s’imposer des marges du mouvement ouvrier et marxiste. Mais dans la durée, et sans ignorer les données culturelles, c’est bien la structure du capitalisme français qui me semble jouer le rôle prépondérant dans l’imposition sur ces questions d’un modèle de pensée unique, clos, rébarbatif à la réforme. Et agressif : tout le champ de la communication est mis à contribution pour étouffer dans l’œuf la contestation, dénigrer d’avance les alternatives, rendre incontestable le pouvoir des lobbies et les choix qu’ils imposent à la société. Cela va des spots télévisés style « lavage de cerveau » aux offres de bons services faites aux écoles en passant par des relations assidues entretenues avec politiques et journalistes ou « l’esprit maison » imposé au sein de grandes entreprises comme EDF.
Il est remarquable de voir à quel point la social-démocratie est elle-même porteuse de ce modèle verrouillé. Le bilan du gouvernement Jospin est ainsi accablant, de la gestion de l’ONF et de la forêt de Fontainebleau aux faveurs faites au diesel ; de l’immobilisme en matière de protection des espèces à l’appui accordé au nucléaire, à notre grand pétrolier national ou à nos multinationales de l’eau. Les origines lambertistes de Jospin (un courant tout aussi fermé à l’écologie que le stalinisme dur) expliquent peut-être pourquoi il s’est avéré incapable ne serait-ce que d’effets démagogiques en matière environnementale, à la différence d’un Chirac. Mais la politique de la gauche gouvernementale présente une grande continuité avec celle de la droite ; elle affiche une cohérence qui dépasse la personnalité du Premier ministre. Elle a répondu aux intérêts d’une fraction du grand capital qui, collectivement, pèse probablement plus lourd en France que dans n’importe quel autre pays européen.
Le comportement du corps scientifique confirme à quel point l’emprise des intérêts économiques est profonde. Si la science avait une conscience, les experts et chercheurs seraient à la pointe de la critique écologique, au service des combats sociaux. On doit malheureusement faire sans la « communauté scientifique » ; et trop souvent contre. Ladite communauté est une grande muette, y compris quand elle est mise quotidiennement à contribution pour fabriquer des armes de destruction massive tels la bombe atomique et ses avatars d’avenir ; à quoi pensent les physiciens ? A quoi pensent aussi ces biogénéticiens qui hurlent au crime de lèse science quand des agriculteurs s’attaquent aux OGM, faisant semblant d’ignorer que l’agro-industrie impose au monde ses plantes génétiquement modifiées (sans souci des protocoles scientifiques), place paysans et consommateurs sous son joug. La communauté scientifique s’émeut des recherches engagées sur le clonage humain, mais même là reste remarquablement passive au vu des enjeux. Et jamais on ne voit des pans représentatifs de ce corps social se mobiliser activement contre les pouvoirs établis, politiques et économiques, sur les grandes questions de société. (1)
Ce constat peut nourrir une réflexion sur la fragmentation des savoirs, l’enfermement du laboratoire et l’atonie des élites. Ainsi que quelques considérations grossièrement matérialistes. La majorité des chercheurs sont employés par l’industrie ; ils sont payés pour faire ce qu’ordonne leur patron, pas pour dénoncer ses turpitudes. Quant aux institutions publiques, elles multiplient les contrats avec ces mêmes industriels et sont sous la tutelle d’un Etat qui ne pousse pas vraiment à la contestation. En conséquence, la critique engagée n’est portée que par des individus (souvent ostracisés) et de petites organisations comme le Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) ou l’Association des médecins français contre la guerre nucléaire.
