C’est malheureusement sans surprise que j’ai appris la mort de Daniel Bensaïd. Je savais que son état de santé s’était aggravé ces derniers mois au point que ses proches ne pensaient pas le voir passer la fin de l’année 2009. Il a en fait juste eu le temps de faire un pied de nez à cette dernière et puis s’en est allé.
Brillant, Daniel Bensaïd l’était dans la polémique, domaine dans lequel il excellait. J’ai en mémoire son Moi, la révolution (1989), pamphlet contre la commémoration officielle du bicentenaire de la révolution française dans lequel il éreintait avec beaucoup d’humour et de bonheur la Mitterrandie et les intellectuels bien-pensants au service de l’ordre social-libéral.
Il avait également un sens politique qui lui a permis de sentir et d’anticiper un certain nombre d’évolutions (conséquences de la crise du stalinisme et du socialisme réformiste) et de saisir les opportunités qui s’offraient à son courant politique que ce soit en 1968 à travers sa participation au Mouvement du 22 Mars ou la transformation de la LCR en NPA qu’il a contribué à inspirer.
Il a notamment compris que cette dernière ne pourrait réussir si elle ne s’accompagnait pas d’une évolution idéologique de ce courant. Ainsi il a contribué entre autres à faire évoluer la stratégie de la section française de la IVe Internationale sur le rapport aux institutions en faisant de sa politique électorale non plus seulement un élément tactique, mais aussi stratégique à partir de 1996. Cette mutation était motivée par l’idée que la gauche réformiste était entrée dans une crise idéologique profonde et durable et qu’il fallait offrir un débouché politique à celles et ceux qui étaient déçus de l’impasse qu’elle incarnait déjà alors.
Sur ce point, cette stratégie a en partie réussi avec la création du NPA qui a permis à la LCR de tripler dans un premier temps ses effectifs. La contre-partie de cette politique a toutefois été une participation au jeu politique, une valorisation de la tendance à la représentation toujours niée par la LCR, puis le NPA, mais qui pourtant pompe une partie importante des énergies militantes.
Appel du pied aux libertaires
L’art de Daniel Bensaïd, comme d’Olivier Besancenot dont il était très proche politiquement dans la LCR comme dans le NPA, a été de saisir que la critique libertaire du pouvoir était un élément incontournable pour la construction d’un courant se situant en rupture avec ceux qui comme le stalinisme et la social-démocratie étaient profondément discrédités chez les travailleuses et les travailleurs, les jeunes et plus largement toutes celles et ceux qui aspiraient à une alternative au capitalisme.
C’est ainsi qu’il faut comprendre ses appels du pied récurrents aux libertaires dans certains de ses discours et autres écrits politiques, comme dans ces interventions au cours de débats ou encore son idée de nommer l’institut de formation proche du NPA, Société Louise Michel.
On peut se demander toutefois si la référence au courant libertaire ne fait pas partie également d’un jeu de séduction et pas seulement d’un garde-fou pour convaincre les plus sceptiques que le NPA ne se laissera pas « prendre par le pouvoir » et que face aux institutions et à la délégation de pouvoir, il saura toujours avoir le dernier mot et privilégier les intérêts de celles et ceux d’en bas. Le congrès constitutif du NPA a ainsi démontré que si les libertaires étaient les bienvenus pour rejoindre les rangs de cette organisation, les idées libertaires avaient encore du chemin à parcourir. C’est ce qu’on a pu voir notamment lorsque celles et ceux qui défendaient une centralisation moindre ont été assez nettement mis en minorité.
Car c’est bien sur le rapport au pouvoir que nos divergences ont perduré pendant toutes ces années.
Recomposition de la gauche
Si Daniel Bensaïd incarnait un marxisme ouvert et volontiers non dogmatique, son retour critique sur l’expérience de la révolution russe n’était pas aussi décapant que ses analyses sur la révolution française. De même dans le débat qu’un certain nombre d’entre nous avions ouvert en 1998 dans le mouvement social sur l’autonomie de ce dernier, il défendait l’idée qu’il fallait donner un débouché politique aux luttes et que cela passait par une recomposition de la gauche et la création d’une nouvelle force politique qui s’imposerait aussi bien dans les luttes que dans les urnes.
Loin de nier la nécessité de renforcer les organisations révolutionnaires en générale et la nôtre en particulier, nous avons en revanche toujours pensé que le premier débouché politique des luttes devait être la victoire des luttes.
Enfin, nous n’oublions pas que Daniel a été de tous les combats internationalistes et qu’il a également beaucoup contribué à secouer de leur torpeur les milieux intellectuels quand il s’agissait de soutenir les grèves, les luttes et la solidarité internationale des peuples. Contrairement à tant d’autres qui ont rallié par bataillons entiers les rangs de la gauche institutionnelle et libérale et ont convoité des places confortables dans la presse de marché, les cabinets ministériels et l’institution universitaire, il n’a jamais eu la tentation de passer de l’autre côté du manche et a continué de mettre sa plume au service de la contestation de l’ordre capitaliste.
C’est tout à son honneur et c’est ainsi que je tiens à saluer sa mémoire.
J’aimerais terminer en évoquant des échanges plus directs entre nos deux courants et auxquels il a contribué. Je pense que s’ils ont existé, ils ont été un peu trop fugitifs. Le plus abouti d’entre eux était le colloque Marxisme et anarchisme organisé il y a quelques années dans les locaux d’Actuel Marx à Paris par la revue ContreTemps.
Je pense que Daniel Bensaïd souhaitait, comme Daniel Guérin, rassembler le meilleur du marxisme et de l’anarchisme, même si les deux projets politiques qu’ils portaient étaient différents.
Les espaces de débats pluralistes sont bien trop rares, aussi la disparition de Daniel Bensaïd doit constituer une invitation à reprendre ce débat entre nos deux courants là où il s’est figé afin de répondre aux défis que pose la crise économique, politique, sociale et écologique du capitalisme et de contribuer à construire ce que sera le communisme du XXIe siècle, un communisme que pour notre part nous souhaitons voir aux couleurs de l’autogestion, de l’écologie, du féminisme et de la solidarité internationale des peuples.
Laurent Esquerre (Alternative libertaire Paris nord-est)
Publié le 29 janvier 2010