Quand le mouvement de contestation de la mondialisation néolibérale fit irruption sur la scène mondiale à Seattle, en novembre 1999, aucune des grandes puissances n’était directement engagée dans un conflit armé majeur : le dernier en date, l’intervention de l’OTAN au Kosovo, s’était terminé en mai 1999. De plus, les diverses interventions dans l’ex-Yougoslavie avaient suscité des réactions diversifiées parmi les forces de contestation, allant d’une approbation enthousiaste à la condamnation ferme [1]. On comprend que, dans ces conditions, le mouvement altermondialiste s’en soit alors essentiellement tenu à sa motivation originelle : la critique économique et sociale de la mondialisation néolibérale et des institutions économiques internationales, esquivant le thème du militarisme et des interventions armées.
Deux ans plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis créèrent une nouvelle dynamique belliciste, obligeant le mouvement altermondialiste à placer la question de la guerre au centre de sa critique de l’ordre mondial. Ce tournant n’allait pas de lui-même, et nombreux étaient ceux qui doutaient de la capacité de répondre à ce nouveau défi.
Le Wall Street Journal tenta immédiatement d’utiliser les attentats pour discréditer le mouvement altermondialiste. Un éditorial d’octobre 2001, intitulé « Adieu Seattle », expliqua que toute critique de la mondialisation libérale ne pouvait qu’être assimilée au terrorisme international. La déclaration de George W. Bush, « Qui n’est pas avec nous est contre nous », allait dans le même sens. La propagande pratiquait ainsi le pire amalgame qui soit, réunissant : lutte contre le terrorisme, progression de la mondialisation néolibérale et, plus généralement, action des forces du bien. Par contrecoup, la double lutte contre la mondialisation néolibérale et la guerre se trouvait identifiée au terrorisme. Logique, non ?
Au sein même des réseaux de lutte, des inquiétudes s’exprimèrent et, pendant quelques jours, des militants brésiliens doutèrent de la possibilité d’organiser le deuxième Forum social mondial de Porto Alegre, compte tenu du nouveau contexte mondial. Mais l’arrogance des maîtres du monde fut rapidement comprise pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une menace pour les droits des peuples, un danger majeur pour la démocratie et la paix. Le refus de la guerre en Irak exprima ainsi le rejet d’un monde dominé par le plus fort, où les aspirations des peuples sont niées, et trouva naturellement sa place aux côtés des autres luttes du mouvement altermondialiste.
C’est dans une Italie encore sous le choc de la répression policière de Gênes, que se déroula la mobilisation qui permit d’en finir avec les doutes et interrogations. Un peu plus d’un mois après le 11 septembre, près de 300 000 militants se rassemblèrent pour une marche de 20 kilomètres entre Pérouse et Assises. Cette marche pour la paix et contre la guerre qui s’engageait en Afghanistan, fit la démonstration que le mouvement était maintenant sur ses rails.
Une tradition de lutte anti-guerre
Ce n’est évidemment pas la première fois que le mouvement social est confronté à la lutte anti-guerre, et il faut replacer les luttes actuelles dans la continuité de leurs précédents. Sans en revenir à l’action des militants pacifistes à l’approche et au cours des guerres mondiales, on peut rappeler que l’Europe a été le champ d’importants mouvements anti-guerre depuis la Seconde Guerre mondiale.
Un premier moment fut celui des débuts de la guerre froide et de la lutte contre l’armement nucléaire. L’ « appel de Stockholm », lancé en 1950, réunit 800 millions de signatures dans le monde entier, dont 15 millions en France. Cette expérience, à laquelle le mouvement communiste international a beaucoup contribué, déboucha sur la constitution d’organisations permanentes, comme la Mouvement de la Paix en France (créé en 1949). Toujours dans ce cadre de la guerre froide, un autre temps fort fut marqué par la tentative de l’OTAN, au début des années 1980, de déployer des missiles à moyenne portée en Europe, les Pershings, alors que l’URSS mettait en place ses SS20. Ces déploiements manifestaient une nouvelle doctrine stratégique, envisageant la possibilité d’une guerre nucléaire limitée à l’Europe. Il s’agissait d’une rupture majeure avec la doctrine des représailles massives sur laquelle reposait la guerre froide dans un monde bipolaire dominé par les États-Unis et l’Union Soviétique. La riposte fut massive dans toute l’Europe, en particulier en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas.