L’étau idéologique s’est desserré au cours de la décennie 1965-1975, à l’occasion donc d’une vague profonde de radicalisation. Les mouvements de l’époque avaient en effet d’emblée conscience de l’omniprésence du capitalisme, de sa capacité à modeler à l’image de l’ordre marchand toutes les sphères d’activité, d’être et de relations, au sein de la société. La critique anticapitaliste s’est ainsi systématiquement portée sur la « vie quotidienne », sur le rôle des technologies et sur les buts assignés à la production (et non seulement sur ses modalités, sur le rapport d’exploitation), ouvrant (ou rouvrant) de très nombreux chantiers de réflexion sur les alternatives. Avec le reflux des mobilisations, cette critique s’est résorbée ou fragmentée. Sans disparaître pour autant comme en témoigne l’orientation de la Confédération paysanne, la naissance fédérative de France-Nature-Environnement (FNE), la résistance obstinée du Réseau « Sortir du nucléaire ». Mais ces mouvements se sont à nouveau retrouvés aux marges.
Côté partis, les Verts pouvaient seuls contribuer à reconstituer une dynamique convergente, globale, compte tenu des liens dont ils bénéficiaient dans le milieu associatif. Leur passage au gouvernement a eu des effets dévastateurs, comparables aux problèmes posés dans le mouvement syndical par la participation gouvernementale du PC. L’affaire de Bure, où doit être créé un centre de stockage en profondeur de déchets radioactifs, est à cet égard très symbolique.
Une nouvelle fenêtre favorable s’est ouverte depuis la fin des années 1990. Parce que les crises écologiques se sont multipliées et que l’importance de la question ne peut plus être ignorée. Mais aussi parce que nous vivons une nouvelle vague de radicalisation qui redonne forme, au sein du mouvement altermondialisation, à une critique « systémique » du capitalisme, à la recherche en tous domaines d’alternatives à l’ordre marchand. C’est dans ce cadre que l’écosocialisme peut redevenir une référence militante efficace.
Un fil de l’écheveau
Etait-ce bien nécessaire d’insister ici sur une évidence : le pouvoir des lobbies anti-écologiques ? Si cette évidence mérite d’être ainsi rappelée, argumentée, c’est qu’il n’est pas facile d’en prendre la mesure, d’en tirer les implications. D’adopter une démarche de doute rationnel et systématique par rapport à la parole des experts, par rapport aux idées reçues. Y compris et à commencer par les idées reçues que nous avons nous-mêmes intégrées comme allant de soi. L’idéologie dominante marque d’autant plus nos propres conceptions que sa critique s’est construite de façon beaucoup plus marginale, discontinue et partielle en matière environnementale qu’en matière sociale. De cela, nous devons être convaincus pour mener le travail de réévaluation qu’exige la crise écologique. Qu’est-ce qui est moderne, efficace ? Il y a plus d’une réponse à de telles questions. Les leurs et les nôtres. Afin de trouver ces dernières, il nous faut « chasser le flic capitaliste de nos têtes », libérer notre réflexion, pour renouer avec une ambition de 1968.
Même après avoir été rejetée, la conception unilinéaire de l’histoire modèle insidieusement nos pensées. Le capitalisme est, dans l’histoire humaine telle qu’elle s’est concrètement réalisée, chronologiquement moderne. Il apparaît ainsi, a posteriori, comme une étape nécessaire, ses techniques et ses modes et rapports de production comme des ingrédients du progrès. Ce qui pourtant ne va pas du tout de soi. Certes, la critique de la notion de progrès a été vigoureusement réengagée depuis pas mal d’année. Mais là encore, les rechutes sont fréquentes dès que l’on s’aventure dans des domaines mal connus.
Afin de concrétiser ma préoccupation, je voudrais tirer l’un des nombreux fils qui dépassent de l’écheveau de questions qu’il nous faut dévider. Le fil d’une réflexion qui part de la protection des espèces, passe par celle des écosystèmes et finit par éclairer d’une lumière inhabituelle la discussion sur la modernité des rapports sociaux dans le monde rural. En commençant, pour illustrer ce propos, par un exemple très localisé, mais cher à mon cœur de naturaliste. Celui de la Crau, petite plaine couverte de galets, située entre Camargue et Alpilles.
