Emilie Gourd : un engagement social oublié
Le nom d’Émilie Gourd évoque en Suisse la pionnière de la lutte pour les droits des femmes et la fondatrice de la revue « Femmes et Mouvement ». En revanche, son intérêt pour les conditions de vie des ouvrières, sa contribution à la création d’ateliers de travail pour les chômeuses et la mise sur pied d’une assurance maladie sont méconnus.
Elle s’était engagée pour la réglementation du temps de travail et avait prôné le principe « A travail égal, salaire égal ». Pour cette pacifiste et internationaliste, l’obtention des droits civiques allait de pair avec l’éradication des problèmes liés aux inégalités sociales.
Son père lui avait transmis son intérêt pour les activités intellectuelles et sa mère l’avait initiée, très tôt, à l’action militante. Émilie accompagnait sa mère, quand elle faisait avec des amies la vente de pâtisseries « maison », et participait ensuite avec elle à « La Goutte de Lait », où des militantes luttaient contre la mortalité élevée de nourrissons d’ouvrières, qui ne pouvaient pas allaiter. Elles enseignaient aux femmes comment préparer hygiéniquement un biberon : stérilisation du récipient, dosage de la poudre de lait, cuisson de l’eau. Toute collégienne qu’elle fût, Émilie s’avéra une excellente animatrice.
« Les cours d’évangélisation populaire », organisés par les protestant·e·s, contribuèrent beaucoup à la formation intellectuelle de la jeune femme. Tout en parlant de l’Evangile, ces rencontres étaient devenues des occasions de débats, où les jeunes gens avaient la possibilité de s’informer sur les problèmes d’actualité. Émilie découvrit des gens qui pensaient comme elle et fit la connaissance de militantes de l’ASSF (Alliance des sociétés féminines suisses), notamment de Camille Vidart. L’ASSF était alors à l’avant-garde : elle parlait de la condition des femmes et revendiquait pour elles un autre statut que celui de mères de famille. A l’époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote aux réunions paroissiales.
Militantisme à l’ASSF
Émilie collabora avec enthousiasme à l’ASSF, dont elle devint la secrétaire générale en 1904, âgée de 25 ans à peine. Par la suite, elle intégra l’Union des Femmes. En 1909, elle fit la connaissance d’Auguste de Morsier, président de l’Association genevoise pour le suffrage des femmes. Devenue présidente de l’association en 1914, elle gardera ce poste pendant 14 ans. Ayant repéré chez la jeune militante des qualités de plume exceptionnelles, un grand talent pédagogique et un immense savoir politique, Auguste Morsier l’encouragea à fonder une revue féministe. En 1912 parut le premier numéro de Femmes en mouvement. Le journal, qui ne s’adressait pas uniquement aux féministes convaincues, se voulait un instrument d’éducation et de propagande traitant de tous les sujets actuels ; il se faisait porte-parole des luttes en cours et instigateur de batailles à mener.
Émilie Gourd mena de front le combat pour les droits civils et le combat pour les droits sociaux, quasi inexistants à l’époque. Indignée par la surexploitation des ouvrières à domicile travaillant depuis l’aube jusqu’au soir, elle écrit, dans les années trente, des rapports aux autorités cantonales et fédérales demandant des dispositions législatives réglementant la durée maximale de travail. Elle ne fut pas suivie, mais quelques années plus tard, la Loi fédérale sur le Travail vit le jour, qui contenait des dispositions à ce sujet. Elle prépara l’exposition cantonale sur le travail des femmes, qui eut lieu à Genève au printemps 1925. Son but était « de donner une vue d’ensemble de la femme dans la vie professionnelle et de faire connaître et apprécier son travail à sa juste valeur ». Constatant que des femmes avec une formation universitaire complète, mais sans licence – comme elle – étaient moins bien payées que les hommes employés au même travail, elle lança le slogan « À travail égal, salaire égal ». En 1928, elle coordonna la contribution genevoise à la SAFFA (exposition nationale sur le travail féminin). Cette manifestation officielle et médiatisée était une occasion rêvée pour le mouvement féministe de l’époque de faire entendre ses revendications : Émilie Gourd et ses amies féministes romandes se rendirent à Berne en transportant un escargot géant, symbole de la lenteur helvétique en matière du droit de vote des femmes.