Ces mobilisations furent animées par des coalitions différentes selon les pays. En France, l’Appel des 100, présidé par George Séguy, ancien secrétaire général de la CGT, se centra sur l’opposition au déploiement à l’Ouest des Pershings ; des groupes, proches de la CFDT, se battirent à la fois contre les Pershings et les SS20. D’autres mouvements eurent des origines nationales, comme la lutte contre l’adhésion de l’Espagne à l’OTAN, qui mobilisa au début des années 1980 des centaines de milliers de militants venus d’Espagne, notamment de catalans et de basques.
Les guerres d’indépendance des anciennes colonies françaises, celle d’Indochine et surtout celle d’Algérie, donnèrent naissance à d’importants mouvements de lutte, non seulement pour la paix, mais encore pour l’indépendance de ces pays. Elles ouvraient un épisode de luttes spécifiques, qu’on peut qualifier d’anticolonialistes ou d’anti-impérialistes, éminemment politiques et pas seulement « pacifistes ». Entre autres manifestations et mouvements provoqués par la guerre française d’Indochine, il faut rappeler la grève des dockers de Marseille, en 1953, refusant de charger de l’armement à destination de ce pays. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie et contre la guerre fut l’occasion d’un grand nombre de mobilisations ; il y eut le blocage des trains par les rappelés refusant de partir en Algérie, le soutien matériel au Front National de Libération, les désertions et insoumissions, de multiples dénonciations de la torture et de la violence coloniale.
La guerre du Vietnam fut également l’occasion de luttes importantes, tout particulièrement aux États-Unis, mais également dans de nombreux pays. Des « Comités Vietnam » se créèrent un peu partout en Europe, très nombreux en France, apportant un soutien politique tant aux combattants du Front National de Libération (FNL) vietnamien qu’aux mouvements de lutte contre la guerre dans les universités états-uniennes. Une génération militante se forma en référence aux combattants du FNL vietnamien et à Che Guevara. La révolution cubaine avait reçu un soutien important des militants anti-impérialistes de par le monde, d’autant plus que les gouvernements des États-Unis successifs n’avaient jamais abandonné l’idée de fomenter des coups d’État contre le régime cubain. Mais le mythe du « Che » dépasse de beaucoup le soutien apporté aux cubains, même s’il correspond davantage à l’imaginaire des générations des années 1970-1990 qu’à la réalité.
En termes organisationnels, il restait en 2001 des mouvements et des structures issues de ces luttes, comme le Mouvement de la Paix en France ou la « Campagne pour le désarmement nucléaire » (Campaign for Nuclear Disarmament) en Grande-Bretagne, luttant surtout contre les armes nucléaires. Mais les capacités de mobilisation des mouvements anti-guerre étaient faibles en dehors de l’Italie et de la Grèce, qui furent les seuls grands pays européens à connaître dans les années 1990 une mobilisation permanente contre les guerres qui déchirèrent l’ancienne Yougoslavie. Sur les autres continents, des mobilisations pour la paix existaient et existent encore, compte tenu des réalités locales. Des luttes contre l’armement nucléaire furent organisées en Inde et au Pakistan. L’Alliance asiatique pour la paix joue un rôle de coordination continentale.