Semi-désert de cailloux, la Crau d’Arles offre le paysage d’une steppe étonnamment plate et d’un type aujourd’hui quasi unique en France (les autres steppes similaires ont déjà été détruites pour laisser place à une agriculture « moderne »). Elle abrite des espèces animales et végétales devenues très rares dans notre pays. La Durance, du temps où elle passait encore par là, a créé un cône de déjection de cailloutis. Dans la partie « sèche » de la plaine, un conglomérat calcaire s’est formé à quelques dizaines de centimètres de profondeur, isolant les nappes phréatiques de la surface du sol. La création géologique de la Crau a commencé il y a deux millions d’années pour se terminer il y a douze mille ans, quand la Durance a changé son cours pour se jeter dans le Rhône. Mais la Crau a aussi une histoire humaine, le pastoralisme : le mouton et sa transhumance saisonnière. Une histoire qui remonte elle aussi loin dans le passé (huit mille ans...). Sans le berger et l’ovin, la Crau changerait de visage, la végétation monterait, la faune et la flore se modifieraient dans ce qu’elles ont de plus original. Plus menaçant encore, l’agriculture intensive convoite la Crau, la grignote et la pénètre, la détruit. Elle brise la couche imperméable de cailloutis pour exploiter l’eau souterraine. Dans le langage du « modernisateur », un désert stérile doit être « mis en valeur ». En réalité, le milieu est banalisé, radicalement et irrémédiablement.
Repartons des évidences trop souvent ignorées. On ne peut protéger les espèces, assurer le maintien de la biodiversité, sans pérenniser les milieux dans lesquelles elles vivent ; pas d’alouette calandre en Crau sans la steppe aride. Une politique de protection se pense en termes d’écosystèmes. Ce n’est pas une découverte que de l’écrire. Et pourtant, tout le (non) débat sur le programme européen Natura 2000 et sur l’ultrachasse montre qu’en France, les « décideurs » ne veulent rien comprendre de cette évidence, car elle dérange en rendant plus visibles leurs échappatoires, leurs faux-semblants et leurs irresponsabilités.
A de rares exceptions près, ces écosystèmes sont liés à des activités humaines, et pas seulement à des conditions naturelles. La Crau illustre jusqu’à l’anecdote l’articulation naturel/humain. Elle est parsemée de gros tas de cailloux sur lesquels le traquet aime se poser et le lézard se dorer au soleil. Ils offrent des micro-espaces vitaux à bien des espèces. La nature a fourni les galets et, durant la Seconde Guerre mondiale, l’administration allemande a exigé des habitants qu’ils les empilent afin que cette plaine dure et plate ne puisse être utilisée comme terrain d’atterrissage par l’aviation Alliés.
Il est totalement insuffisant de ne penser l’écologie politique qu’en termes de « ressources », voire même « d’espèces » (une tentation d’économistes avides de « quantifier »). Il n’existe pas de quantification commune entre le long terme de l’environnement, le moyen terme du social et le court terme du marché. Mettre au cœur de la réflexion les milieux, biologiques et physiques, permet de penser pleinement les interdépendances -interdépendance entre les divers écosystèmes, mais aussi interdépendance entre nature et rapports sociaux (qui est loin de se réduire à une simple relation linéaire « ressources/production/rejets »).
Pour préserver la biodiversité, il faut pérenniser les écosystèmes... et donc maintenir les productions humaines qui leur correspondent. Voilà le pastoralisme et son berger qui redeviennent pour la Crau des activités très modernes. De même que l’agriculture de montagne dans les hauteurs alpestres. Ou que l’élevage extensif pour les prés humides du marais poitevin, lui qui a été autoritairement remplacé -au nom du progrès bien entendu- par la culture intensive du maïs. Une zone humide de première importance dévastée, réduite en peau de chagrin, pour quelques épis de plus ! La modernité capitaliste.