L’Ouvroir de l’Union des femmes
Émilie Gourd voyageait beaucoup. Pour écrire dans « Femmes en mouvement », mais aussi pour son organisation « Electrices pour l’Egalité, la Liberté et la Paix », devenue par la suite Femmes pour la Paix. Appréciée pour ses compétences en matière d’emploi féminin, elle fut invitée à participer à la commission d’étude du travail féminin du BIT. Au début de la guerre 14-18, quand les pères ou les maris avaient perdu leur travail ou étaient mobilisés, elle fonda « L’Ouvroir de l’Union des femmes », pour procurer du travail aux femmes et les sauver de la misère. Pendant les années trente, elle fut très préoccupée par la montée des idéologies fascistes et du nazisme, contraires à ses idéaux de respect des droits humains. En réponse à ce lourd climat, elle fonda une section genevoise de « La femme et la démocratie ». Affaiblie par la maladie, Emilie Gourd est décédée en 1946. Lors de ses funérailles, ses amies lui rendirent un vibrant hommage en la remerciant de « son activité féconde pour l’entente internationale et le progrès du féminisme dans le monde ».
Anna Spillmann
* Paru dans le quinzomadaire suisse « solidaritéS » n°162 (28/01/2010), p. 12.
Emilie Gourd : un féminisme à l’usage des élites ?
L’article sur Emilie Gourd paru dans le dernier numéro de solidaritéS m’a un peu surprise. En effet, quel féminisme défendons-nous ? N’est-il pas indissociable de la lutte pour l’émancipation humaine ? En quoi le parcours d’Emilie Gourd peut-il l’éclairer ? Si l’on se réfère à ce qu’en écrit Fiorella Castanotto (De la mise en scène bourgeoise à l’avant-scène féministe (1879-1912), mémoire de licence, Lausanne, 1997), l’engagement féministe de cette millionnaire protestante et philanthrope correspondait à « une stratégie d’enrôlement des jeunes filles de la classe aisée » pour contrer le mouvement ouvrier. Le mouvement féministe, journal qu’elle fonde en 1912, est d’ailleurs en partie créé sous les auspices du Groupe National, configuration politique floue, située à droite de l’échiquier politique, visant au compromis entre conservateurs et radicaux.
Féministe franchement bourgeoise, Emilie Gourd défend une vision élitaire, voire raciste, de l’émancipation des femmes. Un article, qu’elle publie le 10 décembre 1915, sur « La dernière campagne suffragiste aux Etats-Unis », en témoigne éloquemment : « On remarque en effet […] que la majeure partie [des immigrés aux Etats-Unis, S.P.] débarque en ligne directe des régions méridionales et orientales de l’Europe, où n’ont jamais prévalu des idées modernes quant à la condition des femmes ! [à une époque où les seules femmes à fréquenter en grand nombre les universités suisses sont originaires de Russie, c’est un peu fort de café !, S.P.] […] les femmes se trouvent un peu dans la même situation que leurs mères qui ont vu donner le droit de vote aux nègres affranchis tandis qu’on le leur refusait ! C’est-à-dire que ce sont souvent les éléments les plus illettrés et les plus grossiers des taudis et des ghettos européens, ne sachant pas même toujours la langue du pays qui décident si les femmes américaines seront des citoyennes de leur propre patrie ! […] dans n’importe quelle région d’Europe les femmes [sont] au moins gouvernées par des hommes de leur propre race (sic.), tandis que les Américaines [doivent] se soumettre au gouvernement d’autant d’espèces d’hommes que Dieu a faites sur la terre. »
Est-il la peine de préciser, qu’à la même époque, Rosa Luxembourg soutenait la revendication démocratique élémentaire du suffrage féminin en expliquant qu’elle contribuerait aussi à renforcer la lutte des opprimé·e·s ! Il faut revenir à ces fondamentaux et ne pas céder à l’hagiographie des « grandes figures » du suffragisme en renonçant à en cerner le positionnement, souvent problématique, du point de vue de l’émancipation humaine, et donc de celle de l’écrasante majorité des femmes. Cela m’apparaît d’autant plus important, que le discours féministe est aujourd’hui de plus en plus instrumentalisé au profit de positions néocolonialistes et racistes, qu’on le charge de couvrir d’un mince vernis démocratiquement acceptable.