Les droits du peuple palestinien
La cause du peuple palestinien fut un des domaines où des réseaux militants restèrent actifs de façon continue, depuis la guerre de 1967, y compris dans les années 1980 et 1990. Ces réseaux, de dimension réduite, furent rejoints par des associations, partis politiques ou syndicats, à l’occasion de manifestations de rue et de mobilisations de masse, comme au printemps 2002, pour protester contre l’intervention militaire israélienne dans les territoires occupés. Mais en parallèle à ces mobilisations, assez classiques dans leurs formes et leurs expressions, se développèrent des actions visant à l’envoi de délégations de militants en Israël et dans les territoires palestiniens, afin de témoigner de la situation, d’aider à ouvrir des espaces démocratiques et de tenter de limiter, par la présence d’observateurs internationaux, les souffrances infligées par les forces armées aux populations palestiniennes.
En France, les premières missions furent organisées par des militants pro-palestiniens et des mouvements sociaux, comme Droits Devant, créé en 1995, après l’occupation de la rue du Dragon en décembre 1994 par des mouvements de lutte pour le logement. Á Paris en juin 2001, fut créée la Campagne Civile Internationale pour la Protection du Peuple Palestinien , qui organisa plus de 70 missions, avec la participation de Français, de Belges ou de Suisses. Ces militants sont connus dans les territoires occupés, comme les « internationaux ». Lors d’une de ces missions, une quarantaine d’entre eux se rendit dans le quartier général de Yasser Arafat, à un moment ou le risque d’une entrée des forces israéliennes était maximal. Des mouvements comparables existent en Italie et en Grèce. Dans le monde anglo-saxon, c’est le « Mouvement de solidarité international » (International Solidarity Movement), qui organise de telles missions. Ses militants s’engagent plus encore, comme boucliers humains, et deux jeunes volontaires ont été tués. En quelques années, plus de 10 000 personnes ont pris part à l’une ou l’autre de ces missions, et la grande majorité des participants sont des jeunes, venus à l’action militante par le biais du mouvement altermondialiste.
Plus que le simple refus des guerres, une nouvelle forme d’ingérence positive a été initiée par ces militants du Mouvement de la paix, de la génération de Seattle et de celle de Gênes. On assiste ainsi à l’émergence d’une sorte de conscience civique internationale, qui compte bien se faire entendre en tout lieu, partout où cela est possible et nécessaire, y compris lors des conflits armés. Pour ces militants, il ne s’agit plus, comme pendant la guerre d’Espagne ou même la révolution sandiniste au Nicaragua, de s’engager aux côtés des combattants : personne ne soutient les attentats kamikazes en Israël et l’autorité palestinienne est loin d’être perçue comme un quelconque idéal pour les internationaux présents dans les territoires. Cette nouvelle forme d’engagement combine trois caractéristiques bien identifiées dans le mouvement altermondialiste : un internationalisme, marqué de la conviction que les affaires du monde nous concernent toutes et tous ; une très forte implication personnelle ; et l’exigence de conserver une autonomie individuelle, c’est-à-dire de préserver l’indépendance et l’esprit critique de chacun.
Cette nouvelle forme de lutte, par l’intervention directe des militants pacifistes dans les zones de conflit, marque une rupture majeure avec les expériences antérieures. Elle est une des conséquences de la mondialisation et de la réduction pratique des distances qui l’accompagne, même s’il est clair que cette capacité à se mouvoir n’est que partielle et largement réservée aux citoyens des pays riches. Elle est aussi une conséquence de la croissance des médias, ainsi que de la multiplication des sources et des supports d’information : il n’est pas rare de rencontrer, dans les territoires palestiniens, des militants qui sont les yeux et les oreilles - en première ligne - des grands médias, et simultanément alimentent les sites alternatifs comme Indymedia.
Contre la guerre en Irak
Á l’exception de la marche Pérouse-Assise, les mobilisations contre la guerre en Afghanistan sont restées limitées. A l’inverse, les préparatifs des États-Unis et du Royaume Uni en vue de la guerre contre l’Irak déclenchèrent des mobilisations gigantesques à l’échelle internationale. Leurs points culminants furent la marche pour la paix du 15 février 2003 et les manifestations du 20 mars 2003, le jour de l’invasion de l’Irak.