La Crau, les Alpes, le marais poitevin. Même s’il ne s’agissait que de la périphérie du monde rural, l’enjeu resterait essentiel. Ce sont des chaînons originaux dans la diversité d’ensemble des écosystèmes, des composantes spécifiques de leurs équilibres globaux. La migration des oiseaux, des poissons ou des papillons permet de visualiser aisément le problème : les espèces concernées sont condamnées si des milieux favorables ne jalonnent pas leur route, du Nord au Sud et vice-versa. Les interdépendances sont en fait très nombreuses. Rien que pour cela, et pour cette richesse culturelle que représente la diversité des paysages, le berger, l’éleveur sont des métiers d’avenir. Mais il y a plus. Des campagnes vidées par l’agro-industrie de leurs paysans perdent leur humanité tout autant que leur nature.
C’est bien le sens du combat poursuivi par la Confédération paysanne. Sans agriculture paysanne, pas de trame humaine assez dense pour maintenir une vie sociale et des services publics, pour endiguer la désertification et pour juguler les maux de l’agro-industrie : régulation aveugle du marché, chômage, ignorance des réalités naturelles, artificialisation et appauvrissement de la production alimentaire, épuisement des ressources, pollutions et contaminations, réduction drastique de la diversité (des écosystèmes, des paysages, des emplois, de l’alimentation, des cultures...). Le paysan, ce « bouseux », était condamné à disparaître ; condamné sans appel par le progrès disait-on. Les crises alimentaires ayant pris l’ampleur que l’on sait, il s’affirme aujourd’hui comme une figure d’avenir, un symbole d’alternative. Beau retournement.
Tirons ce fil par un autre bout, en remontant à 1923. Quand Lénine jugeait la question suffisamment importante pour y consacrer l’un de ses derniers et brefs écrits-testaments, « de la coopération ». Avec l’appel à la réforme agraire, les révolutionnaires russes avaient su construire l’indispensable alliance ouvrière et paysanne, mais sur des bases éminemment temporaires (ce qui était encore trop pour Rosa Luxemburg, particulièrement aveugle en la matière). Selon les conceptions de l’époque, une fois acquise la victoire sur l’ordre ancien, le paysan devait devenir prolétaire sous peine de se retourner contre son ancien allié urbain. C’était beaucoup demander au paysan que de se renier ainsi. L’alliance fut alors nouée contre l’ennemi commun, mais pas pour un avenir commun. D’où sa fragilité. Sur le tard, Lénine a donc proposé un changement de démarche : favoriser la mise en œuvre de diverses formes de coopérations qui permettent à la paysannerie d’évoluer sans pour autant se renier ; lui reconnaître par là un avenir dans la révolution. Il avait raison, comme d’ailleurs le confirma la révolution chinoise.
On peut se contenter de ne voir dans ce débat russe qu’une question de pédagogie révolutionnaire, certes décisive mais qui ne concerne que des pays « arriérés » et ne modifie pas l’image que l’on peut se faire des campagnes socialistes de demain : prolétarisées. La grande agriculture socialiste modelée à l’image de l’agro-industrie capitaliste, seulement régulée autrement. On voit bien aujourd’hui que cela ne colle pas. Ce n’est pas qu’une affaire de régulation (par le marché ou par le plan démocratiquement élaboré...). La production alimentaire est soumise plus étroitement que d’autres à l’environnement. Les conditions de la production industrielle la coupe nécessairement de cette réalité, avec des conséquences en chaîne que l’on peut maintenant mesurer.
La paysannerie change, que ce soit en France ou au Brésil. Elle dont l’horizon était borné par le village a donné la Confédération paysanne, le Mouvement des sans-terre et... Via Campesina, une Internationale ! Il ne s’agit pas de se tourner vers le passé, mais de dessiner un avenir alternatif à celui que le Capital créé à son image. Et pour cela de ne pas être prisonnier des critères d’efficacité et de modernité propres à l’idéologie dominante.
Dévider tout l’écheveau
Ce qui est vrai des rapports sociaux (agriculture paysanne plutôt qu’agro-industrie) l’est aussi de bien des technologies.
A petite échelle souvent. Par exemple, quand l’ensoleillement le permet, une station d’épuration des eaux n’a nul besoin d’une technologie lourde. De la lumière, des bactéries, des processus naturels, très peu d’énergie ajoutée et en sus d’une eau propre, on crée un espace naturel porteur de vie et agréable à la vue... Que demande le peuple !
