L’état d’urgence a été imposé aux Philippines le 24 février 2006, puis levé une semaine plus tard. La mesure était grave, les pouvoirs discrétionnaires dont la présidence, la police et l’armée avaient été dotés correspondant à peu de chose près au régime de loi martiale que Ferdinand Marcos avait décrétée en 1972, en prélude à 13 ans de dictature. Elle a provoqué tant d’opposition (y compris dans l’establishment politique et militaire) que la présidence a dû accepter d’y mettre rapidement un terme sans que, pour autant, cela signifie un retour à la « normale ».
Le régime philippin est en crise chronique. Une crise ouverte voilà plus de 20 ans, en 1984, avec l’assassinat de Ninoy Aquino, le principal opposant bourgeois à Marcos. Une crise qui était alors celle de la dictature, renversée en 1986 par une combinaison de rébellion militaire et de soulèvement pacifique de masse. Mais une crise qui s’est depuis installée dans la durée.
Sous la pression des mobilisations populaires, la chute de la dictature a initié un processus de démocratisation, effectif, mais qui n’est jamais arrivé à son terme. La tendance s’est, au fil des ans, inversée : vers le rétablissement d’un pouvoir autoritaire avec en toile de fond la violence sociale des politiques néolibérales et la remilitarisation du pays au nom de l’anti-terrorisme.
Ainsi, le 24 février dernier, la proclamation de l’état d’urgence n’était pas un acte isolé. Il s’inscrivait dans un train de mesures dites « calibrées » qui visent à réduire toujours plus l’espace démocratique ouvert en 1986. Il était de ce point de vue particulièrement symbolique qu’il ait été décrété lors des manifestations célébrant le vingtième anniversaire du soulèvement d’EDSA, de la chute de la dictature.
Le rétablissement d’un Etat autoritaire aux Philippines se heurte cependant à plusieurs obstacles, à commencer par les divisions au sein même de l’armée et entre les « grandes familles » politiques provinciales qui détiennent une bonne partie du pouvoir réel. La présidence a évoqué l’existence d’un « complot » fomenté conjointement par le Parti communiste des Philippines et des fractions militaires de droite populiste pour justifier la proclamation de l’état d’urgence. La répression a frappé en priorité quelques officiers rebelles et les dirigeants d’organisations légales identifiées par le régime au PCP.
Le soit disant « complot » dénoncé par Gloria Arroyo reste à vrai dire assez évanescent. Ce qui est en revanche vrai, c’est que l’armée, l’administration et toute l’institution politique sont le théâtre de nombreux conflits fractionnels. C’est l’un des principaux facteurs qui expliquent l’instabilité chronique du régime.
L’actuelle présidente, Gloria Arroyo, est bien en peine de surmonter ces divisions au sein de l’establishment militaire et politique : convaincue aux yeux de la population de fraude électorale massive, elle a perdu toute légitimité populaire et manque d’ascendant. C’est d’ailleurs avant tout pour protéger sa position personnelle qu’elle a décrété l’état d’urgence en s’appuyant essentiellement sur la police, faute de soutien suffisant du côté de l’armée. Elle garde l’appui de Washington et de la puissante hiérarchie catholique, mais sans plus.
La stabilisation du régime philippin se heurte à un second obstacle : la profondeur de la crise sociale qui nourrit de nombreuses résistances populaires. L’incurie des gouvernements successifs est, de ce point de vue, telle que le système électoral clientéliste ne fonctionne plus normalement, à l’échelle nationale du moins (il en va différemment dans les provinces) : signe des temps, plus d’une fois, ce sont des « outsider » qui ont été élus présidents (Fidel Ramos, Joseph Estrada...) durant la décennie passée.
Dans ces conditions, la gauche militante garde une capacité effective de mobilisation. De fait, elle a contribué à renverser plusieurs présidences ! Mais elle est aussi affaiblie par la dégénérescence meurtrière du Parti communiste (maoïste) et par la division des forces populaires qui en découle. De plus (et en conséquence), pendant vingt ans un cycle politique s’est répété : incurie gouvernementale, crise ouverte de régime, mobilisation en masse, chute de la présidence... au profit d’une alternance bourgeoise. Une alternance instable, temporaire, pleine de contradictions, mais bourgeoise. Les grandes familles politiques sont restées maître du jeu et les secteurs populaires ont été dépossédés de leur victoire. Ce type de cycle politique n’est pas propre aux Philippines. On sait combien il peut à la longue être démoralisant. L’ultra-sectarisme du PCP nourrit cette dynamique d’échec et ce n’est pas l’un des moindres problèmes qu’il pose.
Gloria Arroyo a imposé l’état d’urgence par faiblesse ; elle a dû la lever rapidement pour la même raison. La crise du pouvoir est loin d’être surmontée. Mais le combat démocratique n’est pas gagné pour autant. De nouvelles mesures vont être prises, avec l’aide de Washington, pour imposer un régime autoritaire. La gauche philippine aura besoin de la solidarité internationale pour y faire face.
Pierre Rousset