Les choses n’ont pourtant pas été, toujours et partout, faciles. Aux États-Unis, la principale difficulté est venue du mouvement syndical qui craignait de s’isoler en adoptant une position clairement anti-guerre. Lors de l’intervention en Afghanistan, l’AFL-CIO, la grande confédération syndicale états-unienne, se démarquait de George W. Bush sur les questions économiques et sociales, mais pas sur le plan militaire. George Sweeney, le président de l’AFL-CIO, se plaisait à répéter la formule : « Monsieur le Président, nous sommes avec vous à 100% dans votre guerre contre le terrorisme, mais contre vous à 100% dans votre guerre contre les travailleurs ». Cette frilosité syndicale était également caractéristique du mouvement associatif, et la participation de militants venus des États-Unis fut réduite pendant le second Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2002.
A Seattle en novembre 1999, comme à Washington en avril 2000, la plupart des manifestants étaient très jeunes. La relation avec le reste de la société états-unienne passait par des associations, comme « Citoyen public » (Public Citizen), et surtout « Des emplois avec justice » (Jobs with Justice). L’engagement de cette dernière association resta limité du fait de ses liens avec l’AFL-CIO ; de plus, son action est importante auprès des salariés les plus pauvres, surtout des immigrés sud-américains, qui sont évidemment hostiles à la politique de George W. Bush mais dont l’objectif prioritaire est la régularisation des sans-papiers ; ils craignent de s’isoler par des prises de positions trop radicales.
Une autre difficulté résulta d’une certaine marginalisation du mouvement altermondialiste aux États-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001.
Dans une première étape, le mouvement anti-guerre dans ce pays s’est constitué hors du champ des mobilisations altermondialistes. Trois regroupements furent au cœur des luttes. Le premier, organisé à l’initiative d’acteurs de cinéma et de personnalités, s’est peu manifesté dans la rue, mais joua un rôle important dans la bataille d’opinion. Le deuxième groupe, la coalition RÉPONSE (ANSWER), fut créé à l’initiative de courants d’extrême gauche, et est connu pour sa capacité à organiser des grandes manifestations. Le troisième, « Unité pour la paix et la justice » (United for Peace and Justice), regroupe le plus grand nombre d’organisations, de syndicats locaux et d’associations. Quand le mouvement prit de l’ampleur, ces coalitions unirent leurs forces. Des regroupements sectoriels se formèrent dans les syndicats, sous l’étiquette « Le travail contre la guerre » (Labor against the War). Ils eurent un écho considérable dans les rangs de l’AFL-CIO. Ces mobilisations n‘eurent évidemment pas eu le même impact dans tous les États : une fois de plus, le Nord-Est et la côte ouest furent les plus actifs, la palme revenant aux militants de San Francisco, qui paralysèrent la ville le jour du début de la guerre.
En dépit des difficultés originelles, on peut affirmer que l’opposition à la guerre suscita, aux États-Unis, une mobilisation beaucoup plus importante que les manifestations de Seattle ou de Washington. Le mouvement de contestation de la mondialisation néolibérale dans ce pays n’avait jamais connu l’ampleur de ceux de Québec, en avril 2001 et de Gênes, en juillet de la même année, que ce soit en termes de croissance numérique, d’extension sociale ou de capacité d’organisation. Après le choc du 11 septembre, c’est par l’intermédiaire du refus de la guerre en Irak, que les mobilisations prirent leur essor et acquirent une réelle assise populaire.