Stéfanie Prezioso
* Paru dans le quinzomadaire suisse « solidaritéS » n°163 (21/02/2010), p. 9.
Courrier des lecteur·trice·s
Les deux articles contradictoires publiés dans les numéros 162 et 163 de notre journal sur la trajectoire d’Emilie Gourd, la militante féministe genevoise de la première moitié du 20e siècle qui fonda « Le Mouvement féministe » (une rue et un collège secondaire portent son nom), ont suscité des réactions opposées de deux lectrices. Nous les publions sans commentaires. (JB)
Questionner les positions d’Emilie Gourd : une démarche indispensable…
Ces quelques lignes pour saluer le contrepoint nécessaire de Stéfanie Prezioso à l’article d’Anna Spillmann au sujet d’Emilie Gourd, car si je peux partager jusqu’à un certain point l’admiration que cette brillante intellectuelle et femme de terrain de la deuxième génération de féministes helvétiques suscite chez Anna Spillmann, je reconnais que le manque de perspective critique m’inquiète fortement. D’autant plus qu’au lieu d’informer, comme le souhaiterait l’auteure qui prétend que l’engagement social d’Emilie Gourd est méconnu, l’article me semble davantage occulter les éléments qui nous permettraient aujourd’hui de mieux saisir les contours de cette trajectoire féministe du tournant du 20e siècle.
En ce sens la riposte de Stéfanie Prezioso me paraît très convaincante, puisqu’elle ne se limite pas à l’énumération de faits mais questionne, différencie, problématise, pointe les enjeux majeurs, appelle à la vigilance et nous invite à réfléchir pour mieux prendre position. Posture intellectuelle et militante qu’Emilie Gourd n’aurait d’ailleurs probablement pas reniée !
Fiorella Castanotto,
réalisatrice
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Emilie Gourd était-elle raciste ?
(…) C’est tout à fait possible qu’Emilie Gourd ait énoncé des opinions racistes au début du 20e siècle. Anna Spillmann ne les a pas rapportées d’ailleurs.
Stéfanie Prezioso oublie la dimension historique. Au début du 20e siècle pratiquement tout le monde était raciste – d’après les critères actuels du 21e siècle. Le catalogue des critères du racisme, il fallait le développer au long du 20e s. Il fallait qu’Albert Memmi, par ex., écrive ses livres sur le colonialisme et le racisme. Son Portrait du colonisé a paru dans les années 50 – toujours une lecture à recommander.
J’ai l’impression que les idées et les critiques de Stéfanie Prezioso sont celles d’une gauchiste qui n’a pas vécu le mouvement des femmes dans les années 1970–90 en Suisse et ailleurs. Elle ne connaît pas le féminisme depuis l’intérieur. Autrement, elle saurait que le mouvement des femmes a laissé derrière soi les catégories de la gauche et de la droite. Ces catégories ne sont pas vraiment applicables aux besoins des femmes. Ces catégories sont des idées patriarcales, des idées politiques développées pour une société patriarcale au début du 19e siècle, dans la Révolution française. Les femmes en ont été écartées – voir Olympe de Gouges, qui a dû payer ses idées égalitaires sur l’échafaud...
Si tel n’était pas le cas il ne serait pas possible que sur certains problèmes, les féministes progressives et les femmes bourgeoises arrivent facilement à coopérer... comme par ex. pour l’assurance maternité.
Barbara J. Speck,
enseignante retraitée
* Paru dans le quinzomadaire suisse « solidaritéS » n°164 (05/03/2010), p. 2.