A grande échelle aussi. Tant du moins que l’on ne sait pas détruire la radioactivité (ce qui est peut être tout simplement impossible), la technologie nucléaire est impropre, même sous régulation socialiste. Le risque qu’elle fait courir touche en effet triplement à l’infini humain : dans l’espace (au gré des vents...), dans le temps (déchets...) et dans le vivant (modifications génétiques...).
Les rapports sociaux capitalistes sont un frein au développement des forces productives dit-on traditionnellement et non sans raison. Mais il faut ajouter qu’ils favorisent la mise en œuvre de certaines forces productives, bien adaptés à l’appropriation privée et à la quête du profit mais souvent irrationnelle d’un point de vue social ou environnemental. Tout en étouffant le développement d’autres forces productives, socialement et écologiquement rationnelles mais peu efficaces ou même dangereuses du point de vue du Capital.
Des rapports sociaux aux technologies, des villes aux campagnes, il faut donc dévider tout l’écheveau des questions que soulèvent les (et la) crises écologiques. En cherchant à débusquer les logiques de classe derrière les discours techniques. Le soleil était, par exemple, reconnu comme la principale source d’énergie avant de n’être quasiment plus pris en compte par les experts dans leur comptabilité et leurs projections d’avenir. Est-ce vraiment pour des raisons scientifiques, ou parce que d’un point de vue capitaliste, le solaire a un très gros défaut : il est difficile à privatiser ? Alors que l’on peut aisément prendre possession des sources d’énergie fossiles ou d’énergie renouvelables localisées (hydroélectricité), instaurer des monopoles et engranger les profits qui vont avec. Poser la question, c’est commencer à y répondre.
Dévider patiemment l’écheveau de questions, pour repenser la transition post-capitaliste et ses régulations. L’économie de demain ne devra pas seulement répondre aux besoins sociaux, se subordonner aux processus démocratiques. Elle devra le faire en tenant pleinement compte de la contrainte environnementale. A l’heure des (de la) crises écologiques, il n’est plus possible de dissocier dans le temps ces deux exigences en prétendant assurer d’abord l’abondance et ne corriger qu’ensuite les effets du productivisme. L’avenir se joue déjà dans le présent.
Ce qui veut aussi dire repenser la notion même d’abondance. La repenser, pas l’abandonner. Pour mieux la dissocier de sa perversion marchande : l’accroissement sans fin des produits. En liant étroitement l’écologique et le social. Un travail engagé en France notamment par Jean-Marie Harribey, avec cette jolie formule pour titre d’un de ses livres : « L’économie économe » (L’Harmattan, 1997). L’économie économe comme condition de l’abondance. Et la réduction du temps de travail comme condition du développement soutenable (c’est le sous-titre). La redistribution massive des richesses et la réduction radicale des inégalités au Nord comme condition d’un progrès social sans productivisme. Et d’une solidarité efficace avec les peuples du Sud.
J’ai parlé de la contrainte environnementale, car c’est ainsi qu’elle est d’abord perçue, comme une contrainte. Elle peut nous amener à renoncer à des mesures qui, en d’autres temps, auraient été efficaces. Mais c’est aussi une incitation positive. L’écologie politique ajoute une dimension vivifiante à des combats anciens (renforçant par exemple le lien entre les notions de bien commun et de service public), en leur assurant une portée plus universelle encore. De même, redonner toute son importance aux rapports entre sociétés humaines et nature contribue à nourrir un humanisme respectueux de l’environnement vital, plus riche qu’un humanisme indifférent aux autres formes de vie. Et radicalise l’opposition entre capitalisme et socialisme. Moins que jamais, le second ne peut être compris comme l’épanouissement démocratique du premier. Il implique une rupture qui se répercute dans toutes les sphères de l’activité sociale.
(1) Il y a pourtant des domaines où techniciens et scientifiques mènent efficacement bataille contre les pouvoirs établis, comme dans l’informatique avec la diffusion des logiciels libres. Pourquoi pas ailleurs ?