Le coup d’envoi des luttes contre la guerre fut donné en Europe à la suite de la manifestation de clôture du Forum social européen de Florence en novembre 2002, témoignant du lien entre le mouvement anti-guerre et le mouvement altermondialiste. Cette relation resta forte pendant les mois qui suivirent. Une rencontre importante eut lieu à Florence entre, d’une part, les coalitions anti-guerre et, d’autre part, une coordination de différentes composantes des mouvements sociaux travaillant à dégager des priorités communes en vue de l’assemblée de ces mouvements. C’est au cours de cette rencontre que fut fixée la date du 15 février 2003 pour le grand rendez-vous européen. Le débat se trouva compliqué par le fait que les militants des États-Unis entendaient se mobiliser le 19 janvier, en hommage à Martin Luther King, une date moins symbolique pour les Européens et que les britanniques de la coalition « Arrêtez la guerre » (Stop the War) estimaient trop rapprochée. La date du 15 février fut pourtant entérinée au niveau mondial lors du Forum social de Porto Alegre, fin janvier. Une réunion des coalitions anti-guerre précéda l’assemblée des mouvements sociaux, et cette date fut retenue comme le premier des grands rendez-vous de l’année 2003.
La manifestation du 15 réunit de 10 à 15 millions de manifestants à travers le monde, dont plus de la moitié en Europe. Quatre pays européens connurent des mobilisations particulièrement fortes : la Grèce et les pays engagés dans la coalition dirigée par les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne. L’impact de ces mobilisations fut énorme et elles influencèrent les politiques des pays européens.
Il faut souligner la profondeur et la vigueur de cette mobilisation en Europe. De très nombreux secteurs militants s’y impliquèrent. Les acteurs altermondialistes, rejoignant les mouvements anti-guerre historiques, y jouèrent un rôle central. Á cela il faut ajouter les composantes chrétiennes du mouvement, massivement présentes dans les luttes, et les communautés de culture musulmane. Enfin, le mouvement syndical s’engagea très largement. La Confédération européenne des syndicats appela à une grève générale européenne contre la guerre, dont l’impact ne fut important qu’en Espagne, en Grèce et en Italie, mais où on peut saluer une grande première, pour une centrale, en général, prudente sur les questions politiques. La jeunesse s’impliqua très largement, en particulier les plus jeunes, c’est-à-dire les lycéens, davantage que les étudiants. Toutes les générations furent présentes dans la rue le 15 février. Mais la participation maximale des lycéens fut enregistrée le 20 mars, le jour du déclenchement de la guerre. Dans toute l’Europe des débrayages et des grèves spontanées éclatèrent dans les lycées, où se formèrent les cortèges. Cette implication de la jeunesse fut également observée en Australie, au Canada et au Japon.
On aurait pu penser, sur cette base, que le mouvement anti-guerre allait se consolider de manière plus ou moins autonome à l’échelle du continent européen. Une réunion se tint à Londres avec un tel objectif, mais il apparut rapidement qu’un cadre spécifique permanent n’était pas viable. C’est au sein des grands rendez-vous altermondialistes qu’allaient se poursuivre l’organisation des mobilisations contre la guerre. De plus en plus, il fallait considérer conjointement les deux aspects des luttes, et parler d’un mouvement altermondialiste et anti-guerre. Cette nouvelle phase de mobilisation se caractérisait simultanément par une capacité d’articulation entre mouvements sans précédent et la difficulté de stabiliser des cadres de masse permanents.
Le tableau qu’on peut dresser pour le reste du monde est contrasté. Avec la guerre, le Japon connut ses premières grandes mobilisations, impliquant la jeunesse, depuis des décennies. Les manifestations réunirent des dizaines de milliers de participants. Elles résultèrent de l’action de deux organisations : d’une part, le « Bateau pour la paix » (Peace Boat), une association spécialisée dans l’organisation de « croisières politiques », grâce auxquelles des milliers de japonais peuvent rencontrer des acteurs des mouvements en provenance de différents pays, et, d’autre part, « Opportunité » (Chance), un mouvement de jeunes qui s’est créé, après le 11 septembre 2001, à partir du constat que les affaires du monde étaient suffisamment sérieuses pour qu’on ne les laisse pas au mains des seuls hommes politiques. Détail significatif : les militants japonais se mobilisèrent à une semaine du 15 février, parce que les liens avec les réseaux internationaux n’étaient pas encore établis ! Cette lacune sera comblée à Mumbai pendant le Forum social mondial 2004, où la délégation japonaise devrait être nombreuse, le « Bateau pour la paix » ayant prévu une escale dans la ville aux dates du FSM.
Au total, les mobilisations se sont concentrées dans deux type de pays. On trouve d’abord les pays riches, qui étaient au cœur des préparatifs d’invasion ou dont la question de la participation éventuelle à la guerre était posée. Aux pays déjà mentionnés, il faut seulement ajouter l’Australie et le Canada, qui furent également le champ de manifestations très importantes. Viennent ensuite les pays arabes et musulmans, qui se sont solidarisés avec l’Irak, dont ils se sentaient proches culturellement. Le monde arabe et musulman a ainsi connu des mobilisations impressionnantes, par exemple au Maroc, en Egypte et en Indonésie. Mais, dans ces pays, les acteurs ne se sont pas limités aux mouvements altermondialistes ni aux mouvements anti-guerre historiques : les forces nationalistes et surtout les mouvements religieux y ont joué un rôle parfois non négligeable. Ainsi, en Egypte, les frères musulmans ont organisé un grand rassemblement dans un stade. Mais ce sont les militants altermondialistes égyptiens qui ont été à l’initiative de la mobilisation la plus significative. Leur première manifestation a eu lieu devant l’ambassade du Qatar, où était installé l’état major des forces américaines, le 20 décembre 2002.
A partir de là, ils ont décidé de relayer en Egypte les appels internationaux à la mobilisation et ont pu réunir près de 1000 personnes le 18 janvier, journée de mobilisation aux Etats-Unis et le 15 février. Et puis, la guerre approchant, ils ont mobilisé tous les jours sur la place de Tahrir, la principale place du Caire avec, à chaque fois, un millier de manifestant. Le 20 mars, quand les forces anglo-américaines ont déclanché leurs opérations, les militants altermondialistes ont bien évidemment appelé à un rassemblement mais là, loin du millier de personnes attendues, ces ont des milliers, puis des dizaines de milliers d’habitants qui se sont joints à la manifestation et qui ont cherché à pénétrer sur la place où s’étaient positionnées les forces de l’ordre. Le lendemain, 21 mars, jour de prière pour les musulmans, ce sont à nouveau près de 20 000 personnes qui se sont rapproché de la place Tahrir à nouveau bloquée par les forces de l’ordre...
Cette mobilisation arabe a pu faire la jonction avec les militants européens et nord-américains à l’occasion de la conférence du Caire, en décembre 2002. Á cette occasion, s’affirmèrent des liens avec les composantes irakiennes à la fois opposées à Saddam Hussein et à l’invasion, et s’établirent des relations, cruciales pour l’avenir, entre différentes composantes militantes du monde arabe et le reste des mouvements.
Même si nous ne développerons pas plus ici, il faut aussi signaler les mobilisations en Corée du Sud, au Brésil, et, surtout, au Mexique et en Argentine.
Djakarta : un nouvel élan pour l’avenir
La conférence qui s’est tenue à Djakarta, en juin 2003, a représenté une nouvelle étape, dont l’importance pour l’avenir tient à trois raisons principales (encadré 11). En premier lieu, elle a réuni des militants issus de mouvements altermondialistes et des militants qui s’étaient mobilisés surtout dans le mouvement anti-guerre, en particulier ceux venus des États-Unis. En second lieu, l’Indonésie est un pays du Sud, à majorité musulmane et où d’importantes mobilisations se sont déroulées. Enfin, cette rencontre a eu lieu après la chute de Bagdad, et a donc permis une première discussion des perspectives ouvertes au mouvement anti-guerre.
De la conférence, il ressortit que la meilleure manière de renforcer la mobilisation contre le militarisme et les logiques de guerre, était de le faire en relation étroite avec le mouvement altermondialiste. Un accord s’est dégagé sur la nécessité de construire au sein des Forum sociaux, les cadres et les lieux de rencontre permettant d’élaborer des campagnes anti-guerre et de les articuler aux autres grands rendez-vous militants. Une seconde avancée fut la reconnaissance de la nécessité de dépasser la formulation simple et monolithe des objectifs de la lutte, le « tous et toutes contre la guerre », au profit de campagnes et cadres de mobilisations différenciés :
– Contre l’occupation de l’Irak. Il s’agit premièrement de grands rendez-vous militants, comme le 20 mars, date anniversaire de l’invasion, qui est proposé par les coalitions états-uniennes en vue de l’organisation d’une nouvelle manifestation mondiale. Cette proposition déjà été acceptée par les coalitions anti-guerre européennes et l’Appel des mouvements sociaux, adopté à la fin du Forum social européen (encadré 12). Mais il y aussi des initiatives prises sur place, comme le lancement d’un « centre d’observation » à Bagdad (watch center), soit un lieu de solidarité et de vigilance, aux missions aussi diverses que l’étude de l’action des multinationales, les violations des droits de l’homme, l’accueil de délégations étrangères, ou l’organisation de rencontres militantes avec des mouvements irakiens. Dans le même esprit, des « caravanes » se rendront en Irak, afin de pouvoir témoigner des événements et rencontrer les mouvements locaux.
– Un tribunal international. Une autre action se met en place en vue de l’instauration d’un tribunal international jugeant les fauteurs de guerre en Irak : au premier chef, George W. Bush et Blair. Cette idée fut lancée par la coalition anti-guerre turque, mais elle rencontre un écho dans de nombreux pays et continents : en particulier au Japon et au Brésil, où le mouvement des sans-terres veut se saisir de cette question. Au Mexique, les militants projettent d’utiliser la venue dans leur pays, de George W. Bush, à la fin de 2003, pour lancer un tel tribunal. Une première réunion de coordination s’est tenue à Istanbul, au début du mois de novembre 2003 et les choses sont bien avancées.
– Les droits des palestiniens. Cette question va également être au centre des préoccupations et des mobilisations. Un point central aujourd’hui est la construction du mur. Mais il s’agit aussi d’utiliser le cadre du pacte de Genève (chapitre 3), en vue d’établir un dialogue le plus large possible, et, notamment, des actions communes avec les mouvements de la paix en Israël.
– Les bases militaires. La multiplication des bases militaires dans le monde, notamment des bases de États-Unis, définit un autre champ d’action. Pour l’heure, elle concerne surtout les militants des pays où sont situés ces bases.
– Le désarmement. Cette campagne pour le désarmement n’a pas encore débouché sur la formation d’une coordination internationale de grande ampleur, mais de nombreuses propositions sont actuellement faites, prenant appui, à l’initiative des militants japonais, sur la Constitution de leur pays. Jusqu’à aujourd’hui, cette Constitution interdit la guerre. Dans le même esprit, des militants d’autres pays proposent des amendements à leur propre Constitution visant à interdire les guerres préventives. Mais il ne s’agit encore que du début d’un long processus.
Il faut, enfin, mentionner de nombreuses autres projets, prenant prennent appui sur les réalités de certaines régions du monde : contre l’intervention russe en Tchétchénie, contre les risques de conflits nucléaires dans la péninsule coréenne ou dans le sous-continent indien, contre les stratégies dites « de basses intensités » des États-Unis, comme en Colombie.
Ces campagnes et ces mobilisations seront au centre du quatrième Forum mondial de Mumbai (Bombay). Á partir de là, elles pourront s’affirmer dans leurs spécificités et en fonction de leurs rythmes propres, tout en s’articulant aux autres actions de la galaxie altermondialiste et anti-guerre.
Note
1. Á la suite de l’appel de Pierre Bourdieu et de Pierre Vidal-Naquet contre l’intervention de l’OTAN en Serbie et au Kosovo, une réunion de militants de plusieurs pays d’Europe s’est tenue le 15 mai 1998 dans les locaux du Parlement européen à Paris.